January 17, 2025 | - | Le Monde (site web) |
François Ponchaud
Prêtre missionnaire au Cambodge
Adrien Le Gal
L’histoire a perdu un témoin, et le Cambodge un ami. François Ponchaud, prêtre missionnaire français, l’homme qui a révélé au monde la barbarie des Khmers rouges, est mort, le 17 janvier à Lauris (Vaucluse), la maison de retraite des pères des Missions étrangères de Paris, où il s’était retiré depuis son retour en France, en 2021.
Dans le petit royaume asiatique cambodgien, le père Ponchaud était resté une voix libre, un critique virulent du régime du premier ministre, Hun Sen, dénonçant la rapacité des dirigeants cambodgiens comme l’action des Occidentaux.
Avant d’être un homme de foi, François Ponchaud était un homme de langues. Les alphabets complexes, les subtilités des idiomes étrangers étaient, pour lui, autant de clés pour comprendre la pensée de ses ancêtres comme celle de son prochain. Né le 8 février 1939 à Sallanches (Haute-Savoie), dans une famille d’agriculteurs démocrates-chrétiens, il plonge véritablement dans le bain religieux en apprenant le latin, le grec et l’hébreu au petit séminaire.
Et quand, jeune adulte, il rejoint les Missions étrangères de Paris, c’est déjà avec l’idée de devenir prêtre en Asie, inspiré par l’exemple du père André Mabboux, un autre prêtre de Sallanches parti en Extrême-Orient – et ayant, pour cela, appris le mandarin, le thaï et le laotien.
Sa vocation de prêtre, elle, n’a rien d’une évidence. A ses yeux, l’Eglise est une institution poussiéreuse, pudibonde, incapable de s’adresser à la jeunesse et d’apporter des réponses concrètes. Lorsqu’il est appelé sous les drapeaux, en 1959, il se tourne d’ailleurs vers sa hiérarchie : un séminariste peut-il partir se battre en Algérie ? « Le peu que je connaissais de cette guerre me choquait profondément », racontera-t-il plus tard dans un livre d’entretien ( L’Impertinent du Cambodge, Dane Cuypers, Magellan, 2013).
Mais, faute de réponse claire, François Ponchaud s’engage. Et, comme par provocation, il choisit le corps le plus violent, le plus exposé : celui des parachutistes. Après vingt-huit mois passés au front, sa religion est faite : la guerre est un « mal absolu », et il est totalement vain de tenter de l’humaniser. C’est là qu’il décide d’embrasser la prêtrise – en dépit du repoussoir que représente, pour lui, le célibat imposé.
En 1965, lui parvient son ordre d’affectation : la région du « Sud Vietnam », à laquelle appartient le Cambodge, d’après le découpage géographique de l’Eglise. François Ponchaud est déçu de ne pas partir en Chine, mais soulagé de découvrir que dans cette ancienne province d’Indochine, on a le bon goût de ne pas parler le français comme première langue. Il y a donc un nouvel idiome à apprendre : le khmer, avec sa prononciation piégeuse et ses multiples registres d’expression – selon que l’on s’adresse à un paysan, à un moine, à un aîné ou au roi.
Le jeune prêtre s’établit à Chroy Changvar, près de Phnom Penh, la capitale. Dans cette paisible campagne s’opère une étrange symbiose. François Ponchaud apprend à manier la langue khmère, découvre, émerveillé, la religion bouddhique et les coutumes des villageois. Il s’imprègne aussi de la façon de penser des Cambodgiens, y compris dans leur méfiance viscérale envers l’ennemi héréditaire : le Vietnam.
Toute sa vie, le missionnaire distillera, à longueur de tribunes, d’interviews et de conférences, des propos acides envers les Vietnamiens, qu’il juge « incompatibles sur le plan ethnique et culturel » avec les Khmers. Dans le Cambodge des années 1960, alors que la guerre du Vietnam déborde dangereusement dans le petit royaume, cette aversion est assurément le sentiment le mieux partagé.
Cauchemar éveillé
Le 18 mars 1970, le général Lon Nol renverse le prince Sihanouk et précipite son pays dans le conflit, aux côtés de l’Amérique. Pour gagner en popularité, le nouveau régime a recours à une vieille recette : les pogroms contre les Vietnamiens. Des villageois sont exécutés, des maisons brûlées, des églises mises à sac – parmi les catholiques du pays, beaucoup sont d’origine vietnamienne.
Le père Ponchaud parvient à évacuer, en bateau, plusieurs centaines de survivants. Jusqu’à la fin de sa vie, il se plaira à raconter cet épisode lointain, un crime de masse oublié parmi tous ceux qui ont ensanglanté la décennie.
Cinq ans plus tard, le 17 avril 1975, le pays plonge dans un long cauchemar éveillé. Les Khmers rouges, un mystérieux groupe d’insurgés communistes, entrent dans la capitale. Pour la première fois, François Ponchaud croise le regard de ces adolescents taiseux, vêtus de noir, le visage fermé. En quelques heures, ils évacuent la ville, ses pagodes, ses hôpitaux.
Des centaines de milliers de citadins, hommes, femmes, enfants, vieillards, malades, sont jetés sur les routes. L’ambassade de France sert de lieu de regroupement des étrangers. D’anciens hauts dignitaires du régime de Lon Nol y trouvent discrètement refuge, et sont conduits à l’écart par les diplomates français.
En appui de l’ethnologue François Bizot, François Ponchaud sert d’interprète entre le vice-consul, Jean Dyrac, et les Khmers rouges. Leur première requête glace le sang : ils dressent la liste des personnalités cambodgiennes présentes dans l’édifice diplomatique et exigent qu’elles leur soient livrées, menaçant d’aller les chercher eux-mêmes. Parmi les Français de l’ambassade, quelqu’un a-t-il informé les Khmers rouges ? Ces derniers ont-ils intercepté les communications radio avec Paris ?
Toute sa vie, François Ponchaud se posera cette question. Tout comme il défendra l’honneur du vice-consul : « Ce sont les Khmers rouges qui ont envoyé ces hommes à la mort, pas Jean Dyrac. » Deux semaines plus tard, des camions viennent chercher les étrangers pour les évacuer vers la Thaïlande. François Ponchaud remet les clés de l’ambassade aux nouveaux maîtres du pays.
Témoin de la brutalité du nouveau régime, le missionnaire se garde bien de porter un jugement définitif. Il se veut à l’écoute, curieux de savoir à quoi ressemblera ce nouveau Cambodge, baptisé « Kampuchéa démocratique » par des dirigeants dont on ne connaît rien – même pas leur identité. Revenu en France, il reprend la traduction de la Bible en khmer, entamée en 1968. Mais, à supposer que des chrétiens puissent un jour revenir au Cambodge, comment rendre les Ecritures accessibles à cet « homme nouveau » en gestation ? Alors, le père Ponchaud écoute les enregistrements de la radio khmère rouge, déchiffre les témoignages des rescapés parvenus à la frontière thaïlandaise, transcrit, traduit, recoupe.
Souffrances inhumaines
De ce travail de fourmi émerge une réalité effroyable : le Kampuchea démocratique est un gigantesque camp de concentration où tout, de la musique à la religion, en passant par la famille, a été « aboli ». Et si le pays se couvre de digues et de canaux, c’est au prix de souffrances inhumaines. Mais en France, dans l’euphorie de la fin de la guerre du Vietnam, les communistes cambodgiens sont traités en libérateurs. Un jour, furieux d’un article du Monde défendant les Khmers rouges, il envoie un courrier sec au directeur du journal accompagné d’un dossier reprenant ses observations.
Celui-ci lui propose une tribune. En février 1976, le jeune prêtre signe deux articles dans le quotidien, décrivant avec précision le « nettoyage par le vide » en cours. Suit un ouvrage au titre glaçant, publié par les éditions Julliard : Cambodge, année zéro . La polémique dépasse les frontières, d’éminents universitaires, comme Noam Chomsky et Steve Heder, le traitent de menteur ou d’ignorant.
Pourtant, lorsque le régime génocidaire s’écroule, en 1979, laissant derrière lui 1,9 million de cadavres, François Ponchaud n’applaudit pas. En effet, c’est une intervention militaire vietnamienne qui a renversé Pol Pot. « Quel malheur d’être né khmer ! », et de devoir son salut à cet ennemi juré, écrit-il alors dans Le Monde. Quelques mois plus tard, il reprend la plume pour dénoncer « les graves exactions » auxquelles, selon des témoignages, se livrent les occupants. Puis, en 1985, le prêtre s’installe dans les camps de réfugiés, en Thaïlande – et tente d’attirer le regard du monde sur leur situation.
En 1993, deux ans après les accords de paix de Paris, François Ponchaud revient au Cambodge. Habitué des médias, rompu aux polémiques, il reste à l’affût de l’actualité, critiquant, dans un style plus ou moins fleuri, le régime de Hun Sen, la passivité du Palais royal, le règne de l’argent, l’action des ONG occidentales ou encore les pratiques des religieux évangéliques anglo-saxons.
Le tribunal parrainé par l’ONU, qui juge une poignée d’anciens Khmers rouges à partir de 2007, ne trouve pas non plus grâce à ses yeux. Il aurait fallu, estime-t-il, commencer par juger l’ancien président américain, Richard Nixon, et son secrétaire d’Etat, Henry Kissinger, pour leur décision de bombarder le Cambodge dans les années 1970. En 2008, il quitte Phnom Penh et s’installe dans le centre du pays, près d’O Réang Euv. A la tête d’une petite organisation humanitaire, il s’emploie alors à réhabiliter les anciens canaux tracés par les Khmers rouges. Comme un ultime pied de nez à l’Histoire.