Un Rameau entre terre et ciel à l'Opéra de Paris
PHILIPPE VENTURINI
A Garnier, Peter Sellars fait voyager « Castor et Pollux » entre le quotidien et le divin, entre la rudesse et le céleste. Une distribution de tout premier ordre sert la musique aux mille émotions de Rameau, sous la direction électrisante de Teodor Currentzis.
« C'est l'ordre du maître du monde/C'est la fête de l'univers »… Ces tout derniers vers de « Castor et Pollux » de Rameau, mis en scène par Peter Sellars, Américain à l'idéalisme parfois désarmant, et dirigé par Teodor Currentzis, Grec longtemps implanté en Russie au point d'être soupçonné d'être un ambassadeur de Vladimir Poutine, résonnent étrangement au moment de l'investiture de Donald Trump. Dans un entretien mis en ligne sur le site de l'Opéra de Paris, le metteur en scène évoque même « réparer une société blessée et brisée et construire une nouvelle génération ». Ironique télescopage des idées et de l'actualité.
Cet opéra, créé à Paris en 1737 et aujourd'hui à l'affiche du Palais Garnier n'appréhende pas directement la politique internationale. Mais il évoque tout de même un conflit armé qui voit mourir Castor et débute par un prologue où Vénus est appelée à neutraliser Mars, le dieu de la guerre. Une prière que notre monde peut aisément faire sienne. Sellars et son équipe affichent ainsi sur un immense écran de fond de scène des photos de style reportage (une autoroute, une usine…) et alignent treillis militaires, jeans et survêtements. Cette esthétique résolument urbaine, plantée de quelques meubles fatigués, contraste parfois avec des vues aériennes plus optimistes, des beautés de la nature.
Le projet de Peter Sellars manque un peu d'envergure, reste assez naïf dans son propos et sa réalisation relève plus de la mise en espace. Son compatriote et complice, le chorégraphe Cal Hunt propose des interventions dynamiques et ondulatoires, souvent impressionnantes, mais un peu répétitives. Malgré ces réserves, le spectacle se suit agréablement et respecte le récit de cette rivalité et de cet amour des deux frères, Castor, le mortel, et Pollux, l'immortel, épris de la même Télaïre.
Tout pour la musique
Le vrai plaisir, immense, vient de la musique. De Rameau, bien sûr, mais aussi de ses interprètes, notamment d'une distribution quasi parfaite. Le ténor belge Reinoud Van Mechelen, et le baryton français Marc Mauillon, donnent, comme attendu, une leçon de style, d'élégance, de digne sensibilité et de diction. Le premier n'est que douceur quand le second doit se faire violence et bâillonner ses sentiments.
Si elle force parfois le trait, la mezzo-soprano Stéphanie d'Oustrac reste superbe d'éloquence et d'intensité en Phébé, amoureuse malmenée de Pollux. Merveilleuse de délicatesse, de nuance, de finesse, de tenue (un port de déesse), la soprano trinidadienne Jeanine De Bique compose, malgré un français perfectible, une Télaïre mémorable. Tous les seconds rôles, qui faisaient leurs débuts à l'Opéra de Paris, ont été justement salués. Signalons le Jupiter bienveillant de l'Américain Nicholas Newton et le lumineux Amour du Britannique Laurence Kilsby.
Généreusement acclamé, Teodor Currentzis rappelle à ceux qui en doutaient encore que le chef, à l'opéra, n'a rien d'un accompagnateur mais tout d'un moteur. Son énergie inépuisable, son art des nuances (quels pianissimos impalpables !) et des contrastes rendent justice à la musique de Rameau que Sellars présente comme une rencontre entre Stravinsky et Beyoncé.
Fondés par Currentzis, le choeur et l'orchestre Utopia stupéfient : le premier par sa diction et son sens du drame, le second par sa précision, son homogénéité et sa conviction. On peut certes contester la présence anachronique de théorbes, archiluths, harpe et psaltérion dans la fosse mais ils enrichissent la palette de couleurs sans toutefois l'altérer. Qu'importe, le maître du monde, ce soir, s'appelle Rameau.
OPERA
Philippe Venturini