January 15, 2025 | - | Moustique |
Enfants d'expatriés: la génération Babel
Clara, 17 ans, habite en Suisse depuis quelques semaines avec sa sœur Élise et ses parents. Derrière l’écran, elle réfléchit. “Je me sens belge. C’est là que vit ma famille. Ma culture, c’est un mélange du Brésil, du Panama et du Ghana. Je n’ai qu’une amie en Belgique. Mes amis, les vrais, sont tous au Ghana, mais je ne suis plus avec eux qu’en ligne. On change tout le temps. Quand j’étais petite, je n’aimais pas. Le système scolaire est chaque fois différent.” Elles sont dingues de frites et de cuisine brésilienne grasse et salée, avec beaucoup de chocolat et de beurre. Quand elle lit, Élise préfère l’anglais, la langue dans laquelle elle a appris à écrire. Dans ses rêves, elle rencontre ses amis portugais dans leur langue. Clara fait la moue. “Moi, je rêve en français même si ma meilleure amie est au Brésil.” Dans leur famille, l’expatriation est une tradition. Olivier, leur papa, est lui-même fils d’expatrié et est panaméen et belge.
“Je suis italienne et belge. Je rêve en anglais. Je ne suis pas arabe mais c’est ma culture. Je suis un mixte de tout et de rien”
Elena, du haut de ses 11 ans, explique qu’elle parle français, anglais, italien, russe, japonais, ukrainien et arabe. Italienne de par son père et belge de par sa mère, elle grandit à Dubai. “Mais mon pays préféré, c’est celui de ma maman.” Sophie agite sa cascade de boucles en lançant un regard réprobateur à sa sœur peut-être un peu fantasque. “Moi, je suis à la fois italienne et belge. En fait, européenne. Je rêve en anglais, car c’est plutôt ma langue, mais aussi en français et italien, et même une fois en allemand. Je ne suis pas arabe mais c’est ma culture.” Elle marque une pause. “En fait, je suis un mixte de tout et de rien.”
“Mon cerveau switche tout le temps”
George vient d’atterrir en Caroline du Nord. Il s’éclipse derrière l’écran pour laisser la parole à ses deux enfants. Symeon (13 ans) et Eleni (15 ans) sont grecs orthodoxes. Nés en Grèce, ils ont vécu en Pologne, en Caroline du Nord et ont leurs amis en Australie. “Mais on n’a des contacts que le week-end, en ligne et en tenant compte des décalages horaires.” Symeon se sent grec, un peu polonais, un peu français. “Mais je rêve en anglais.” Eleni reprend son frère: “Moi, ça dépend où je suis. Mon cerveau switche tout le temps. Adultes, on retournera en Europe, mais on voudrait continuer à voyager. On a vu tellement de manières de vivre”.
Symeon et Eleni sont Grecs et vivent aux USA après des passages en Pologne et à Dubai
C’est du Mexique où elle est partie rejoindre son amoureux - rencontré au Canada - que Mahaut appelle. Si elle se dit 100 % française, elle a vécu au Brésil, en Chine, au Mexique et a fait ses études à Montréal en anglais. “Ma culture est latino avec un côté américain où tout le monde se lie sans que ce soit des relations très profondes. C’est le Mexique qui a surtout fait mon identité avec des gens très serviables et des amitiés très vraies et joyeuses.” Être enfant d’expat est, pour Mahaut, une chance et une difficulté. “On recommence tout à zéro tous les trois ans. Je me sens à la fois fragilisée mais aussi très adaptable. D’un côté, déménager n’a plus rien d’excitant pour moi et d’un autre, j’ai besoin de changer tout le temps sinon je m’ennuie. Je n’ai aucun endroit physique sur cette terre comme repère. Mon repère, ce sont des personnes, à commencer par mes frères et mes parents.”
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Ils sont les enfants de la troisième culture, la “third culture kids” (TCK). Ils ont grandi “un peu partout sur la planète” parce que leurs parents avaient décidé de travailler à travers le monde. Quoi qu’il leur arrive, ils seront toujours un peu différents, un peu plus forts ou un peu plus fragiles que les autres. On les appelle souvent les caméléons culturels. Ils ont appris qu’il n’y a pas une seule façon de vivre, de faire les choses, de penser. “Ils ont une faculté rare pour découvrir les points communs entre les gens, créer des liens et faire tout cela sans aucune tension tant leur tolérance est grande vis-à-vis de la diversité”, pose Cécile Gylbert, maman d’enfants expatriés aujourd’hui grands, et qui signe deux ouvrages sur ce phénomène inexploré.
Cécile Gylbert et sa fille Mahaut.
La troisième culture
Cécile Gylbert a commencé à écrire et donner des conférences sur le sujet il y a quelque vingt ans en s’apercevant que ses enfants ne se développaient pas comme leurs cousins. Sa démarche est isolée alors que 12 millions d’enfants à travers le monde seraient expatriés. “C’est une estimation même si ça reste très vague parce qu’à côté des Français, des Belges, des Suisses, il y a des Indiens et des Brésiliens. Je suis étonnée que dans un monde complètement globalisé, et où on vit de plus en plus à l’étranger, il y ait aussi peu d’éléments sur le sujet.” Cécile Gylbert est la seule référence en France, en Espagne, en Amérique latine et en Belgique.
Consultante interculturelle, elle accompagne les enfants expatriés et leurs parents. L’un de ses clients a 48 ans. La plupart sont de jeunes adultes qui commencent à se poser des questions. Ils ont 25 ans et ils ne savent pas d’où ils sont. “Les véritables impacts s’observent sur les enfants multi-expatriés, c’est-à-dire ceux qui ont changé de pays tous les trois, quatre ans, sans être dans leur pays d’origine. C’est ceux qui ont vécu des changements culturels réguliers et récurrents.” Ces multi-expatriés forment une communauté culturelle. Ce qui les caractérise et définit la troisième culture, c’est l’interaction entre le changement culturel et la mobilité récurrente. Cécile Gylbert a pu constater que même si leurs parcours étaient tous différents, ils fonctionnaient tous de la même manière.
Des capacités hors-normes
La première compétence des enfants d’expats, c’est une capacité hors normes à s’adapter à un environnement. Ils sont très réactifs face à l’inconnu, en étant capables de prendre la situation en main. Mais leur socle culturel est fragile. “Ils manquent souvent de connaissance de leur pays d’origine. C’est même souvent le pays qu’ils connaissent le moins parce que c’est celui des vacances. C’est un vrai problème au moment du retour pour faire leurs études. Comme personne ne voit leur parcours sur leur front, personne ne se rend compte qu’ils n’ont pas les références. C’est très enrichissant d’être exposé à plusieurs cultures pendant qu’on construit sa personnalité, mais souvent ils n’ont pas d’équilibre. Ils ont pris un peu ce qu’ils voulaient dans toutes les cultures, se construisant un genre de culture mosaïque mais pas du tout homogène. Du coup, les fratries sont souvent beaucoup plus soudées. D’un pays à un autre, elles vivent la même chose, de la nouvelle école à la nouvelle langue.”
Des oiseaux rares
Les racines de chacun reposent globalement sur le sentiment d’identité et le sentiment d’appartenance. “Leur sentiment d’identité consiste à réconcilier toutes les valeurs culturelles inculquées par les parents mais aussi par osmose avec tous les acteurs de leur environnement. Or par exemple, d’un pays à l’autre, on n’a pas la même relation à la mort, le même sens de l’humour, la même relation à l’esthétique. Toutes ces valeurs profondes nous modèlent. Les réconcilier est un défi pour ces enfants.”
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Par ailleurs, le sentiment d’appartenance consiste à être reconnu par son entourage sans avoir à chaque fois à se définir, à se présenter, à se positionner pour être intégré. “Avec la vie qu’ils ont eue, c’est un véritable challenge. Les changements récurrents leur ont conféré un grand sens de l’éphémère. Ils ont une notion du temps qui paraît décuplée par rapport à la moyenne. Pour eux, tout peut changer tout le temps. Cela crée un véritable défi dans les relations. Mais ils ont des acuités particulières et sentent rapidement et intuitivement qu’avec cette personne, on peut devenir ami. Ils sont d’ailleurs très vite dans l’intimité.”
Tout changer pour que rien ne change
En grandissant, les enfants de la troisième culture resteront “différents” pour toujours, avec généralement deux réactions extrêmes face à l’adaptabilité forcée, comme l’a constaté Cécile Gylbert. “Très mal à l’aise dans la routine, le changement peut devenir leur façon de fonctionner au point de l’utiliser comme méthode systématique de résolution de problèmes. Ça ne va pas professionnellement, je change. Ça ne va pas dans mon groupe, je change. Ça ne va pas dans mon couple, je change. Pour d’autres c’est tout l’inverse. Ils ont mal vécu les transitions, sans accompagnement, et vont rechercher la stabilité à tout prix. Ça va mal, mais je ne change surtout rien, ni mon job ni mon partenaire, même pas mon appartement.”
LES ENFANTS EXPATRIÉS: ENFANTS DE LA TROISIÈME CULTURE, Cécile Gylbert, Éditions du Net, 2020, 240 p.
TOP DÉPART. LES PREMIERS PAS VERS L’EXPATRIATION DES 7-12 ANS, Cécile Gylbert, Éditions du Net, 2016, 94 p.