En Turquie, les chrétiens attendent le pape
La Turquie a accueilli deux cardinaux français mi-janvier 2025 pour célébrer les 1 700 ans du concile de Nicée, avant que le pape François s'y rende en mai.
En 2024, les chrétiens ont aussi été visés par un attentat de l'organisation État islamique. Reportage auprès des fidèles locaux.
Par Victor Fièvre
Ils ont devancé le pape François de quelques mois. Mi-janvier 2025, un groupe d'une centaine de prêtres du sud-est de la France, accompagnés de deux cardinaux, Jean-Marc Aveline, archevêque de Marseille, et François Bustillo, évêque d'Ajaccio, sont venus en pèlerinage pour marquer le 1 700e anniversaire du concile de Nicée.
En 325, face à la montée de l'arianisme, qui menace de déchirer l'Empire à peine unifié, Constantin Ier convoque le premier concile œcuménique. Cette rencontre à Nicée, aujourd'hui Iznik, à 90 km au sud-est d'Istanbul, fut fondatrice pour le christianisme moderne. « À cette époque, il y avait déjà des tensions, et il y a donc eu le concile, qui vient du terme “concilier” », éclaire le cardinal Bustillo à la sortie de la cathédrale, qui voit en ce pèlerinage un « retour vers les racines ».
« Nous, chrétiens, nous sommes peu nombreux, donc nous sommes forcés de bien vivre ensemble », explique au groupe réuni dans la cathédrale du Saint-Esprit d'Istanbul, à 10 min de place Taksim, le vicaire apostolique d'Istanbul, Massimiliano Palinuro. De fait, ces prêtres en pèlerinage sont à eux seuls plus nombreux que les fidèles qui se réunissent habituellement à la cathédrale d'Istanbul, une dizaine à la messe du soir, un peu plus le dimanche. Elle est célébrée en turc, en français ou en anglais selon les jours, pour s'adapter tantôt aux locaux, tantôt aux étudiants étrangers et aux expatriés.
Les chrétiens : 0,2 % de la population turque
À l'image de cette modeste participation, les chrétiens forment une infime minorité en Turquie. Ils sont 169 000, d'après l'étude World Christian Database de mars 2023, soit 0,2 % de la population : 44 % d'entre eux sont orthodoxes, 27 %, catholiques et 15 %, protestants – le reste n'est affilié à aucune église.
Laki Vingas, ancien représentant des fondations minoritaires (non musulmanes) en Turquie, rappelle qu'il s'agit là des communautés actuelles, mais que le nombre de grecs orthodoxes, « la minorité la plus importante en Turquie dans le passé », a largement diminué au gré des déplacements et des échanges de population, principalement entre 1922 et 1924, lors de la transition de l'Empire ottoman à la République de Turquie, puis dans les années 1950, où ils ont été la cible d'attaques, à Istanbul notamment.
Le Stambouliote souligne néanmoins la vitalité de certaines communautés : « Les syriaques orthodoxes sont très présents, et ont inauguré en 2023 leur première église depuis la création de la Turquie moderne (1923), à Istanbul, avec le soutien du gouvernement. »
Conversions autorisées, prosélytisme proscrit
Le 28 janvier 2024, des membres de l'organisation État islamique ont attaqué l'église italienne Santa Maria, dans le nord d'Istanbul, faisant un mort, un musulman de 52 ans, et plusieurs blessés. Depuis l'attentat, le prêtre salésien Nicola Masedu s'est vu proposer une escorte, et une voiture de police est postée devant tous les lieux de prière chrétiens. Le procès a commencé en janvier 2025.
Le prêtre, qui a passé la majeure partie de sa vie au Moyen-Orient, assure pour autant se sentir « en sécurité » en Turquie, mais Lili, l'une des quelques fidèles de sa paroisse, juge la situation « un peu stressante ». « Ce danger existe dans tous les pays », tempère un prêtre de l'église grecque orthodoxe de la Sainte-Trinité, non loin de la cathédrale du Saint-Esprit, qui préfère cependant garder l'anonymat.
L'homme à la barbe fournie accueille parfois de nouveaux fidèles qui demandent le baptême. Des conversions très encadrées : « Ils doivent signer un document affirmant qu'ils se convertissent de leur plein gré », précise-t-il. Devenir chrétien est bien autorisé, mais le prosélytisme est proscrit. Emre, 23 ans, d'une famille turque, est justement en passe de se convertir. « Ma famille menaçait de ne plus me parler. Puis j'ai emmené ma mère à l'église, elle a vu que c'était un endroit normal. »
Acceptation et discrimination
L'ONG évangélique Open Doors parle de « pression sociale » sur les chrétiens en Turquie, mais la majeure partie des personnes interrogées jugent ce terme trop fort. « Il y a une réelle liberté religieuse, explique le frère Milad Yacoub, de l'église de l'Assomption, à Kadiköy, côté asiatique d'Istanbul. Il peut y avoir des pressions, mais ça dépend vraiment du milieu social. » L'acceptation du christianisme dépend aussi de la situation géographique. Il est plus toléré à Istanbul que dans des villes conservatrices d'Anatolie.
Sezan, Russo-Turque de 25 ans, porte une croix à l'oreille. « Certaines personnes restent loin de moi en raison de ma religion, témoigne la jeune orthodoxe. Je me suis fait ma bulle de sûreté, et je ne subis pas de harcèlement. Mais, si j'ai un enfant, ce serait plus simple qu'il soit musulman. » Des personnes interrogées estiment qu'être chrétien peut notamment provoquer des discriminations à l'embauche.
Une méconnaissance de l'histoire
Selon Laki Vingas, les quelques réticences face au christianisme résultent d'une méconnaissance de l'histoire. « Les religions minoritaires ont très vite disparu au cours des années 1950-1970, et les nouvelles générations, après les années 1980, ne les ont pas vraiment connues. » La République de Turquie, fondée par Atatürk en 1923, est un pays laïc où la large majorité est musulmane. La population était encore chrétienne à 20 % au début du XXe siècle, mais leur nombre a chuté.
Les minorités religieuses ont vécu un premier tournant au cours de la Première Guerre mondiale, dans ce que la Turquie nomme la « tragédie » et les « évènements de 1915 », refusant le terme « génocide arménien », reconnu par le Parlement européen, la France ou encore les États-Unis. Les chrétiens syriaques et chaldéens en ont été aussi largement victimes selon le chercheur spécialiste des minorités chrétiennes, Sébastien de Courtois.
Aujourd'hui, Samim Akgönül, directeur du département d'études turques de l'université de Strasbourg, estime que l'AKP, le parti islamo-conservateur d'Erdoğan, a une « approche très protectrice des minorités. C'est une amélioration par rapport au XXe siècle ». Certains chercheurs parlent même de « période faste » pour les minorités en Turquie depuis les années 1990.
Mais Samim Akgönül souligne dans le même temps une « islamisation rampante » depuis la prise de pouvoir de l'AKP, en 2003, et « une invisibilisation des autres religions ». Avec, par exemple, la multiplication des écoles religieuses, les imam hatip, documentée par l'universitaire Sebnem Gumuscu, l'inauguration de grandes mosquées, ou encore la très symbolique transformation de Sainte-Sophie, ancienne basilique, en lieu de prière musulman, en 2020. « C'est dommage qu'un groupe se la réapproprie », déplore pour sa part Milad Yacoub. L'église Saint-Sauveur-in-Chora, à Istanbul, a connu le même sort.
Visite du pape François
C'est dans ce contexte que le pape François est attendu fin mai. Lors de sa première visite en 2014, il avait rencontré des exilés africains et chaldéens venus d'Irak. Le vicaire apostolique d'Istanbul, Massimiliano Palinuro, salue l'accueil massif de réfugiés ces dernières années – près de quatre millions dans le pays. « On doit remercier la Turquie pour cet accueil. C'est un enjeu pour l'Occident, qui est en train de se fermer », estime l'évêque.
Mais la visite de François pourrait faire ressortir des points d'achoppement. En avril 2015, la mention par le pape François lors d'une messe à la basilique Saint-Pierre de la tragédie de 1915 comme « le premier génocide du XXe siècle » n'avait pas manqué de faire réagir Ankara, qui avait rappelé son ambassadeur à Rome. Il a depuis utilisé ce terme en 2016, lors de son voyage en Arménie.
Autre sujet important, qui sera peut-être abordé : le statut juridique de l'Église catholique, qui dépend encore du traité de Lausanne (1923), fondant la Turquie moderne, qui ne mentionne que les « non-musulmans ». Une absence de personnalité juridique aux conséquences nombreuses. « Avec cette visite, nous espérons que l'Église catholique sera officiellement reconnue », espère Massimiliano Palinuro.
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Dans l'église du Saint-Esprit, à Istanbul, le 24 décembre 2023.
This article appeared in La Vie (site web)