Dossier
Pourquoi le sanglier fascine-t-il autant ?
Texte : Pascal Durantel
Nul autre gibier n'a autant exacerbé les passions. Signe du sauvage en qui la nature exprime ses dangers et ses mystères, il est la farouche bête noire qui incarne force belliqueuse, ruse et vaillance. Nous continuons à cultiver le mythe d'un gibier porteur d'une lourde charge symbolique et qui n'a jamais cessé, au fil des âges, de hanter les esprits et de faire battre les cœurs.
Pourquoi le sanglier fascine-t-il autant ?
A ujourd'hui comme jadis, se confronter à la bête noire, considérée dans la mémoire collective comme dangereuse, revient à affirmer à la fois son habileté et sa ruse, mais aussi sa force et son courage, en un mot, sa virilité. Aux yeux de nombreux chasseurs, la quête de ce gibier reste la plus gratifiante, car elle est porteuse de valeurs qui transcendent leur art. Animal sauvage par excellence, réputé féroce et brave, le grand solitaire sait mourir debout après s'être vaillamment défendu, sans une plainte, tel un noble guerrier. L'image que nous cultivons de lui force le respect, et explique cette passion addictive qu'il suscite.
À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire
Les plus passionnés considèrent souvent ce gibier comme leur double animal. Même capacité de raisonnement et même bravoure dans un affrontement qui s'effectue - dans leur esprit, car ce n'est plus franchement vrai aujourd'hui - à armes égales. Tels les chasseurs animistes, ils se voient en lui, le rêvent et le traquent pour s'en … attribuer les vertus. Vainqueur de cette joute sauvage, l'homme en sort grandi. Car c'est la proie qui désigne le chasseur et le valorise. Ce dernier tire sa gloire de la force de l'adversaire, une vraie bête farouche, dont toutes les facultés symbolisent la virilité : puissance, courage et vigueur. L'animal offre aussi ce curieux paradoxe où à la fascination, et à la haine parfois, se mêle cet impérieux désir de vaincre le représentant emblématique d'un univers qui nous dépasse, et que confusément nous souhaitons nous approprier. Une paghjella (chant polyphonique corse) est à ce titre significative : « Il [le sanglier] porte en lui l'autre monde. » Ce monde sauvage duquel notre société moderne s'est tant éloignée, et que nous recherchons à travers sa quête. L'animal en tout cas continue à incarner le mythe du monde sauvage et de ses dangers.
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Comme le disait si joliment le mammalogiste Robert Hainard, à une époque où, il est vrai, le loup n'était pas encore revenu, « dans nos pays où manquent les grands carnassiers, il est la grosse bête farouche, celle qui exprime le mieux la sauvagerie de la forêt, lui donne une vie animale à l'échelle de ses arbres ».
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La prédation fut le premier moyen de survie de l'homme ancien. Face aux grands fauves de la préhistoire, il pratiquait cet exercice nécessaire mais risqué, lui-même constituant une proie potentielle. Cette notion de danger inhérente à la chasse favorisa l'émergence de valeurs liées au courage, particulièrement célébrées plus tard, durant l'Antiquité. Souvent comparée au guerrier indomptable, succombant sous le poids de ses ennemis, la bête noire fut alors mise en scène aux côtés de divinités et de héros antiques. Nous connaissons ainsi la légende du sanglier de Calydon, où interviennent Jason, Thésée, Castor et Pollux.
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Cette créature fut finalement abattue par Atalante, une belle et habile chasseresse. Il y eut également le mythe d'Adonis, qui est celui de l'amour blessé. Pour échapper aux sollicitudes de Vénus, Adonis trouva refuge dans la chasse, passion qui l'emporta. Il fut en effet tué par un féroce sanglier, envoyé par la déesse frustrée qui voulait se venger. Porteuse d'une symbolique forte, la chasse du sanglier s'apparentait aussi à la guerre, en ce sens qu'elle aguerrissait l'adolescent en l'accoutumant au danger, à l'effort et à la souffrance.
Une école de la vie
Quatre siècles avant notre ère, Xénophon estimait à ce propos dans L 'Art de la chasse que « ceux qui aiment la chasse au sanglier en tirent grand profit, car ils y gagnent la santé du corps, une meilleure vue, une ouïe plus fine et davantage d'années à vivre. Par-dessus tout, c'est un excellent exercice pour la guerre ». En plus du courage, bien d'autres vertus furent célébrées, relatives à ces affrontements. La chasse de la bête noire était aussi considérée comme une école de la vie qui, selon le même Xénophon, « apprenait à bien penser, à bien dire et à bien faire ». Une élite se construisit autour de ce rapport à l'animal imprégné de valeurs viriles, phénomène expliquant que cette activité fut longtemps et d'abord exercée par des hommes. On retrouve plus tard de nombreux sangliers terrifiants dans les contes celtiques. La bête noire comptait parmi les animaux totems les plus importants de cette culture, certaines tribus s'identifiant même en tant que « peuples du Sanglier ». Les Celtes mettaient à profit sa sauvagerie et sa fureur destructrice pour stimuler leur ardeur et effrayer leurs ennemis. L'animal figurait sur les étendards des Gaulois, qui se singularisaient ainsi des Romains dont l'emblème était la louve. Après la défaite d'Alésia, 74 enseignes tombèrent aux mains des vainqueurs, représentant chacune un sanglier, synonyme de guerrier indomptable, et qui symbolisait aussi l'agressivité et la sexualité masculine.
L'animal totem des Celtes, diabolisé par l'Église
Pour les Gaulois comme jadis pour les Grecs et les Romains, la chasse du sanglier, qui permettait de faire valoir sa bravoure, constituait aussi une sorte de prélude à la guerre. Dans son traité de chasse De venatione , Arrien de Nicomédie (siècle apr. J. -C.) indiquait qu'ils pratiquaient une forme de vénerie du sanglier. L'auteur précisait que ceux qui opéraient à terre servaient le gibier à l'épieu ou à la hache, l'usage du glaive étant réservé aux cavaliers. De nombreuses monnaies étaient frappées à l'effigie de la bête noire, également représentée par des figurines de bronze, sur les cimiers des casques ou les écus. Puis le sanglier, tout comme l'ours, fut fortement dévalorisé au Moyen Âge, la religion chrétienne le désignant alors comme l'exact opposé du cerf. Les Pères de l'Église transformèrent cet animal, tant admiré des chasseurs grecs et romains, des druides celtes et des guerriers germains, en une bête impure et effrayante, image du péché. De tous les gibiers que Gaston Phébus a chassés, c'est le sanglier qu'il jugeait le plus dangereux. Cette affirmation est aussi étonnante qu'inattendue, lorsqu'on sait que le prince de Béarn s'est livré, à l'épée ou à l'épieu, à des confrontations autrement plus périlleuses, notamment avec l'ours brun. Au fil du temps, l'animal se raréfia, au point qu'en 1868 certains prédisaient son extinction prochaine en France.
Une disparition annoncée
Il avait déjà complètement disparu des hautes terres du Massif central après la Révolution, d'une partie du Sud-Ouest, dont les Landes, et était quasi absent de l'arc méditerranéen, hormis en Corse. Il fallut attendre 1878 pour que sa présence soit de nouveau signalée, comme un événement exceptionnel, dans le Gévaudan et l'Aubrac. Puis la bête noire essaima peu à peu, se mettant à proliférer après la Grande Guerre dans les Cévennes et le Midi, avant qu'elle ne se répande à peu près partout. La nécessité de réguler des populations devenues pléthoriques incita bientôt les chasseurs à mieux s'organiser en équipes, phénomène qui s'amplifia à partir des années 1960-1980. Disposant aussi de budgets plus étoffés, les dianes méridionales investirent alors dans des meutes, et la chasse du sanglier connut un nouvel engouement qui ne fit que se renforcer au fil des ans et de l'augmentation des effectifs. La fascination qu'exerçait désormais la bête noire n'était plus seulement liée aux dangers courus lors de confrontations potentiellement risquées avec des animaux au comportement imprévisible, mais également à son abondance.
Comme le dit si justement Charles Stépanoff :
“En passant des petits animaux aux grands mammifères, chasse populaire a pris pied dans un monde plus profondément sauvage, dont elle avait été exclue depuis le Moyen Âge.”
Mais les dangers courus avec leurs montées d'adrénaline, un éphémère retour au sauvage et une grande disponibilité de l'espèce n'expliquent pas à eux seuls les raisons de notre passion pour la bête noire. Si sa chasse suscite pareil engouement, c'est aussi parce qu'il s'agit le plus souvent d'une pratique collective, devenue le seul lien unissant les communautés rurales dispersées dans des environnements désocialisés. L'équipe de battue est ainsi définie comme un lieu de construction sociale. On y accueille des chasseurs venus de divers horizons, dont les nouveaux venus au village, qui s'intègrent de ce fait plus rapidement. Cette œuvre communautaire obéit à des rituels, reflets de l'âme de nos territoires, où les valeurs s'affirment encore à travers les rapports de force qui peuvent exister entre l'homme et la bête farouche.
Paul Simonpoli traduit bien l'importance de la battue de sangliers dans la culture corse, en tenant des propos qui trouvent une belle résonance ailleurs : « C'est une irruption brutale dans le monde sauvage. Elle est une démonstration de puissance. La puissance d'un groupe, celui des chasseurs, qui incarne la communauté. L'équipe de battue représente au maquis la communauté; elle en est le bras armé qui au sauvage tente d'imposer sa loi. » Sans aucun doute, la chasse du sanglier est devenue un support essentiel de nos identités, en Corse comme ailleurs, qui revient à affirmer notre appartenance à une terre.
Le support d'une identité menacée
Lors d'une battue de sangliers, le groupe est célébré, et les valeurs communautaires sont exaltées. Nous en revenons toujours remplis d'émotions, assurés de nos amitiés, fortifiés dans notre identité de ruraux. La vie finissante des villages s'accroche au rituel.
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Le sanglier incarne le refuge de la tradition, et bien davantage. Certes, nous avons besoin de conserver cette âcre pulsion, cet instinct primaire hérité de nos ancêtres qui transcende la raison, et grâce auquel nous accédons au plus grand des luxes : celui de pouvoir, aujourd'hui encore, continuer à vivre notre passion en répondant à l'appel de la forêt. Mais nous apprécions aussi la dimension humaine, collective du déduit. Le partage et l'entraide, l'amour des chiens, sans oublier l'engagement et l'acceptation du danger. Toutes ces valeurs trop souvent délaissées, pour ne pas dire méprisées de nos jours, et qui ont partie liée avec le sacré et la mort, nous y sommes attachés, car elles nous aident non seulement à renouer avec nos racines, mais également à nous construire.
C'est pour toutes ces raisons qu'en ce début de siècle, la bête noire continue plus que jamais à nous fasciner, et ne cessera sans doute jamais de le faire ! Et c'est aussi pour cela que la chasse, dernier refuge du sauvage, occupera toujours, comme l'écrivit si justement José Ortega y Gasset, le rang le plus élevé des bonheurs humains.
LA PEUR DE RATER
À la chasse du sanglier en battue, l'émotion et les montées d'adrénaline naissent aussi de la peur de rater, le tireur posté pouvant perdre ses moyens quand il songe au regard des autres. Car manquer signe l'échec d'une équipe de traqueurs et de remetteurs qui a œuvré pour faire passer le sanglier à la ligne dans les meilleures conditions. Le maladroit s'expose alors à la réprobation du groupe, qui prend toutes les formes possibles, du silence entendu au déclassement en cas de récidive, se traduisant par l'attribution de moins bons postes.
QUAND LA PASSION L'EMPORTE SUR LA RAISON
La chasse du sanglier en battue exacerbe des passions au-delà du raisonnable, avec tous leurs débordements. C'est d'abord la pratique de très loin la plus accidentogène ! Elle peut aussi engendrer de graves conflits avec les autres utilisateurs de la forêt, dont les bécassiers, ou entre différentes équipes de battue qui se partagent les territoires d'une commune. Les meilleurs amis du monde se brouillent parfois définitivement après une querelle autour du sanglier, ce qui est tout de même regrettable !
L'AMOUR DU CHIEN
La passion du chien compte parmi les raisons qui nous font tant aimer cette chasse. Car les récris de la meute, cette musique sauvage, contribuent aussi et surtout à la montée de l'adrénaline !
Dans nos régions méridionales, le postulat est simple : pas de chiens, pas de sangliers ! Un chien qui se trouve investi d'un rôle de toute première importance, car au sanglier plus que dans toute autre chasse, il porte les couleurs de son maître, et défend son honneur.