bande dessinée
« Erostrate a incendié le Temple d’Artémis pour se faire mousser »
Daniel Couvreur
Erostrate, celui dont on ne peut plus prononcer le nom, a détruit l’une des sept merveilles du monde antique pour entrer dans l’histoire de l’humanité. Un geste iconoclaste qui préfigurait ceux des talibans ou de Daesh, que nous raconte Martin Veyron dans sa bande dessinée.
Sur le plan moral, il vaut mieux bâtir que détruire mais la destructionet la désolation, même si je suis contre, sont sans doute un moyen plus sûr d’entrer dans l’histoireSur le plan moral, il vaut mieux bâtir que détruire mais la destructionet la désolation, même si je suis contre, sont sans doute un moyen plus sûr d’entrer dans l’histoire
Entretien
Daniel Couvreur
La Grèce de Martin Veyron est celle des grands philosophes, modèles de la pensée et de la démocratie occidentales, celle des dieux de la mythologie, mais aussi celle d’Erostrate, un simple quidam entré dans l’histoire de l’humanité pour avoir détruit l’une des sept merveilles du monde antique. La ruine du Temple d’Artémis, à Ephèse, fut un traumatisme d’une ampleur comparable à l’incendie de Notre-Dame en 2019. Deux millénaires après la tragédie du Temple d’Artémis, le poète moderniste Fernando Pessoa écrira qu’Erostrate a voulu cracher sur les dieux. La célébrité, assurait Pessoa, était à ce prix.
Erostrate était la grande gueule de son village. Il se disait fils d’Apollon et allumera le feu pour prendre la lumière, sortir de l’anonymat, s’attirer la gloire. Martin Veyron ne le condamne pas. Il réécrit l’histoire de sa vie avec humour et gouaille, sans professer ni trahir la réalité de la Grèce antique. Les juges d’Ephèse l’avaient condamné à l’oubli pour avoir anéanti le chef-d’œuvre de l’art ionique. Comme Voldemort, son nom ne devrait plus jamais être prononcé. L’auteur brise la sentence et dresse le portrait sacrilège de cet insensé, dont le geste iconoclaste préfigure ceux des talibans contre les Bouddhas de Bamiyan ou de Daesh à Palmyre. A cette différence que l’acte commis par Erostrate était purement gratuit. Martin Veyron raconte comment il a ruiné le Temple d’Artémis dans le seul but de se construire une notoriété.
Rien ne vous prédisposait à dessiner un péplum. Vous n’étiez pas un auteur de bande dessinée historique. Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce roman graphique ?
J’ai toujours beaucoup aimé la mythologie grecque, que je trouve très drôle. Et puis j’ai relu les mythes grecs dans les écrits de Robert Graves, un Anglais très ironique et très amusant. C’est beaucoup moins poussiéreux. C’est marrant, vivant. Je me suis dit que ce serait pas mal de faire un truc un jour avec ça, parce que c’était très imagé. Et c’est devenu une bande dessinée, que j’ai axée sur le thème contemporain de la célébrité, avec ces gens qui veulent être à tout prix le centre d’intérêt. J’ai développé le récit autour de ce complexe des personnes qui sont prêtes à faire n’importe quoi pour devenir célèbres.
Vous faites vivre l’Antiquité en entrant dans le quotidien de la Grèce de Platon et d’Aristote, dans l’intimité des philosophes, des politiques, des conquérants. Où est la frontière entre la réalité et la fiction ?
On sait beaucoup de choses sur l’habitat, la famille, les esclaves, le rôle de la femme, l’éducation… Après, quand il s’agit des personnages historiques, j’ai trouvé excitant d’imaginer ce qu’ils ont pu se dire quand ils se sont croisés : Platon rencontrant Diogène à la fontaine, par exemple… J’aime ces petites choses du quotidien. On ne peut pas savoir exactement ce qu’ils ont vécu. Ils ne sont plus là pour le raconter mais mon récit fourmille cependant de détails historiques qui créent l’ambiance du réel. Comme quand le héros, Erostrate, va chez le coiffeur pour la première fois, et qu’il raconte une bataille qui vient d’être gagnée par les Thébains. On imagine que sur l’agora, tout le monde devait en parler à ce moment-là. C’est logique et amusant d’imaginer qu’il en parle chez le coiffeur et ça rend l’histoire très vivante.
On sait très peu de choses de votre héros, Erostrate, sinon qu’il a volontairement incendié le Temple d’Artémis à Ephèse, qui était l’une des sept merveilles du monde antique. Vous lui avez inventé une vie ?
Il existe, en effet, très peu de documents à son sujet. Erostrate a incendié le Temple d’Artémis intentionnellement pour se faire mousser. C’est avéré. Il était hébergé non loin de là. Le temple d’Artémis était aussi célèbre sinon plus, à l’époque, que le Parthénon. Les Ephésiens étaient très fiers de cette merveille du monde. Sur le plan moral, il vaut mieux bâtir que détruire mais la destruction et la désolation, même si je suis contre, sont sans doute un moyen plus sûr d’entrer dans l’histoire. Erostrate était un incendiaire narcissique, pur et sans malice.
Sur sa route, il va croiser la plupart des héros de l’Antiquité grecque : Héraclès, Achille, Ulysse, Démosthène… Les dieux vont même se mêler à votre récit… Vous confrontez ce simple citoyen à la toute-puissance des mythes ?
On est bercé depuis l’enfance de récits, quels qu’ils soient, qui sont des constructions inventées auxquelles on croit. Même si ce qu’on croit est faux. Il faut une éducation précise, rationnelle, pour comprendre que la science aide à avoir une relation un peu plus saine au monde réel. Erostrate est fasciné par ces récits de héros et de divinités. Il est fasciné comme le sont aujourd’hui les jeunes lecteurs de comics, fans de Spiderman au point de croire qu’il existe. Mais non ! Spiderman n’existe pas. Quand sa mère dit à Erostrate qu’il est le fils d’Apollon, il y croit… jusqu’à ce que Diogène se foute de sa gueule !
Diogène est un personnage important de votre récit. Il est comme une sorte de père spirituel d’Erostrate. Cela participe à votre mise en scène de l’histoire ?
J’ai découvert beaucoup de choses sur le personnage de Diogène. Dans sa philosophie de vie, c’était une sorte de bouddhiste avant l’heure. C’était un type un peu poète, un peu hippie, que tout le monde aimait bien. Il se foutait de la gueule de tout le monde. Il a connu l’exil et n’ayant plus rien, il a décidé de devenir mendiant et philosophe. Il se trouvait content de son sort. Il ne voyait rien de mieux dans la vie…
Dans votre casting, vous avez retenu Phryné, une célèbre prostituée athénienne : simple grivoiserie de votre part ?
Jérôme, un peintre pompier du XIX e siècle, l’a représentée dénudée devant ses juges par son avocat. Dans cette toile, elle apparaît un peu honteuse. Il y avait une forme de pudeur dans l’image de ce tableau. Et puis j’ai lu un commentaire de Degas, qui disait que sa vision était nulle car Phryné était fière de son corps, qu’elle a offert avec ostentation aux juges et dont elle ne voulait pas se cacher. J’ai donc suivi le conseil de Degas, qui assurait que Jérôme était un con. Après, il y aura débat entre philosophes pour savoir ce qui a séduit les Archontes dans son geste. Il y a de la grivoiserie dans certains textes grecs anciens. Je mets des mots un peu grivois dans la bouche du célèbre sculpteur Praxitèle, qui la traite de « plus grande videuse de bourses de la Grèce ». Les artistes sont des esprits libres qui peuvent être parfois des gens grossiers avec un humour pas toujours fin. Praxitèle sera d’ailleurs puni de sa grivoiserie par Phryné…
Erostrate s’était taillé une réputation de son vivant mais il cherchait davantage. Il voulait la gloire. A quoi tient la différence ?
Il était devenu l’amant de Phryné, la courtisane la plus célèbre de son temps. C’était un peu comme devenir un people en couchant avec une femme célèbre et se retrouver dans Paris Match. Mais il s’est rendu compte que tout ça n’était que passager, alors que la gloire est éternelle. La réputation doit s’entretenir. C’est du boulot ! Et Erostrate était un peu paresseux. Mais il n’avait pas non plus la carrure d’un héros. Il voulait gagner la gloire éternelle d’un seul coup, sans avoir à faire la guerre…
Vous illustrez un banquet autour du dialogue de « La République » sur la place de la vertu et de la justice : c’est Platon pour les Nuls ?
J’avais envie de dessiner ce banquet avec les élèves de Platon et Diogène, pour mettre côte à côte le philosophe officiel et le marginal. Je ne suis pas d’accord avec les idées de La République de Platon et je trouvais intéressant de porter la contradiction au travers des idées modernes de Diogène, notamment concernant les esclaves. J’aurais pu faire un album entier là-dessus, en élargissant à la sexualité des femmes, par exemple ! Mais ça sortait de la philosophie. Erostrate, lui, ferme sa gueule parce qu’il ne sait rien sur ces questions. Il ne la ramène pas face aux autres qui sont brillants. Il assiste aux débats en compagnie d’Aristote, qui n’est pas encore connu à l’époque, mais qui deviendra plus tard le précepteur d’Alexandre le Grand.
Alexandre le Grand est la guest star de votre livre. Plutarque prétend qu’il serait né la nuit même de l’incendie du Temple d’Artémis…
Au contraire d’Erostrate, Alexandre a eu la gloire et la postérité. C’est pour ça que j’ai été le chercher pour clore mon récit. Dans la réalité, il a effectivement rencontré Diogène mais à Corinthe et non à Éphèse. J’ai piqué à l’historien grec Théopompe, cette idée qu’Alexandre, de passage à Éphèse, aurait rêvé de reconstruire le temple disparu. Et c’est dans ce contexte qu’il se demande qui a osé l’incendier. Et là, Théopompe lâche le nom d’Erostrate, bravant l’interdit de prononcer son nom.
Par-delà l’histoire et les légendes, votre récit résonne d’éléments très contemporains. Laisser une trace à tout prix, vaincre l’oubli de l’histoire… C’est l’illustration éternelle de la vanité humaine ?
Je voulais parler de la permanence de l’humanité, du sens des choses, de l’absurdité des comportements humains. Construire une existence sur terre, c’est compliqué. Lutter contre la vérité de l’éphémère, refuser de perdre le beau, la jeunesse, c’est une cause idiote. Sur ces points, nous ne sommes pas meilleurs ni pires que nos ancêtres les Grecs ! C’est peut-être pour ça aussi qu’on parle autant de transhumanisme aujourd’hui.
Sur le plan graphique, vous avez tiré votre inspiration de l’esthétique des vases grecs ?
J’ai volé la représentation que les Grecs faisaient des dieux sur leurs céramiques. Je ne voulais pas d’un Apollon beau mec avec des pectoraux. Je trouvais l’image vulgaire. Je l’ai représenté comme une silhouette noire avec un vague drap jeté sur l’épaule comme sur les vases grecs de l’Antiquité. Ce qui est amusant dans la bande dessinée, c’est de pouvoir se servir de pleins de toutes sortes de grammaires graphiques différentes. Je ne voulais pas d’une biographie ennuyeuse non plus. Le récit fonctionne un peu comme le chœur antique de la tragédie grecque. Ces dieux et ces mythes grecs sont très marrants à dessiner, à raconter. Quand je vois les dessins sur les poteries grecques, je sens ce que mes confrères de l’époque ont voulu faire et je suis admis en admiration devant leur talent. Ils m’émeuvent beaucoup. On fait le même métier, contrairement à ceux qui pensent qu’ils étaient incapables de dessiner. Il y a des goûts, des couleurs, des canons esthétiques propres à chaque époque. Ceux qui ont le pouvoir, ceux qui commandent ou achètent de l’art veulent dicter les codes de la représentation et ne financeront pas autre chose. C’est pareil en bande dessinée. On pourrait me faire remarquer qu’il n’était sans doute pas intelligent de publier un album pareil, pas si facile à lire, avec une couverture sans illustration… Mais je n’ai rien à perdre. J’ai toujours dessiné ce que je voulais comme je l’entendais. J’ai passé sept ans à confectionner cet album : trois ans pour l’écrire et quatre pour le dessiner. Au final, j’ai eu l’idée d’une couverture typographique assez contemporaine dans une tonalité de couleurs qui rappellent la poterie grecque. Ça sort de la bande dessinée. C’est presque une couverture de roman. C’est exigeant et en même temps intrigant. J’adore ça.
Erostrate, Martin Veyron, Dargaud.