Reportage
Dans la Ruhr, le lent décrochage des sociaux-démocrates
Longtemps dominant, le parti du chancelier Scholz perd des électeurs dans la ville industrielle de Bochum, au profit de l’extrême droite
Elsa Conesa
Bochum (Rhénanie-du-Nord-Westphalie) - envoyée spéciale - Avec son allemand parfait, ses manières polies et son allure soignée, Serdar Yüksel n’est pas exactement une gueule noire de la Ruhr. Il incarne pourtant un morceau de l’histoire de ce bassin industriel de l’ouest de l’Allemagne. Fils d’immigrés kurdes de Turquie venus faire tourner les aciéries de ThyssenKrupp dans les années 1960, cet élu social-démocrate de Bochum, âgé de 51 ans, est né au cœur de l’ancienne région minière. Son héritage est celui des « Kruppianer » , ces ouvriers métallos dont on dit qu’ils sont nés à l’hôpital Krupp, ont travaillé à l’aciérie Krupp, ont vécu dans un lotissement Krupp, ont consommé Krupp et ont passé leurs vieux jours dans une maison de retraite Krupp. « Mon père travaillait chez ThyssenKrupp, mon frère aussi, mon beau-frère et beaucoup d’amis, explique-t-il. Dans chaque famille, il y a des anciens. Quinze mille personnes travaillaient ici dans l’acier. Il en reste environ 3 000. Mais aujourd’hui, il y a une réelle insécurité. »
A l’automne 2024, l’entreprise a fait savoir qu’elle comptait supprimer 11 000 postes. A Bochum, 1 000 emplois seraient concernés. Mais ce qui se joue va au-delà. Les emplois dans l’industrie, bien payés et protégés par des acquis sociaux anciens, font vivre confortablement des familles entières depuis des générations. Les conditions sont si favorables que même les syndicats refusent d’en parler. Chaque emploi industriel en entraîne trois autres dans son sillage, une manne pour la région.
C’est cet équilibre historique, protégé par des organisations puissantes comme le syndicat IG Metall, auquel près de 100 % des ouvriers de ThyssenKrupp adhèrent, qui forme ici le socle du Parti social-démocrate (SPD). Et que la crise de l’industrie, qui frappe l’Allemagne depuis 2022 sous l’effet d’une énergie coûteuse et de la concurrence chinoise, menace une nouvelle fois de faire vaciller.
A Bochum, les bâtiments en brique rouge désertés et l’ancien chevalement en métal haut de plus de 70 mètres rappellent que la région n’en est pas à sa première crise. Le taux de chômage y est de 9 %, 3 points de plus que la moyenne nationale. Pourtant, avec ses petites maisons proprettes et pelouses bien entretenues, elle ne renvoie pas l’image d’une ville à la splendeur déchue. Et la dynamique de l’extrême droite, qui dépasse 20 % dans les sondages nationaux pour les législatives du 23 février, ne s’observe pas vraiment dans cette région au passé industriel, qui semblerait prédestinée à basculer. Le SPD, qui tient la mairie de Bochum depuis 1946, demeure incontournable. Mais il recule presque à chaque élection.
« Le SPD reste très fort à Bochum comme ailleurs dans la Ruhr, explique Tobias Cremer, député européen (SPD). C’est un parti ancré dans la société civile, littéralement. Quand j’étais enfant, toutes les personnes actives dans la communauté avaient un lien avec le SPD, les entraîneurs du club de foot, ceux qui aidaient au presbytère, les élus syndicaux… » Ils n’avaient, dit-on, même pas besoin de coller des affiches pour dépasser les 50 % dans les urnes. Jusqu’en 2005.
« Un passé d’immigration »
La longue tradition d’immigration de la Ruhr, qui a vu des générations de Polonais, d’Italiens, d’Espagnols, de Grecs et de Turcs s’intégrer par le travail dans les mines et les hauts fourneaux, a longtemps servi d’antidote à la montée de l’extrême droite. « Le ressentiment que les gens ont contre les immigrés se heurte ici à la réalité, observe Serdar Yüksel . Aujourd’hui, 30 % des habitants de Bochum ont un passé d’immigration. Et ça fonctionne. Regardez-moi, je suis président du SPD ici, et je n’ai pas une tête à m’appeler Hans Müller. »
L’industrie, qui ne représente plus que 17 % des emplois à Bochum, a en partie été compensée par des emplois de service. Le premier employeur est l’université de la Ruhr, et des entrepôts de logistique se sont installés sur des friches. Mais cette transformation pèse sur les structures sociales. « Dans l’industrie, un seul salaire permet de nourrir toute la famille , résume Carsten Grote, élu d’IG Metall chez ThyssenKrupp. Avec ces nouveaux emplois, ça devient difficile. » Les salaires sont de 20 % à 25 % inférieurs, confirme l’association patronale de Bochum. Et les conditions de travail n’ont généralement rien à voir.
« Le SPD ne s’intéresse plus aux travailleurs » , s’emporte Nicole (elle n’a pas donné son nom), la cinquantaine, qui promène son chien dans un quartier résidentiel près du site de ThyssenKrupp. Elle est vendeuse, mais son père et son grand-père travaillaient dans l’acier, son mari aussi. Elle ne sait pas encore pour qui voter, mais hors de question que ce soit pour le SPD. Le réflexe électoral n’a plus rien d’évident, explique-t-elle, même chez les membres d’IG Metall. Son voisin, retraité de ThyssenKrupp, s’inquiète, lui, de la progression du parti d’extrême droite AfD dans la région, qu’il juge « trop rapide » . Comme beaucoup d’autres retraités métallos du quartier, il a toujours voté SPD.
La crise de l’énergie, qui a renchéri le coût de l’électricité de 30 %, a nourri ici un fort ressentiment, en particulier contre les Verts. Le candidat de l’Union chrétienne-démocrate (CDU), Friedrich Merz, favori pour la chancellerie, l’a bien compris, fustigeant l’« idéologie » des écologistes lors d’une rencontre avec les représentants des comités d’entreprise à Bochum, le 13 janvier. « Personnellement, je ne crois pas que le passage rapide à une aciérie fonctionnant à l’hydrogène puisse être couronné de succès » , a-t-il déclaré, alors que toute la reconversion du site de ThyssenKrupp se fonde sur cette technologie.
« L’acier produit à l’hydrogène n’est pas compétitif, abonde Christian Loose, élu AfD de Bochum au Parlement régional. On peut toujours le subventionner, mais c’est dans cinq ou dix ans que les ouvriers perdront leur job. » Le charbon est pour lui une meilleure option, « car il n’est pas prouvé que ça réchauffe l’atmosphère » , selon lui. Au contraire, « avec plus de CO2, vous avez une bien meilleure croissance des plantes dans le monde, affirme-t-il. Si vous regardez les statistiques, vous verrez que les régions d’Afrique sont devenues beaucoup plus vertes ».
Ton plus acide
A mesure qu’on s’éloigne du centre de Bochum, le ton se fait plus acide. A Wattenscheid, banlieue où se trouvaient des ateliers textiles dans l’après-guerre, l’AfD a récolté près de 25 % aux européennes de juin 2024. Ici, la pandémie de Covid-19 a eu raison de nombreux petits commerces du centre-ville. « Le SPD, je suis contre , affirme sans détour le gérant d’un petit tabac d’origine yézidie arrivé en 2014, qui votera pour la première fois cette année. Moi je suis avec l’AfD, je suis pour ceux qui soutiennent ceux qui travaillent, pas ceux qui filent 100 euros de plus aux chômeurs. »
Un peu plus loin, trois jeunes hommes piochent dans un carton de frites, debout dans le froid. « Avant, le SPD était très favorable aux ouvriers, mais ça fait vingt ans que c’est fini » , dit l’un d’eux, crâne rasé et tatouage dans le cou. « C’est les vieux à la retraite qui y croient encore, ajoute son acolyte, piercings dans l’oreille . Et les étudiants de l’université votent vert. Mais ils sont décalés avec ce qui se passe ici. Les gens qui travaillent sont de plus en plus pour l’AfD. » Deux sont fils de métallos, le troisième fils de boucher, mais aucun ne travaille dans l’industrie. Ils sont infirmier en soins intensifs, ouvrier du bâtiment et éboueur municipal. L’AfD n’est pour eux « pas assez à droite » , ils voteront pour le parti néonazi Heimat. « Il faut une politique pour les Allemands, pas pour les étrangers. Les gens vont mal, ici, ils doivent passer en priorité. »