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mercredi 22 janvier 2025 - 11:06:01 2717 words

Liban, l'écho des empires

Christophe Migeon

« C'est l'Europe et l'Asie se fondant en mille caresses », s'enflamme Gérard de Nerval en évoquant Beyrouth et le Liban.

En fait de caresses, la région a dû composer au fil des siècles avec le fer et le feu d'une litanie d'empires conquérants. Chacun à sa façon aura laissé une empreinte durable sur ses paysages, sa culture et ses habitants.

Une quinzaine de kilomètres au nord de Beyrouth, un défilé creusé dans la montagne par les eaux du Nahr el-Kalb, le fleuve du Chien, descend jusqu'au littoral. Un chien qui selon la légende hurlait à l'approche de nouveaux envahisseurs. Là, sur une étroite corniche suspendue au-dessus des eaux, une succession de stèles gravées dans le rocher témoignent encore du passage des étrangers qui, pendant près de 3000 ans, se sont bousculés sur ce promontoire : pharaons vainqueurs de la vieille Phénicie, conquérants assyriens ou babyloniens venus de Mésopotamie, légions de Marc-Aurèle, sultans mamelouks assoiffés de prestige… jusqu'à la dernière en date, célébrant le départ des Français en 1946. Un véritable livre d'or signé par une flopée de visiteurs indésirables. Le Liban, ce brimborion de territoire a, en dépit de ses modestes dimensions, toujours aiguisé les appétits des grands empires continentaux. Il n'a cessé d'être l'objet d'une mosaïque de pouvoirs en constante évolution, la victime d'une frénésie de conquêtes, rivalités et pillages qui a su se plier au joug des maîtres du moment pour mieux se redresser après leur départ. La position stratégique de la région, à la jonction de l'Occident et de l'Orient et route d'invasion obligée pour accéder aux richesses de la grande Égypte, n'est pas l'unique motif de convoitise.

Les Phéniciens, descendants des mystérieux Cananéens, sont les premiers à avoir mis en valeur le littoral levantin, succession de petites plaines alluviales séparées les unes des autres par de farouches promontoires rocheux. Au cours du IIIe millénaire av. J.-C., plusieurs sites portuaires se développent en cités-États, à l'instar de celles qui commencent à éclore en Mésopotamie sumérienne. Ces agglomérations se parent de bâtiments publics, s'entourent de remparts de pierre, protègent leurs ports de môles monumentaux et revendiquent une pleine et entière indépendance les unes vis-à-vis des autres. À aucun moment n'émerge chez ces petits royaumes oligarchiques la moindre idée d'unité politique. Jaloux et rivaux, ils sont et resteront, quitte à se subordonner aux puissances régionales qui les entourent. Le Phénicien est d'abord Sidonien, Tyrien, Arwadite ou Gyblite. D'ailleurs, ce sont les Grecs qui leur donneront plus tard ce nom de « phénicien », sans doute en référence à la pourpre - phoinikes - un colorant fort cher dont s'étaient fait une spécialité les peuples de la côte en l'extrayant d'un mollusque, le murex. L'espace d'influence phénicien est proche de celui du Liban actuel, moins étendu à l'est, puisqu'il s'arrête à la Bekaa, laissant l'arrière-pays sous l'obédience des tribus ou des princes assyriens, et déborde le long du littoral, tant au nord jusqu'à Ras Shamra dans l'actuelle Syrie qu'au sud jusqu'à Haïfa en Israël. « À défaut d'unité nationale et de frontières bien définies, les Phéniciens ont en commun une langue et une écriture, avec quelques variantes locales », rappelle Corinne Bonnet, professeur d'Histoire grecque à l'Université de Toulouse. « Leur culture matérielle est aussi très semblable et les divinités qu'ils honorent sont en partie les mêmes, donc on peut parler d'un patrimoine culturel commun. »

Pour autant, les archéologues n'ont guère retrouvé que des textes funéraires et des hommages aux dieux, aucun écrit de ce qui faisait le quotidien des Phéniciens : le commerce. Car le territoire n'est pas exempt de richesses. La montagne, couverte de vastes forêts, fournit, en plus des pins et des cyprès, un précieux bois de cèdre dont la qualité est vantée dans tout l'Orient, un bois idéal pour les constructions monumentales. Hiram, roi de Tyr, propose des cèdres à son voisin Salomon pour l'édification du Temple de Jérusalem. Les Égyptiens qui ne disposent que de malheureux palmiers lorgnent aussi sur cette manne, notamment pour la fabrication de leurs navires et leurs barques de cérémonie.

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L'abattage de cèdres du Liban pour la construction du Temple de Salomon (gravure sur bois d'après Gustave Doré, 1832-1883).

Antiquité émiétée

Si les Phéniciens se distinguent aussi par des artisanats de qualité comme la verrerie ou la teinture d'étoffes à partir de la pourpre des murex, leur prospérité repose surtout sur leurs talents de navigateurs doublés d'un formidable sens du commerce. Homère, dans l'Odyssée, les dépeint comme des pirates sans pitié, des négociants roublards, d'audacieux marins qu'aucune tempête ou vent contraire ne sauraient arrêter.

Dans la République , Platon stigmatise « l'esprit d'intérêt qui les caractérise ». La quête des métaux et la soif des bonnes affaires poussent leurs gros navires ventrus à lever les voiles toujours plus à l'ouest, essaimant leurs comptoirs au fil des escales sur Chypre, Malte, la Sicile jusqu'à l'Andalousie et ses gisements de fer, cuivre et plomb. La célèbre Carthage en Afrique du Nord n'est au départ que l'un des comptoirs de Tyr où viennent relâcher les navires lourdement chargés au retour d'Espagne. Entre le XIIe et le VIe siècle av. J.-C., la Méditerranée est un lac phénicien. Leurs routes commerciales ne se limitent pas à celles de leurs navires. Les cités-États de la côte ont su aussi développer le commerce au-delà des montagnes, en lançant leurs caravanes vers l'Anatolie ou la Mésopotamie. Et c'est justement à partir de cette dernière région que vont se déchaîner les convoitises les plus violentes. « Ils n'ont cessé d'être surveillés, voire exploités par les grands empires mésopotamiens », souligne Corinne Bonnet. « Il y a bien eu quelques tentatives d'alliance, mais les identités et sans doute des intérêts économiques locaux l'ont emporté. Ces petits royaumes semblent avoir toujours été en concurrence les uns avec les autres, ce que les empires ont savamment entretenu selon le modèle “divide et impera” (“divise et règne”) ».

Alléchés par les succès phéniciens, l'empire assyrien commence par lancer des raids successifs qui trouvent leur dénouement par le versement de fastueux tributs. Les cités achètent le retrait des envahisseurs en leur offrant métaux précieux, tissus brodés, chaudrons ouvragés, défenses d'éléphant ou œufs d'autruche. Mais bientôt cela ne suffit plus et aux razzias succèdent de véritables campagnes de conquête. À la fin du VIIIe siècle av. J.-C., tout l'arrière-pays de la côte phénicienne est intégré à une province assyrienne. Les villes qui refusent de se plier au racket sont sévèrement châtiées, comme Sidon, détruite et mise à sac en 677. La plupart jugent plus prudent de céder. « Je marchai contre Baal, roi de Tyr, l'assiégeai et bloquai toutes les issues par terre et par mer. Je lui coupai toutes sources de ravitaillement et l'obligeai ainsi à se soumettre à ma volonté », se vante le roi assyrien Assurbanipal. Ce sont de longs épisodes d'humiliation politique et militaire, entrecoupés de révoltes sanglantes, de sièges interminables, de répressions féroces. À partir du VIe siècle av. J.-C., les Babyloniens s'affirment comme les nouveaux maîtres de la région et comme les précédents écornifleurs, réclament leur dû, avant d'être bientôt remplacés à leur tour par les Perses achéménides. « L'antiquité phénicienne est de toutes les antiquités la plus émiettée », aimait à dire l'historien Ernest Renan, membre d'une mission archéologique au Liban en 1860. Les petits royaumes phéniciens retrouvent un certain élan sous les Perses qui les associent, eux et leurs puissantes flottes, à la conquête de l'Égypte puis aux tentatives de conquête de la Grèce. Le roi de Sidon devient même le commandant de la flotte achéménide. Ce qui n'empêchera pas l'Empire perse de s'effondrer face aux troupes macédoniennes d'Alexandre le Grand en 330 av. J.-C.

LA CULTURE PHÉNICIENNE NE DISPARAÎT PAS DU TOUT AVEC LA CONQUÊTE D'ALEXANDRE : ELLE SE TRANSFORME

S'ouvre alors une nouvelle ère, placée sous le signe de la culture grecque. Intégrées au nouveau monde né des conquêtes d'Alexandre - celui des Séleucides, une dynastie issue de l'un de ses généraux -, les villes de la côte libanaise perdent peu à peu leur identité phénicienne, mais profitent largement des courants d'échanges qui se développent en Méditerranée orientale entre l'Égypte, la Syrie, Rhodes et l'Asie Mineure. « La culture phénicienne ne disparaît pas du tout avec la conquête d'Alexandre », insiste Corinne Bonnet. « Elle se transforme, adopte certains traits de la culture grecque, mais la langue phénicienne est attestée dans des inscriptions jusqu'au Ier siècle av. J.-C. » La culture de la vigne et de l'olivier, l'arboriculture et l'exploitation des forêts de l'arrière-pays prospèrent alors au Liban, qui tire toujours profit du commerce de la pourpre ou du verre. En 64 av. J.-C., les légions de Pompée envahissent la région et imposent pour quatre siècles la Pax Romana. De grands travaux sont entrepris, notamment à Beyrouth, Berytus à l'époque, qui se voit dotée de thermes, d'aqueducs, d'un hippodrome et d'une prestigieuse école de droit qui forme certains des juristes les plus habiles de leur temps. Mais sous le vernis romain - qui brille par ses temples ou ses combats de gladiateurs - les cités du Levant demeurent profondément hellénisées et poursuivent une vie sur le mode grec. Si le latin est la langue de l'administration et l'araméen celle du peuple, le grec reste celle des élites sur lesquelles Rome s'appuie pour diriger le pays. Le passage de flambeau aux Byzantins, derniers héritiers de l'Empire romain, à partir de 395, n'y changera rien.

Tout vole en éclat au VIIe siècle avec l'irruption de hordes de Bédouins surgies d'Arabie. Le littoral syro-libano-palestinien est désormais gouverné par les califes dépêchés par les Omeyyades de Damas, puis les Abbassides de Bagdad. Les raids successifs contre l'Occident partiront de ces côtes. Quant à la montagne libanaise, qui jusqu'alors n'était parcourue que de populations marginales de chasseurs et de bûcherons, ses forêts accueillent bientôt des groupes de réfugiés fuyant la plaine devant la conquête musulmane : des maronites établis sur le mont Liban dès le VIIe siècle, puis les druzes retirés dans les vallées du Liban central au XIe siècle. Et c'est à cette époque que les Arabes doivent faire face aux croisés. Les villes du littoral libanais tombent les unes après les autres entre les mains des Francs : Byblos, Beyrouth, Sidon, Tripoli et finalement Tyr, le dernier bastion, qui succombe en 1124, sont intégrées aux États latins du Levant. Parmi eux, le comté de Tripoli forme l'essentiel du territoire de l'actuel Liban. Les croisés construisent ou restaurent une série de forteresses pour défendre leurs nouvelles possessions et sécuriser les routes. Le Liban devient alors un territoire stratégique dans le réseau des États latins d'Orient, à la fois base militaire et relais commercial essentiel pour les forces européennes. Car même si Francs et Sarrasins s'affrontent avec une férocité sans pareil, un négoce s'établit entre les deux camps et il n'est pas rare que les convois de prisonniers chrétiens croisent les caravanes chargées de soie et de poivre à destination de Beyrouth. Le port connaît alors l'une de ses périodes les plus prospères.

Mais au Liban plus qu'ailleurs, le pouvoir est éphémère. Pas plus que les précédentes conquêtes, celles des Francs ne perdureront. Après deux siècles de domination, ils finissent par être rejetés à la mer sous la pression des armées de Saladin à partir de 1187, et plus tard des mamelouks, qui prennent définitivement le contrôle des villes côtières à la fin du XIIIe siècle. Ces anciens esclaves devenus maîtres de l'Égypte, cavaliers intrépides réputés pour leur virtuosité à la guerre et champions de l'islam sunnite, dévastent le Liban. À l'issue de leurs campagnes militaires, les villes maritimes sont en ruines, leurs murs démantelés, leur commerce anéanti. De féroces représailles sont menées à l'encontre des chrétiens comme les maronites qui ont noué alliance avec les Francs, mais aussi contre les musulmans hétérodoxes, druzes et chiites, qui ont souvent joué double jeu. Pourtant, toute la région, désormais intégrée au vaste empire contrôlé depuis l'Égypte, jouit bientôt d'une certaine stabilité et d'un bel essor économique grâce à une administration efficace : les mamelouks structurent le Liban en provinces administratives, les wilayas, gouvernées chacune par un émir nommé par le sultan, avec charge de maintenir l'ordre et d'assurer les flux commerciaux. Les navires vénitiens, pisans, florentins, provençaux ou catalans viennent régulièrement mouiller dans les ports libanais. Dans les régions montagneuses difficiles d'accès, les émirs druzes et maronites préservent une certaine autonomie et liberté religieuse. Une politique tenant compte des réalités locales, qui sera peu ou prou reprise par les Ottomans lorsque, sous prétexte d'assurer la sécurité du pèlerinage à la Mecque, ils ravissent le contrôle du pays et en restent les maîtres jusqu'en 1918. Et le Liban redressera encore une fois la tête. Cette dynamique de diversité et d'adaptabilité a façonné l'identité libanaise et fait finalement de ce petit territoire un symbole de résilience au cœur du monde arabe. « Les Libanais tiennent beaucoup à leur passé phénicien, qui est source de prestige en raison du rayonnement méditerranéen de leurs “ancêtres” et de cette invention majeure qu'est l'alphabet », résume Corinne Bonnet. « Cela rappelle le processus de construction de l'identité des Français à partir des Gaulois : un passé fantasmé, mais utile aux Libanais pour défendre une certaine idée d'ouverture culturelle. Cette ouverture, ce multiculturalisme est un héritage pluriséculaire, mais qui, aussi, on le voit tragiquement aujourd'hui, témoigne d'une certaine fragilité face aux puissances fortes. »

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La bataille de Hattin, le 4 juillet 1187, se solde par une défaite écrasante de l'armée du royaume de Jérusalem, menée par Guy de Lusignan, face aux forces de Saladin.

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Apparue à l'aube du IIIe millénaire, Byblos est l'une des plus anciennes cités en pierre de l'histoire. Grâce à l'exploitation de grandes forêts de cèdres de l'arrière-pays, l'actuelle Jbeil devient très tôt un partenaire privilégié de l'Empire égyptien auquel elle sera souvent inféodée. Le commerce de tapis et de vêtements brodés et teintés de la pourpre la pousse aussi à nouer des relations avec les royaumes mésopotamiens avant de mettre sa flotte et ses marins à disposition des Perses achéménides dans les guerres médiques au Ve siècle av. J.-C.

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Sidon devient l'un des plus importants ports de la Méditerranée orientale dès le XIIIe siècle av. J.-C. Refusant de payer le tribut aux Assyriens, elle est détruite par le roi Assarhaddon en 677 av. J.-C. avant d'être reconstruite par les Babyloniens et reprise plus tard par les Perses. Le roi de Sidon est traditionnellement grand-amiral en second de la flotte perse. Ce port prospère est renommé pour son industrie de la pourpre, un colorant extrait des coquillages murex, et pour la qualité de ses verreries. À l'époque romaine, les verriers de Sidon ouvriront d'ailleurs des ateliers en Gaule et en Germanie.

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La plus méridionale des cités de la côte phénicienne s'est construite sur une île au IIIe millénaire. Elle est rapidement devenue le moteur de l'expansion phénicienne et la plus puissante des cités-États. Ses navires sillonnent la Méditerranée et la mer Rouge et fondent Carthage au IXe siècle av. J.-C. Après le long siège de treize ans mené par le roi babylonien Nabuchodonosor II, Tyr est condamnée à un rôle secondaire au profit de Sidon. Elle sera néanmoins la dernière cité à se rendre à Alexandre, qui s'en empare après avoir fait construire une jetée longue de 600 mètres pour la relier au continent.

Les Phéniciens. Une civilisation méditerranéenne, Corinne Bonnet, Tallandier, 2021.

Histoire du Liban, Xavier Baron, Tallandier, 2017.

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Les Phéniciens n'ont certes pas inventé l'alphabet, mais leur système linéaire de 22 lettres ne marquant que les consonnes a été jugé suffisamment facile d'emploi pour se répandre dans toute la Méditerranée à partir du Xe siècle av. J.-C. Il s'écrivait de droite à gauche comme l'hébreu ou l'arabe de nos jours. Les Grecs le reprennent à leur compte en introduisant un système de notation des voyelles, puis par l'intermédiaire des Étrusques, il passe aux Romains et donne l'alphabet latin. Plus tard, l'alphabet grec donnera aussi naissance au cyrillique. La plus ancienne inscription en phénicien est retrouvée en 1923 sur le sarcophage d'un roi de Byblos, une cité qui a joué un rôle décisif dans la diffusion de cet alphabet. Plus tard, le mot dérivé désignera le livre en grec (βιϐλίον/biblíon) et finalement le mot Bible.

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