January 11, 2025 | - | Le Monde (site web) |
Entretien
« Je voulais m’affranchir du récit linéaire »
Jia Zhang-ke a conçu « Les Feux sauvages » comme un saisissant collage d’images puisées dans ses archives
Propos recueillis par Mathieu Macheret Propos recueillis par Mathieu Macheret
En un quart de siècle, Jia Zhang-ke a décollé de l’underground pour devenir une figure de proue du cinéma d’auteur chinois, et l’un des cinéastes le plus importants de sa génération (la sixième, selon la classification officielle). Il a filmé rien de moins que l’entrée de la Chine dans le nouveau millénaire, depuis la chute des vieilles structures ouvrières jusqu’à l’horizon d’une technologie posthumaine. Son film, Les Feux sauvages , présenté en compétition à Cannes en mai 2024, est un saisissant collage d’images repêchées dans ses archives de réalisateur et qui dresse la généalogie des temps présents.
Quand avez-vous senti qu’un film reposait dans les images que vous aviez accumulées depuis des années ?
Cela remonte au début du XXIe siècle. J’avais une somme considérable de matériaux à disposition. Des rushs [des prises à l’état brut] qui provenaient, pour une part, de mes films précédents, comme Plaisirs inconnus [2002] ou Still Life [2006] , et n’avaient jamais été utilisés. Et, pour une autre, sur un projet qui m’occupait depuis 2001 et sur lequel je travaillais en continu, intitulé « L’Homme à la caméra numérique », qui consistait à filmer au débotté toutes sortes de choses avec une petite équipe documentaire. Un jour, en rangeant, je me suis plongé dans ces images, j’ai pris conscience de la période qu’elles embrassaient. Un nouveau film pouvait prendre forme, qui serait comme un retour sur ma filmographie.
Le projet est né en 2020 lors de la pandémie de Covid-19, dans les conditions ménagées par le confinement. Ce film n’avait-il pas des airs de bilan ?
Je revenais du festival de Berlin [en février] quand la pandémie a commencé. On avait déjà connu une même situation en Chine en 2002 avec le SRAS [syndrome respiratoire aigu sévère] , qui avait tout à coup disparu de lui-même à l’été 2003. On pensait donc que la pandémie de Covid-19 allait s’arrêter rapidement, mais, au bout de six mois, j’ai compris qu’on entrait dans un moment inédit, que l’humanité n’avait jamais connu. J’ai eu l’impression qu’on était arrivé à la fin d’une ère. En Chine, on avait vécu la mondialisation, une croissance économique fulgurante, cette période ouverte avec le millénaire où l’individu avait conquis toujours plus de droits, et l’on arrivait peut-être au bout. J’ai eu envie de faire ce voyage à rebrousse-poil pour dresser le bilan de ce qu’on avait vécu.
Le dernier tiers des « Feux sauvages » touche au présent de la pandémie, qui semble avoir déjà un pied dans le futur…
Un second élément m’a frappé durant cette pandémie : si tout était à l’arrêt, une chose ne l’était pas, à savoir les nouvelles technologies, l’intelligence artificielle, qui en ont profité pour faire un bond extraordinaire. Cela m’invitait à reconstruire ma narration. A la fin du film, le personnage de Qiao Qiao [incarné par Zhao Tao] est confronté à ce nouveau type d’entité qu’est le robot. Comment se comporter avec lui ? Cela représente un bouleversement sur le plan de la connaissance de soi, mais aussi des sentiments. Il faudrait faire un parallèle avec mes films précédents, où je montrais comment l’arrivée du Web bouleversait la société. Aujourd’hui, en Chine, on n’utilise plus d’argent liquide. Et puis les réunions entre personnes physiques adviennent beaucoup moins qu’auparavant.
Avec la fermeture des salles et la montée en puissance de ces nouvelles technologies, n’avez-vous pas craint pour l’existence du cinéma ?
J’ai en effet eu le sentiment que le cinéma était en danger. Mais ce qui m’a poussé à faire ce film, c’était l’envie de montrer que le cinéma n’était pas mort pour autant. Et que, si l’on ne pouvait plus se retrouver avec des équipes de 200 ou 300 personnes pour réaliser un film en extérieur, il y avait encore quelque chose de possible, en repartant du montage.
Ce qui date les images dans « Les Feux sauvages », c’est la qualité du numérique, qui a évolué avec la sophistication des caméras. On se rend compte que vous avez été un véritable pionnier dans ce domaine…
Le projet « L’Homme à la caméra numérique » avait pour ambition de retracer toute une histoire du cinéma. L’idée, c’était de filmer librement des lieux qui nous intéressaient, parfois avec la complicité d’acteurs, mais sans trame écrite. Je pensais que cela me prendrait deux ans, et que le sujet central serait le tournant du millénaire, mais cela s’est étendu sur vingt ans, même de façon épisodique. Pendant ce temps, ma situation personnelle en tant que réalisateur évoluait, j’étais plus ou moins à l’aise. Parfois, on tournait sur pellicule, parfois avec un appareil photo, parfois avec une caméra VR [en réalité virtuelle] : tous ces équipements produisaient des textures différentes.
Qu’est-ce qui vous a guidé au montage ?
Je me suis retrouvé face à plus de mille heures de rushs. Mais comment unifier ces matériaux disparates ? J’ai choisi d’assumer l’hétérogénéité des images, leur entrechoc brutal. Je voulais m’affranchir d’une tradition de récit linéaire qui remonte au théâtre grec. Ce qui m’a guidé, c’était ce que les images disaient de notre monde, l’indice de réalité dont elles étaient porteuses. Il fallait se plonger dans cette réalité avec tout ce qu’elle comporte de chaotique, même parfois d’insignifiant, et l’accepter telle qu’elle était.
Ce qui garantit l’unité, c’est la présence de l’actrice Zhao Tao. Le film n’est-il pas aussi un document sur elle ?
Ma collaboration avec Zhao Tao [qui est également l’épouse du réalisateur] a commencé, elle aussi, en 2001, il y a plus de vingt ans. Les personnages qu’elle a interprétés ont longtemps été exposés à la violence des temps, mais, dans Les Feux sauvages , il s’agit de la violence du temps lui-même. Elle a tout de suite accepté que je confronte son image à d’autres, issues du passé. J’ai toujours eu soin de prendre en compte ses indications sur les rôles qu’elle interprétait, quitte à modifier le scénario dans son sens. A l’heure actuelle, nombre de films cherchent à refléter l’évolution du statut de la femme dans la société. Zhao Tao a inventé des héroïnes qui arrivaient au même degré d’émancipation, par les chemins d’une intelligence de jeu qui supplante toute pesanteur théorique.