Le Point.fr, no. 202501
Société, samedi 11 janvier 2025 1312 words

Les politiques se moqueraient-ils des citoyens ?

Par Erwan Seznec

Bien entendu, répond le philosophe Philippe-Joseph Salazar, mais à qui la faute ? Les électeurs ont délaissé l'art de contrer les élus, par la rhétorique.

« Son charme, qui était de formuler des phrases qui ne veulent rien dire, ne fonctionne plus. » Voilà comment Jean-François Lisée, ancien ministre des Relations internationales du Québec, expliquait dans Le Point la chute vertigineuse de popularité de Justin Trudeau. Ce dernier, devenu Premier ministre du Canada en 2015, a été contraint à la démission par sa famille politique en ce début d'année 2025.

Il avait épuisé tout son crédit, par des erreurs de fond, mais aussi par son recours excessif à des formules creuses. Encore des mots, toujours des mots, au risque de la lassitude. Le constat sévère de Jean-François Lisée serait valable pour une part considérable de la classe politique, France comprise.

Produire du discours est dans la nature des candidats et des élus, et personne ne saurait leur reprocher d'être bavards. Le problème est que la marchandise est de plus en plus souvent frelatée, analyse Philippe-Joseph Salazar dans un essai paru en octobre 2024 au Cerf, Contre la rhétorique.

Plaidoyer pour la rhétorique

Le titre n'est pas à prendre au pied de la lettre, car l'auteur, 69 ans, a longtemps enseigné la rhétorique, en particulier à la faculté des lettres du Cap, en Afrique du Sud, où ce normalien proche de Marc Fumaroli (1932-2020) a exercé à partir des années 1990.

À distance, Philippe-Joseph Salazar est resté un observateur attentif du théâtre politique français. L'idée de Contre la rhétorique lui est venu en écoutant des commentateurs « prétendre expliquer la politique avec des mots qu'ils ne connaissaient pas », résume-t-il. Exemple devenu célèbre, l'anaphore (répétition d'un mot ou d'une formule en début de phrase), popularisée par le « Moi, président » de François Hollande en 2012. Une astuce simple élevée au rang de tour de force.

Selon Philippe-Joseph Salazar, le niveau du discours politique est aujourd'hui au plus bas, faute d'offre et faute de demande. Les électeurs se contentent de peu et les élus ne font aucun effort pour rehausser le niveau. « L'éloquence oratoire se délite. Regardez comment les personnages s'expriment dans les 400 coups de Truffaut ».

À LIRE AUSSI Bertrand Périer : « Nous jugeons l'autre sur sa capacité à bien s'exprimer » Quand le film est sorti, en 1959, il n'est pas certain que beaucoup d'instituteurs aient dit réellement à leurs élèves de primaire des choses telles que « La recherche de l'absolu vous a conduit droit au zéro, mon ami », mais le fait est qu'aucun cinéaste aujourd'hui n'oserait faire parler ainsi un enseignant de primaire. Le décalage avec la réalité serait trop flagrant.

Dans l'état actuel du débat public, relève Philippe-Joseph Salazar, le personnel politique développe sans contradiction des argumentaires ronflants et creux qui sapent à terme la confiance des électeurs. Ébahis comme des badauds devant un joueur de bonneteau, les journalistes, le plus souvent, sont pris de vitesse. Ils savent qu'il y a une astuce, mais laquelle ? « Aujourd'hui, un ministre s'en tire en disant "je sais bien, mais quand même", ou "oui, mais c'est compliqué", relève Philippe-Joseph Salazar. Et personne ne les contre ! » Et c'est ainsi que de victoire facile en victoire facile, les gouvernants marchent vers le discrédit.

Covid, des soignants payés de mots

Exemple concret développé dans Contre la rhétorique, l'héroïsation du personnel hospitalier pendant la crise du Covid . L'abus du mot héros enchâssé dans un vocabulaire martial est devenu « une manière de ne pas traiter le personnel soignant en héros », ce qui aurait impliqué de le payer en tant que tel. « Le personnel infirmier était "en première ligne", dédoublement de "ligne de front" copié sur front line durant la crise sanitaire. Expression militaire, donc, mais dès qu'il s'agit de les payer, la ligne, budgétaire, a disparu. » Les héros ont été, littéralement, payés de mots et ils en conçoivent une certaine amertume.

« Jamais infirmières et infirmiers n'auraient dû accepter ces expressions bâtardes, et se laisser prendre au piège de ces flatteries qui sont, en réalité, un aspect puissant de communication stratégique : faire avaler une illusion par une expression valorisante. Incapables d'avoir leur propre langage, remâchant le langage des communicants, ils sont devenus de héros des zéros. »

À LIRE AUSSI Richard Malka : « Être choqué, c'est mieux que de vivre en dictature » Dans les cités grecques, ironise le philosophe, « le mensonge était puni de l'ostracisme. On y reviendra peut-être plus vite que prévu... ». À Athènes, rappelle-t-il, la rhétorique était un exercice collectif pratique tourné vers la recherche de résultats concrets. Ses trois fonctions étaient bien comprises. Il y avait le jugement, la délibération et la définition des valeurs communes.

Le jugement portait sur le passé : qui est responsable de la situation actuelle ? La délibération portait sur le futur : qu'allons-nous faire ? Le dernier aspect, la définition des valeurs que nous devons collectivement respecter, était et sera toujours le plus délicat, souligne Philippe-Joseph Salazar, car « il ne s'agit pas de chercher le consensus, mais de trouver des valeurs que l'on doit faire triompher ».

Réapprendre à débattre et à argumenter

« Tout le monde n'a pas besoin de maîtriser la rhétorique dans la société, concède-t-il, mais, désormais, en France, on est à zéro ! » Dans son livre, il suggère d'enseigner les bases de la rhétorique « en classe de seconde, toutes filières », pour donner « aux futurs citoyens le b.a.-ba indispensable de la politique ». « L'art de gouverner est aussi l'art d'inventer des mots pour obscurcir le réel, ou obscurcir qu'on ne saisit pas le réel », analyse-t-il. Difficile de lui donner tort. Que veut dire concrètement « créer du lien », « faire nation », ou « dans l'ADN » de ceci et cela ?

Élite et élu, c'est le même mot.Philippe-Joseph Salazar

Il dénonce une classe politique arrimée « à des mots qui sont devenus incompréhensibles à 90 % de l'électorat », avec une sévérité accrue pour la « langue de gauche ». Elle « n'apporte rien de neuf, sauf la nostalgie de ce qui fut », « faute d'avoir un concept clair désormais de ce qu'est la classe exploitée et comment elle crée, et pour qui, de la plus-value ». « L'exemple le plus cocasse est celui des socialistes qui "haïssent la finance" , mais en détiennent et en exigent les fruits... »

La tâche est considérable. Ceux qu'il appelle les révoltés doivent analyser « les formes traditionnelles de la puissance qu'ils attaquent. Sans cela ils en sont réduits à dévorer leurs propres entrailles ». Par révoltés, Philippe-Joseph Salazar ne fait pas référence à la gauche radicale. « La France insoumise fait partie de l'élite, une élite peut être braillarde et en bras de chemise, mais une élite tout de même. Élite et élu, c'est le même mot. »

Ne jamais se laisser imposer un vocabulaire

Son principal conseil : « N'acceptez jamais que le vocabulaire d'un débat, d'une dispute, d'un litige soit imposé par ceux à qui vous vous opposez. Si vous acceptez les termes du débat, à commencer par le choix du lieu de réunion, vous êtes perdu. »

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Son livre est court (188 pages) et déroutant, en particulier parce que Philippe-Joseph Salazar invite à ne rien sacraliser, excepté peut-être la clarté d'expression. « Cessez de fétichiser la loi, écrit-il. Ce n'est qu'un agencement savant de phrases normées. Remontez la chaîne des causes et retournez à la Déclaration » des droits de l'homme et du citoyen, mais surtout pas avec déférence.

Les articles de la Déclaration, selon lui, « ne sont ni des vérités, ni des axiomes, ce sont des opinions écrites dans un langage suffisamment abstrait et pompeux pour se donner l'apparence de n'être pas des opinions. Les interdits posés sur l'expression d'opinions qui font débat (race, sexe, etc.) sont eux-mêmes des opinions », et la justice qui se mêle de sanctionner des opinions ne peut être que politique, ajoute-t-il.

La pénalisation des discours, blasphème ou négation de génocide, peu importe en l'occurrence, serait en définitive un aveu d'impuissance. Incapables d'argumenter, les autorités politiques et intellectuelles préfèrent interdire la discussion...

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