Der ; Rencontre
Ryoko Sekiguchi : « Chaque plat est un dialogue avec des vivants »
Pour l'écrivain et poète japonaise, l'acte de manger est sans doute l'un des plus banals, mais c'est aussi l'un des plus riches et des plus complexes de l'expérience humaine. La cuisine permet de parler du monde et de penser au monde.
Bonavita, Marie-Laetitia
La dégustation d'un plat convoque des souvenirs, fait ressentir des émotions. Titulaire d'un doctorat en littérature comparée et en études culturelles de l'université de Tokyo, Ryoko Sekiguchi vit à Paris depuis 1997, elle où elle a étudié l'histoire de l'art à la Sorbonne. Également poète, elle a développé une passion pour la nourriture, objet de plusieurs livres et conférences. Elle publie La Terre est une marmite chez Bayard.
LE FIGARO. - Écrivain, poète, pourquoi vous intéresser à la cuisine ?
Ryoko Sekiguchi. - À cette question, je réponds habituellement que c'est parce que ma mère était cuisinière. Mais je pense surtout que les cinq sens, à travers lesquels on perçoit le monde, me sont essentiels, et la cuisine - qu'il s'agisse de préparer un plat ou de le goûter - appelle les cinq sens. On voit un plat, on guette les bruits durant la cuisson, on palpe les ingrédients, on respire ses parfums et, enfin, on le goûte... Sans parler des souvenirs convoqués, ou de l'émotion ressentie à la dégustation d'un plat. L'acte de manger est sans doute l'un des plus banals, mais c'est aussi l'un des plus riches et des plus complexes de l'expérience humaine.
Pourquoi est-ce si difficile de décrire le goût d'un plat ?
Il n'est pas plus difficile de décrire le goût d'un plat que de décrire un paysage. Seulement, nous ne sommes pas entraînés à ce genre de description. Surtout, nous pensons, à tort, que le goût est une question de subjectivité. Or, la subjectivité s'applique aussi de la même manière aux autres sens : chacun voit ou entend différemment. Ce n'est pas une raison pour qu'on ne puisse pas apprécier ensemble un tableau ou un plat, et c'est la langue qui permet de réaliser ce partage. La faculté de décrire le goût n'est pas réservée aux critiques gastronomiques ; un plat contient plusieurs facteurs de lecture, comme la forme, les couleurs, la texture, les parfums, la température ou le goût. Un plat peut vous parler de l'intention d'un cuisinier ou d'une maman, des paysages du terroir de chaque ingrédient, de l'histoire d'une recette, de sa culture. Ne pourrait-on pas considérer un plat pour ainsi dire comme un livre que l'on aurait plaisir à raconter aux autres, une fois dégusté ? Décrire le goût d'un plat est sans doute plus compliqué, mais ce
n'est pas impossible, et, surtout, c'est passionnant.
Japonaise, vous vivez en France depuis 1997. La cuisine n'est-elle pas un vecteur pour parler du monde ?
Chaque plat est un dialogue avec des vivants, ou avec des êtres qui étaient vivants jusqu'à très récemment. Le poisson, les petits pois, les herbes qui se trouvent dans un plat présenté devant nous, avant d'être dans notre assiette, ont partagé le même air, ont vécu sous le même ciel que nous. Cela ne suffit-il pas pour concevoir que la cuisine est un excellent moyen, pour chacun et pour tous, de parler du monde et de penser au monde ?
Gastronome et écrivain français du XVIIIe siècle, Jean Anthelme Brillat-Savarin disait : « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es. » Est-ce si vrai ?
Oui ! D'abord, très concrètement, selon ce que l'on mange, notre corps se forme et se transforme de façon différente. Je ne parle pas seulement de corpulence ; même notre flore intestinale diffère selon notre alimentation. Notre odeur corporelle aussi en est modifiée. Il existe aussi tout un pan culturel et social observable dans notre façon de manger ; avec un revenu modeste, on peut être limité dans nos choix d'alimentation, mais on peut malgré tout essayer de manger le plus équilibré possible dans cette situation. On prépare nos plats différemment selon notre vie familiale (avec ou sans enfants, célibataire ou non) ou encore selon notre type de métier. Notre façon de nous alimenter change également selon notre état de santé. On peut aussi choisir de boire de l'alcool ou non. De la même manière, on peut décider de ne pas manger de viande, comme manifestation de ses principes de vie. Mais « ce que l'on mange nous constitue » n'est pas une fatalité. À partir d'une même tomate, on peut aussi bien réaliser une sauce tomate pour les pâtes qu'une salade grecque, un sauté aux tomates et aux oeufs à la chinoise, ou un plat gastronomique avec de l'eau de tomate limpide... Avec la nourriture, la métamorphose est toujours possible. On ne peut pas remplacer notre corps par un autre, mais, chaque jour, on peut devenir autre, ne serait-ce que le temps d'un repas.
Manger est a priori un acte naturel. Or, dites-vous, ça s'apprend. Expliquez-nous.
Je ne dirais pas « naturel » , mais plutôt que manger est notre destin, puisqu'on ne pourrait pas survivre sans se nourrir. D'ailleurs, il n'y a rien qu'on fasse de façon complètement naturelle : marcher, s'habiller, parler, écouter de la musique, faire l'amour ou rêver...
La gourmandise est-elle un vilain défaut ?
Je n'ai jamais compris le rapport entre la gourmandise et le péché. Il est douloureux de l'associer à un défaut, car cela nous conduirait en fin de compte à renoncer à une relation saine avec l'alimentation. M'étant retrouvée moi-même enfermée dans ce dilemme pendant ma jeunesse, je sais combien il importe de pouvoir goûter des choses sans le poids des scrupules imposés par la société pour se libérer le corps, et surtout l'esprit. La gourmandise doit être considérée à l'opposé d'une consommation compulsive : c'est de l'ordre du désir et de la joie d'ouvrir ses cinq sens.
Le rapport entre émotions et nourriture est finalement complexe...
La nourriture noue des relations avec notre corps, notre vision du monde, notre rapport avec les autres, justement, de façon inextricable. C'est la raison pour laquelle ce rapport entre émotions et nourriture paraît complexe, mais c'est aussi précisément pour cette même raison que la nourriture a sa place dans la littérature, qu'elle y est évoquée non pas par le biais d'un discours simpliste (par exemple, « un plat fait avec amour nous fait du bien »), mais avec nuance, pour évoquer son mouvement organique.
Que pensez-vous des tendances véganes et végétariennes ?
Disons que ce ne sont pas des « tendances » , mais plutôt des façons de réfléchir justement à cet acte de se nourrir. Devoir assimiler le corps d'autres vivants pour vivre, qu'il soit animal ou végétal, est un grand mystère. Chacun essaie d'apporter une réponse, ou du moins de vivre le mieux possible avec cette condition de la vie ou de la survie. Je pense qu'il existe autant de réponses que de personnes.
La réputation de la cuisine française est-elle fondée ?
La langue est un médium qui se conserve plutôt bien, et qui a la chance de traverser les frontières. Si toutes les cultures culinaires se valent, la cuisine française a cette particularité d'avoir laissé beaucoup de traces par écrit. Il faut une sorte de croyance aux mots pour penser qu'un plat, de nature si éphémère, peut être transcrit. Et je me demande justement si c'est cette confiance que la gastronomie française fait à la langue qui m'a permis de relier la littérature et la cuisine.
Récemment, j'ai écrit un livre intitulé Correspondances, dans lequel j'ai tenté de croiser deux voix : celle du cuisinier Hugo Roellinger, qui explique la genèse de ses plats, et la mienne, qui essaie d'exprimer ce que ce plat fait en nous. C'est une façon de décrire un plat autrement que par les recettes, et je pense que c'est parce qu'on est en France, pays qui a vu naître une multiplicité de formes d'écriture pour dire ce qui nous nourrit, qu'un tel livre a pu être publié.
En conclusion, pourquoi ce titre, La Terre est une marmite ?
Dans une marmite, on ne peut pas séparer un ingrédient d'un autre. Or c'est surtout dans ce mélange, ces rencontres et ces contacts permanents qu'un bon plat se prépare. Dans la chaleur d'une marmite, les ingrédients sont en mouvement, ils ne sont jamais figés, ils sont en métamorphose constante. On ne peut jamais faire tout seul un plat délicieux. Si vous vous obstinez à refuser d'être en relation avec les autres dans cette marmite, vous serez comme la carotte restée trop dure dans le boeuf bourguignon. Ne pensez-vous pas qu'il est plus excitant et plus juste de considérer de cette manière la terre sur laquelle on vit, et avec laquelle on vit ?