La République du Centre
FDJ Loiret, dimanche 12 janvier 2025 1546 words, p. Loiret-2,Loiret-3
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Dépend de nos choix »

À l'aube de cette nouvelle année, nous avons rendu visite à Frédéric Lenoir chez lui, dans le septième arrondissement de Paris. Le philosophe s'est interrogé avec nous sur la manière de vivre plus heureux. Et selon lui, c'est tout à fait possible, en faisant quelques efforts.

- C'est quoi exactement, le bonheur ? La notion de bonheur a été définie par les philosophes de l'antiquité, en Orient ou en Grèce, et elle n'a jamais changé. C'est un état global et durable de satisfaction de l'existence, contrairement au plaisir qui est une satisfaction immédiate. Quand je bois ou mange quelque chose que j'aime, que je regarde un film qui me plaît, j'éprouve du plaisir mais cela ne dure pas. Quand je me pose la question de savoir si je suis heureux, je cherche à savoir si j'aime la vie que je mène. Cela implique la vie professionnelle, affective et la santé, les trois critères essentiels que l'on retrouve tout le temps. Mais le bonheur dépend en fait de chacun : l'un sera heureux en vivant au plus près de la nature, l'autre en menant une existence trépidante en ville J'ajoute que notre bonheur individuel dépend du bonheur collectif. Or, il existe souvent un décalage entre les deux, notamment en France.

- Les Français ne sont pas doués pour le bonheur ? Des enquêtes mondiales disent que nous sommes le pays avec le plus grand décalage entre le bonheur individuel et le bonheur collectif. La majorité d'entre nous a le sentiment d'être heureux, mais en même temps de vivre dans un pays où rien ne va. Sylvain Tesson a cette phrase assez juste : « La France est un paradis dans lequel les gens ont l'impression de vivre en enfer. » Nous voyons toujours ce qui va mal, d'un point de vue collectif. Il y a une critique systématique envers l'État, les institutions, les dirigeants Il n'y en aura jamais un qui nous satisfera. Regardez la cote des présidents de la République, ça ne dure jamais longtemps ! C'est peut-être lié à notre histoire catholique, nous sommes un peuple qui a longtemps souffert d'une trop forte domination de l'Église. Le Français est aussi assez centré sur lui-même, avec des difficultés à suivre des règles collectives. Cette mentalité peut expliquer une partie de notre mal-être. On n'arrive à s'unir qu'à travers des moments exceptionnels, comme les JO ou la Coupe du monde de football en 1998. Mais aussi après des attentats terroristes. Après une période d'euphorie ou un drame, les gens se sentent d'un coup appartenir à une même entité. Malheureusement, on retombe vite dans nos travers.

- Il faut beaucoup de courage pour parvenir à être heureux ? L e bonheur tient en partie à notre génétique. Les scientifiques nous disent que pour la moitié, cela est lié à notre sensibilité. Si j'ai un tempérament joyeux et optimiste, je serai beaucoup plus heureux que si je suis anxieux ou pessimiste. Là-dessus, on ne peut p as faire grand-chose. Mais l'autre moitié, en revanche, tient à nos choix (métier, conjoint) et à la manière dont on réagit aux événements extérieurs. Les penseurs stoïciens sont persuadés qu'il n'y a pas de hasard, que les choses qui nous arrivent sont programmées de toute éternité et que notre vraie liberté, c'est la manière dont on réagit à ces événements. Deux personnes ne réagiront ainsi pas de la même manière à une épreuve, la maladie par exemple : l'une va s'effondrer, être malheureuse. L'autre va prendre les choses positivement, dire que ce n'est pas grave, qu'elle va se battre. En effet, il faut du courage pour affronter une difficulté et en faire quelque chose de positif. C'est ce qu'on appelle la résilience, la capacité de rebondir et de progresser.

- Tout est une question de dosage ? Il faut agir quand on le peut et accepter ce sur quoi on n'a pas de prise ? Au fo nd, quand on subit les choses, que l'on voit que tout va mal, cela devient très difficile si on ne fait rien. Mais si on est acteur, qu'on s'engage dans la vie associative par exemple, cela donne le moral car on a le sentiment qu'on cherche à faire progresser la situation. Moi par exemple, ce qui m'aide à être le plus heureux, c'est d'avoir le sentiment d'aider les autres. Quand j'écris des livres qui vont peut-être changer des vies, je me sens heureux. Quand je fais des ateliers de philosophie avec des enfants, qui les rendent plus intelligents, je me dis que je suis utile. Plein d'études ont prouvé que l'altruisme est une des conditions les plus fortes du bonheur. Et souvent, les gens les plus malheureux sont ceux qui ont l'impression d'être inutiles.

- Mais est-on obligé d'être heureux ? N'y a-t-il pas une injonction au bonheur problématique dans notre société ? Depuis le XVIII e siècle en Europe, le mot d'ordre de la modernité, c'est de s'accomplir soi-même et d'être heureux. Mais au niveau individuel, plus que collectif. Il y a là-dedans quelque chose de juste, parce que je pense que tout être humain aspire à s'épanouir, à exercer un métier qu'il aime Le bonheur est une quête naturelle. Mais il ne faut pas que cela soit une injonction. Cela devient problématique quand on nous dit : « tu dois être heureux ». Et encore plus : « Tu dois être heureux de telle manière ».

Or, notre société nous donne l'injonction d'un bonheur consumériste. Ce qui doit nous rendre heureux, c'est d'avoir une belle maison, le dernier téléphone portable, la dernière marque de basket C'est un schéma idéal et ceux qui ne peuvent y accéder sont malheureux. La publicité, le marketing, nous vendent du bonheur et cela fausse complètement les choses. Cela donne un sentiment permanent de déclassement, alors que le bonheur doit être une proposition et non une injonction. On peut être très heureux avec peu de choses, tout simplement parce qu'on développe une qualité de relation avec les autres, une confiance en soi, un amour de la vie Pour résumer, à chacun de trouver ce pour quoi il est fait.

- Mais peut-on vraiment être heureux sans argent. N'est-ce pas un peu facile d'affirmer que c'est possible, quand on n'en manque pas ? C'est une question d'équilibre. Bien sûr qu'il en faut un minimum, car l'argent apporte un confort de base. C'est plus agréable d'avoir un toit sous lequel on se sent bien, plutôt que de vivre dans un HLM bruyant. L'argent nous permet une liberté de choix, l'accès aux loisirs Le problème est de savoir où s'arrêter. Pour certains, c'est sans fin : ils en veulent toujours davantage. Mais a-t-on besoin d'avoir le dernier écran de télé, de changer de voiture tous les deux ans ? Dans l'envie d'avoir de l'argent, il y a aussi l'obsession du regard d'autrui. N'oublions pas que beaucoup de choses essentielles à notre épanouissement sont gratuites. Apprenons à distinguer les besoins nécessaires des besoins superflus. Saint-Augustin disait : « Le bonheur, c'est de continuer à désirer ce que l'on possède déjà ». C'est très vrai.

- En quoi la philosophie peut-elle nous aider ? Quand je parle de la philosophie, j'en parle telle que l'entendaient les Grecs : apprendre à penser mieux pour vivre mieux, à bien juger pour s'améliorer en tant qu'être humain. C'est un art de vivre. J'essaie de répondre à l'injonction de Diderot : « Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire ». Je pense que c'est une clé universelle pour aider les gens à aller mieux. Et, puisqu'ils iront mieux, à participer à un monde meilleur. C'est ce que disent très bien Marc Aurèle et les stoïciens : si chaque individu réfléchissait et trouvait ce qui est bon pour lui, il s'engagerait davantage et mieux pour la société. C'est pour ça que j'ai fait des livres de vulgarisation, que mon association (Seve) forme des animateurs pour enseigner la philosophie aux enfants. Beaucoup de parents m'ont réclamé la même chose, j'ai donc créé la Maison des sagesses, qui propose en visio une formation continue en philosophie.

- Pour accéder au bonheur, Nietzsche conseille de faire de sa vie une oeuvre d'art. Que veut-il dire ? L'artiste est quelqu'un de connecté à quelque chose qui le dépasse. Une idée lui arrive et il a envie de réaliser une belle oeuvre. Commençons par avoir l'intention de faire la même chose avec notre vie, ayons pour but de devenir le meilleur être humain possible, pas juste avoir soif d'argent ou de pouvoir. Si on n'a pas cette intention de s'améliorer, on ne va nulle part. Mais il faut s'en donner les moyens et cela suppose d'abord de bien se connaître, un peu comme l'artiste doit maîtriser la matière avant de la modeler. C'est le point de départ de la sagesse : parvenir à cerner ses désirs personnels, à se défaire des désirs mimétiques suscités par les autres. Il faut pour cela un esprit critique, une capacité d'introspection. Il s'agit d'être à l'écoute de sa voix intérieure pour trouver sa voie, et cela s'apprend. L'oeuvre d'art, quand elle est achevée, touche les autres. De la même manière, une fois qu'on s'est réalisé en tant qu'être humain, on est utile aux autres. Si on est frustré, aigri et mal dans sa peau, on n'aide absolument personne.

La société nous donne l'injonction d'un bonheur consumériste

Les Français, globalement, voient toujours ce qui va mal

La philosophie est une clé universelle pour aller mieux

Propos recueillis par Tanguy Ollivier

Cet article a également été publié dans les éditions suivantes : , page 3