L'Humanité
mercredi 15 janvier 2025 1272 words, p. 19
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January 14, 2025 - L'Humanité (site web)

« Nous n'avions pas l'impression que la dictature durerait »

Entretien réalisé Michaël Mélinard

cinéma Le réalisateur brésilien Walter Salles signe un drame et un thriller politique monumental et bouleversant. Je suis toujours là revient sur l'enlèvement et l'assassinat de Rubens Paiva, ancien député de gauche, par le régime militaire en 1971.

Je suis toujours là, de Walter Salles , Brésil-France, 2 h 16 Pour quelles raisons avez-vous choisi de commencer le film en prenant un parti pris presque bucolique ? Ce n'est pas tout à fait la fin d'une utopie, mais son interruption... On entend à la fois Gainsbourg et Birkin, de la pop britannique, de la musique brésilienne. Que raconte cette bande musicale de la période évoquée ? L'accession au pouvoir de Bolsonaro a-t-elle influé sur ce film ? Vous êtes un fils de bonne famille. Comment le cinéma vous permet-il de rendre une partie de ce que vous avez reçu ?

Je suis toujours là, de Walter Salles , Brésil-France, 2 h 16

P arfois les apparences sont trompeuses et le bonheur éphémère. Dans un Brésil aux allures de cliché ensoleillé, l'entame de Je suis toujours là, une adaptation du livre Ainda Estou Aqui, de Marcelo Rubens Paiva, offre l'image vintage d'une plage carioca des années 1970. Mais déjà quelques signes avant-coureurs (un hélicoptère puis un blitz, une opération de contrôle militaire) indiquent que tout ne tourne pas rond. La maison des Paiva, une famille de la bourgeoisie progressiste, continue d'accueillir amis et enfants, dans une ambiance de ripailles et de foisonnements culturels et politiques. Un havre de paix qui se mue en cage sous surveillance. Rubens Paiva, un ancien député de gauche, est arrêté pour être interrogé. Il ne revient pas. Son épouse, Eunice (Fernanda Torres, récemment lauréate d'un Golden Globe), se lance à sa recherche. Succès phénoménal au Brésil, ce drame et thriller politique captivant mêle différents formats, du super-8 au 35 mm. D'abord, la caméra semble envelopper et caresser les corps dans une esthétique que Walter Salles avoue inspirée par Mangrove, de Steve McQueen. Avant de prendre un tournant plus dépouillé avec le climat carcéral et la torture. Mais Je suis toujours là possède son propre langage, celui d'un passé qui s'écrit au présent, d'une utopie et d'une mémoire de la résistance au totalitarisme à perpétuer, du rêve d'un Brésil plus égalitaire.

Pour quelles raisons avez-vous choisi de commencer le film en prenant un parti pris presque bucolique ?

À l'adolescence, j'étais ami avec Nalu, une des soeurs de Marcelo Rubens Paiva, et je suis allé dans cette maison. Les discussions politiques fusaient, la musique brésilienne, partiellement censurée, passait sur les tourne-disques. Avec la proximité des corps, j'ai compris que les affects entre les membres d'une famille pouvaient être différents de ceux de la mienne. Je pense avec le recul que vivre avec cette intensité était pour eux une forme de résistance. Néanmoins, la présence de la dictature militaire est dans le tout premier plan. Au-dessus d'une femme qui nage dans la mer, un hélicoptère menaçant passe trop bas. C'est un peu comme une tragédie grecque avec au début une apparence de normalité, mais où des vautours planent trop près des personnages. Cette luminosité et cette possibilité d'un autre pays plus inclusif, polyphonique où tout peut être le contrechamp de ce que défend la dictature militaire, sont dérobées quand le père est enlevé.

Ce n'est pas tout à fait la fin d'une utopie, mais son interruption...

Nous n'avions pas l'impression que la dictature durerait. Les généraux avaient dit qu'ils ne resteraient que quatre ans. Ils sont restés vingt et un ans. C'est la plus longue dictature latino-américaine de la seconde partie du XXe siècle, la seule où les crimes militaires n'ont pas été punis, la seule où il y a eu une amnistie. Au Chili et en Argentine, les tortionnaires ont été traduits en justice et emprisonnés. Au Brésil, non. Cette histoire trouve aujourd'hui un écho dans le pays parce qu'elle ramène cette question à la surface. Ne devrions-nous pas, nous aussi, faire en sorte que les tortionnaires encore vivants puissent être jugés et payent pour leurs crimes ?

On entend à la fois Gainsbourg et Birkin, de la pop britannique, de la musique brésilienne. Que raconte cette bande musicale de la période évoquée ?

Olivier Assayas m'a dit que dans les années 1970 la musique qu'on écoutait nous définissait. Aujourd'hui, les algorithmes définissent ce que les gens écoutent, c'est pourquoi il faut leur résister. À travers la musique, très liée aux questions identitaires, culturelles et politiques, nous Brésiliens avons des couches additionnelles d'informations. La musique brésilienne raconte un moment de transition et de rupture dans le pays, mais aussi un point de rencontre entre cultures puisque Gilberto Gil et Caetano Veloso, les créateurs du mouvement tropicaliste, étaient en exil à Londres. La tradition afro-brésilienne rencontre la guitare électrique des Beatles, des Stones ou de The Who. Comme le mouvement anthropophage, qui a défini le modernisme dans les arts au Brésil en 1922, en parlant d'engloutir les tendances culturelles extérieures, puis de les digérer et de les cracher d'une autre manière.

L'accession au pouvoir de Bolsonaro a-t-elle influé sur ce film ?

En commençant l'aventure du film en 2015, nous pensions offrir un reflet du passé. À mesure que l'extrême droite progressait en 2017-2018 et essayait de réécrire l'histoire en glorifiant les années de la dictature militaire, nous avons compris que le film devait se conjuguer au présent. En même temps, la prise de pouvoir de Bolsonaro en 2018, la double pandémie qui s'est ensuivie - celle du Covid-19 mais aussi le refus des vaccins par Bolsonaro -, sa lutte pour effacer la mémoire et sa déconstruction de l'éducation publique ont retardé le projet jusqu'au début du tournage, en 2023. Ce gouvernement a défini la temporalité du film et la chronologie du tournage. Ce temps nous a donné la possibilité de continuer à faire des recherches sur la période, à voir encore plus de films. De la même manière que le livre est le récit de la maturité de Marcelo, j'ai ressenti en faisant Je suis toujours là une maturité que je n'avais peut-être pas au début du processus. Au Brésil, le film est aujourd'hui au centre d'une discussion qui transcende le cinéma. Ce n'était pas arrivé depuis longtemps.

Vous êtes un fils de bonne famille. Comment le cinéma vous permet-il de rendre une partie de ce que vous avez reçu ?

J'ai découvert à travers le cinéma que le monde était beaucoup plus complexe et polyphonique que je n'aurais pu le comprendre dans ma propre famille. Ce déclic m'a fait embrasser cette profession comme documentariste. Au début, je n'avais pas vraiment la sensation que la fiction serait un territoire possible. Il est très clair pour moi et mon frère, documentariste aussi, que le cinéma est une manière d'offrir les reflets d'une société qu'on voudrait beaucoup plus inclusive. C'est un point de départ pour dépasser les limites de ma classe sociale et créer des fissures en son sein. Nous sommes au tout début de ce processus. Je vis dans un pays profondément injuste et j'aimerais qu'il change drastiquement. Le cinéma est une des manières d'y arriver.