January 24, 2025 | - | Le Monde (site web) |
Donald Trump, l’Apocalypse et le roi David
Depuis son premier mandat, le président américain multiplie les allusions aux tonalités apocalyptiques ou messianiques. Certains de ses partisans n’hésitent d’ailleurs pas à le comparer à des figures sacrées de la Bible
Virginie Larousse
Et encore une fois, chers chrétiens, sortez de chez vous et allez voter ; juste cette fois-ci ; vous n’aurez plus besoin de le faire. Vous n’aurez plus besoin de voter à l’avenir, mes beaux amis chrétiens. Je vous aime, je suis chrétien, je vous aime ; sortez de chez vous et votez. Dans quatre ans, vous n’aurez plus à voter à nouveau. Nous aurons tout arrangé, si bien que vous n’aurez plus besoin de voter. » C’est en ces termes obscurs que le candidat Donald Trump haranguait, le 26 juillet 2024, à West Palm Beach (Floride), ses électeurs potentiels en vue de la présidentielle qui approchait. Que voulait dire, au juste, le milliardaire, en clamant qu’il s’agissait peut-être des dernières élections que le pays connaîtrait ?
Si les partisans de son adversaire démocrate, Kamala Harris, ont cru déceler entre les lignes l’ambition de l’ancien président de se muer en dictateur et de renverser la démocratie, l’impétrant à la fonction suprême des Etats-Unis avait tenu à se montrer rassurant : il n’abuserait de son pouvoir « que le premier jour » , le temps de fermer la frontière avec le Mexique et de « forer, forer, forer » toujours plus d’énergies fossiles.
D’autres font cependant une lecture très différente des propos du candidat, y voyant une allusion à la littérature apocalyptique issue de la tradition judéo-chrétienne. C’est le cas du médiéviste Joël Schnapp : « Donald Trump mobilise une rhétorique puissamment religieuse, avec l’utilisation de nombreux thèmes bibliques et eschatologiques [relatifs à la fin des temps] , au point que certains de ses propos ressemblent à des prophéties de la fin du Moyen Age » , souligne l’auteur de Chroniques de l’Antichrist. Crises et apocalypses au XXIe siècle (Piranha blanc, 2023).
Pour Joël Schnapp, le discours adressé aux chrétiens de West Palm Beach s’inscrit dans la tradition évangélique telle qu’elle s’est développée depuis la fin du XIXe siècle, dans le sillage du théologien William E. Blackstone (1841-1935). Ce dernier publia, en 1878, l’ouvrage Jesus Is Coming , best-seller des croyants de cette mouvance à laquelle serait affilié environ un Américain sur cinq. « S’il dit qu’il sera inutile de voter dans quatre ans, Trump sous-entend peut-être que le retour de Jésus est imminent et rendra caduque l’organisation politique telle qu’on la connaît aujourd’hui » , poursuit Joël Schnapp.
L’homme providentiel
Alors que Trump cultive ici, sans doute sciemment, l’ambiguïté sur ses propos, il lui arrive d’être plus explicite, mettant par exemple en garde, en octobre 2024, contre « un Armageddon économique » dans le Michigan si Kamala Harris venait à l’emporter – dans la Bible, ce terme désigne la bataille entre le Bien et le Mal à la fin des temps. Une adversaire que Trump ne s’est pas privé, relève M. Schnapp, « de présenter sous les traits de la grande prostituée de Babylone décrite au chapitre 17 de l’Apocalypse de Jean » , livre du Nouveau Testament rédigé à la fin du Ier siècle : il a ainsi proclamé que « des gens mourraient tous les jours à cause d’elle. Cette femme a du sang sur les mains » . L’image n’est pas sans rappeler, estime l’historien, la prostituée « ivre du sang des saints, du sang des témoins de Jésus » (Apocalypse, 17, 6) de l’antique cité mésopotamienne.
Certains supporteurs du milliardaire ont enfoncé le clou, tel son ami d’enfance David Rem, qui, lors d’une soirée au Madison Square Garden, le 27 octobre 2024, traita la démocrate d’ « Antéchrist » , en référence à l’adversaire qui viendra affronter Jésus dans les temps ultimes. A la veille du vote, observe Joël Schnapp, le candidat a en outre mobilisé une rhétorique millénariste – à la tonalité plus positive, pour peu que les électeurs sachent faire le bon choix. Le cas échéant, assurait-il, « vos salaires seront plus élevés, vos rues seront plus en sécurité et plus propres ; vos communautés seront plus riches et votre avenir sera plus brillant qu’il ne l’a jamais été… Ce sera l’âge d’or de l’Amérique » . Et de renchérir, lors de son second discours d’investiture, le 20 janvier : « L’âge d’or de l’Amérique commence ! »
Ici, souligne le médiéviste, également auteur de Prophéties de fin du monde et peur des Turcs au XVe siècle (Garnier, 2017), Donald Trump mobilise une thématique essentielle de la théologie évangélique : celle du millénium, autrement dit du mythe de l’âge d’or, qui trouve sa source dans les chapitres 19 à 22 de l’Apocalypse de Jean. « A la fin des temps, détaille le chercheur, Jésus jettera les Bêtes dans l’étang de feu, tandis qu’un ange enchaînera le Diable. Les martyrs reviendront à la vie et vivront avec le Christ mille ans de bonheur, ce qui s’apparente à un âge d’or. Puis le Diable se libérera de ses chaînes, les peuples infernaux de Gog et Magog se rassembleront et la grande bataille eschatologique aura lieu . »
A écouter le président, les Etats-Unis ressemblent à la « ville bien-aimée » menacée par les tribus de Gog et de Magog citées dans le livre de Jean (20, 8), où elles désignent les hordes coalisées contre le « camp des saints » . Dans la bouche de Donald Trump, elles paraissent s’incarner implicitement, à l’extérieur du pays, par les migrants qui cherchent à passer la frontière, et à l’intérieur par les tenants de la pensée woke ou autres démocrates qui, à ses yeux, mettent en danger le pays.
Face à ces périls, le républicain semble se percevoir comme l’homme providentiel. En 2019, il a ainsi déclaré devant des journalistes médusés être l’ « élu de Dieu » avant de préciser qu’il plaisantait. Néanmoins, après la tentative d’attentat manqué contre sa personne à Butler (Pennsylvanie), le 13 juillet 2024, il a assuré que « Dieu seul avait évité que l’impensable ne se réalise » . Professeur d’histoire ancienne à l’université de Lorraine, Christian-Georges Schwentzel décrypte : « Depuis l’Antiquité, les grands chefs politiques se sont toujours appuyés sur l’idée qu’ils étaient sous la protection d’un dieu afin de justifier leurs entreprises et se distinguer du commun des mortels. C’est le cas, notamment, des rois hébreux, par exemple Saül et David. »
L’image de chef pieux
En cela, Donald Trump s’inscrit dans une continuité historique de la culture américaine puisque, poursuit M. Schwentzel, les Etats-Unis se placent eux-mêmes sous la protection d’un dieu, qui est tout à la fois celui des protestants, des catholiques et des juifs. Adoptée en 1956, la devise officielle du pays proclame ainsi « In God We Trust » et le chef de l’Etat prête traditionnellement serment sur la Bible lors de son investiture. Mais, poursuit l’auteur du Manuel du parfait dictateur. Jules César et les « hommes forts » du XXIe siècle (Vendémiaire, 2021), « peut-être plus que tout autre président américain, M. Trump sait mobiliser à merveille cette image de chef pieux ».
Tandis que le camp démocrate, sans s’interdire de recourir à l’imaginaire biblique, en use avec parcimonie, Donald Trump s’est ainsi montré en prière, durant son premier mandat, aux côtés de sa conseillère spirituelle, la controversée Paula White – télévangéliste millionnaire, elle est une adepte de « l’évangile de la prospérité », qui prétend que l’aisance financière est un signe d’élection divine.
Pour mieux souligner le caractère quasi messianique de leur champion, les partisans de Trump le comparent régulièrement à de grandes figures bibliques, au premier rang desquelles le roi David, deuxième souverain du royaume d’Israël, vers le Xe siècle avant notre ère, dont l’histoire est racontée dans les livres de Samuel et dans le premier livre des Rois. Bien que la comparaison entre le berger qui vainquit Goliath et le milliardaire américain puisse, de prime abord, sembler saugrenue, elle repose principalement sur le fait que, comme Donald Trump, l’antique roi hébreu n’avait rien d’un saint. Grisé par son pouvoir, le souverain biblique avait fait assassiner le mari de Bethsabée, qu’il convoitait et avait mise enceinte. Ce qui ne l’empêcha pas, oint par l’intermédiaire du prophète Samuel, d’être l’élu de Dieu (1 Samuel 16).
L’analogie se révèle fort utile pour éluder les frasques et les affaires d’agression sexuelle de Donald Trump. Le roi sacré et le président américain auraient également en commun d’avoir survécu à une tentative de meurtre et de ne pas manquer de courage face à la menace. « Fight ! » (« Battez-vous ! »), s’était exclamé le candidat républicain, poing levé, lors de l’attentat qui le visait, tout comme David n’avait pas fui devant le géant philistin Goliath. Et, quand David a assuré l’unité de son peuple, autrefois divisé en plusieurs entités, Trump s’érige en sauveur du sien, avec sa devise « Make America great again » (« Rendre sa grandeur à l’Amérique »).
C’est ainsi que, dès 2016, Jerry Falwell Jr, président de la plus grande université fondamentaliste du pays, avait affirmé que « Dieu a appelé le roi David un homme selon son cœur, même s’il était adultère et meurtrier. Vous devez choisir le dirigeant qui fera le meilleur roi ou président, et pas nécessairement quelqu’un qui serait un bon pasteur. Nous ne votons pas pour un pasteur en chef » . Franklin Graham, fils du prédicateur baptiste Billy Graham et président d’une importante association évangélique, avait, en juin 2016, établi la même analogie, devant un parterre de 900 leaders évangéliques – et c’est lui qui a assuré, aux côtés de l’archevêque de New York, l’invocation d’ouverture de la cérémonie d’investiture de Trump pour son second mandat, le 20 janvier.
À la manière d’un roi thaumaturge
L’acteur Jim Caviezel – interprète de Jésus dans La Passion du Christ (2004) de Mel Gibson, il a déclaré que Trump « faisait le boulot pour notre Seigneur et Sauveur » – et l’ancien secrétaire d’Etat au développement urbain Ben Carson ont, eux aussi, filé la métaphore. Ils ne sont pas les seuls. D’aucuns croient même voir dans la chevelure baroque de l’homme d’affaires un signe venant confirmer cette filiation royale. « La coiffure du président américain, confirme l’historien Christian-Georges Schwentzel, est tout sauf anodine. Ses reflets dorés et roux, qui n’ont rien de naturel, renvoient directement à la description de la chevelure fauve du roi David, considérée comme une marque du choix divin qui s’est porté sur lui, comme le relate le premier livre de Samuel. »
On sait d’ailleurs que l’homme d’affaires américain attache beaucoup d’importance à sa chevelure, qu’il propose à ses supporteurs de venir caresser, comme il l’avait fait lors d’un meeting en Caroline du Sud, en 2015. « Touchez mes cheveux, ils sont réels » , avait-il invité, presque à la manière d’un roi thaumaturge. « Cette fétichisation, juge M. Schwentzel , lui permet indirectement de suggérer une forme de patronage divin. »
Vues d’Europe, de telles analyses théologico-mystiques peuvent sembler alambiquées, d’autant qu’elles reposent souvent sur une forme d’implicite. Si ses partisans n’hésitent pas à le faire, Trump se garde bien de se comparer lui-même au roi David, et se révèle peu disert sur son rapport à la foi – lui qui est issu du protestantisme presbytérien. Interrogé en 2019 sur ce point par l’agence de presse Bloomberg, il avait éludé : « Je ne veux pas entrer dans les détails, c’est personnel. »
Même subliminales, ces allusions vont cependant « droit au cœur de la fraction la plus radicale des évangéliques, qui sait parfaitement lire entre les lignes » , considère Joël Schnapp. Le médiéviste souligne que certaines actions mises en œuvre durant le premier mandat du président confortent la vision millénariste du monde qu’ont ces croyants. « Si de telles analogies et sous-entendus apparaissent totalement anachroniques en France et en Europe occidentale, où la sécularisation domine, ils gardent un effet mobilisateur aux Etats-Unis, où la culture religieuse reste très prégnante dans la société. Ils permettent de souder les croyants de l’électorat de Trump, ce qui a pu revêtir un aspect décisif dans les swing states [Etats pivots] , capitaux pour l’élection présidentielle. »
Cela fait plus d’un siècle et demi, poursuit le chercheur, que « les évangéliques les plus radicaux, à la suite du théologien Blackstone, attendent le retour imminent de Jésus ». « Or, nous nous rapprochons des 2 000 ans de la Passion du Christ, ce qui les conduit à être attentifs à ce qu’ils perçoivent comme des signaux eschatologiques » , ajoute-t-il. La reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël décrétée par Donald Trump en 2017 et son incitation à annexer les colonies juives en Cisjordanie en font partie : le retour des juifs en Terre sainte et la reconstruction du Temple de Jérusalem constituent en effet, aux yeux des évangéliques les plus radicaux, un préalable au grand combat final.
La réélection de l’ex-président présente d’ailleurs un air de parousie (terme qui désigne le retour de Jésus à la fin des temps) pour certains supporteurs venus l’acclamer le jour de son investiture, vêtus d’un tee-shirt célébrant « Daddy’s home » (« Papa est rentré à la maison ») arboré d’une image de Donald Trump, les bras écartés tel le Christ, devant la Maison Blanche.
Risque de faux prophète
Cette rhétorique peut cependant avoir un effet repoussoir, même au sein du courant évangélique. « Tous ne soutiennent pas Donald Trump et certains sont progressistes » , considère André Gagné, professeur titulaire de théologie à l’université Concordia de Montréal (Canada) et auteur de Ces évangéliques derrière Trump (Labor et Fides, 2020) – selon lui, environ 80 % d’entre eux votent pour le président républicain.
De telles analogies suscitent en tout cas l’exaspération du camp adverse. « Nous devrions résister à la tentation de lier le président – ou n’importe quel homme politique – à des types bibliques, imploraient par exemple en 2019 des chercheurs de l’institut des religions de Clare College, à Cambridge, dans le Washington Post . Pour éviter la militarisation de l’Ecriture et la sacralisation de la politique, nous exhortons nos frères chrétiens à s’abstenir d’utiliser des typologies bibliques dans la vie politique. »
Instrumentaliser les références bibliques, prévient le médiéviste Joël Schnapp, « est à double tranchant ». « En recourant à la rhétorique de l’Apocalypse, on dessine un monde totalement binaire, avec le camp du bien et celui du mal » , à l’instar de ce que fit George W. Bush en mobilisant la rhétorique de l’« axe du Mal » dès 2002 pour justifier la guerre en Irak. « Il va de soi que si la situation ne s’améliore pas drastiquement dans les prochains mois aux Etats-Unis, cette rhétorique risque de se retourner contre Trump et de le faire passer pour un faux prophète, amenant une partie de son électorat à se détacher de lui » , anticipe-t-il.
Pour l’heure, à l’orée du nouveau mandat du républicain, c’est une autre apocalypse qu’annonce Peter Thiel, richissime fondateur de PayPal et soutien majeur de l’ex-nouveau président. Dans une tribune au Financial Times publiée le 10 janvier, l’entrepreneur et investisseur dans le secteur de la tech prophétise bien une apocalypse, mais pas au sens qu’on lui prête habituellement – celui de catastrophe. « Si l’on prend ce mot au sens d’origine du grec apokalypsis , qui signifie “dévoilement”, écrit Peter Thiel, (…) le retour de Trump à la Maison Blanche augure de l’ apokalypsis des secrets de l’ancien régime. »
Et d’annoncer la révélation imminente de choses cachées (sur le Covid-19, la mort du milliardaire Jeffrey Epstein en prison, l’assassinat du président John Kennedy…) dans un texte à la tonalité complotiste et comminatoire – même si Peter Thiel précise que « les révélations de la nouvelle administration ne doivent pas justifier la vengeance » . Qu’elle soit synonyme de cataclysme ou de divulgation, l’apocalypse, aux Etats-Unis, n’a jamais semblé aussi menaçante.