January 22, 2025 | - | L'Humanité (site web) |
Une cartographie du grand continent des violences
Sophie Joubert
Littérature L'auteur de Deux Fois né interroge les violences qu'il a subies à la lumière de sa nouvelle paternité. L'un des très grands livres de cette rentrée d'hiver, préfacé par l'écrivaine Neige Sinno.
L'Hospitalité au démon, de Constantin Alexandrakis, Verticales, 240 pages, 20 euros
L'Hospitalité au démon, de Constantin Alexandrakis, Verticales, 240 pages, 20 euros
C'est le livre qu'on attendait. Sept ans après Deux Fois né, drôle d'odyssée en Grèce sur les traces d'un père inconnu, Constantin Alexandrakis affronte le démon qui le hante depuis l'enfance, des agressions pédocriminelles commises par un ami de sa mère, figure paternelle de substitution, « quelque part entre 9 et 14 ans ». Comme souvent, tout était là ; les faits avaient été racontés à livre ouvert dans ce premier texte paru en 2017. Deux ans plus tard, les prises de parole d'Adèle Haenel et Vanessa Springora ont ouvert les vannes des témoignages et libéré l'écoute autour des violences faites aux enfants et adolescents. Tout juste devenu père, l'auteur prend la vague de plein fouet, à nouveau assailli par son traumatisme. Comme le fait remarquer Neige Sinno, l'autrice de Triste Tigre, dans une courte et puissante préface, l'Hospitalité au démon « n'est pas un roman sur une terrible histoire d'enfant abusé ». Ce que dissèque Constantin Alexandrakis avec une déchirante sincérité, c'est la prise de conscience que lui, l'ancien enfant victime, est un danger potentiel pour sa fille et qu'il souffre de « phobies d'impulsion ». Un angle rarement abordé dans les livres récents sur l'inceste, à l'exception de Tout brûler, roman en vers de Lucile de Pesloüan (la Ville brûle, 2024).
Soit donc « le Père », autrement nommé la « Dark Tentative de Bon père de Famille (DTBPF) » ou seulement « la Tentative », personnage principal de ce texte qui tourne le dos à l'autofiction. Dans le rôle de la mère, Salomé, sa compagne depuis quinze ans. Rien ne va plus dans la vie du « Couple » depuis la naissance de leur fille. Un petit tyran en puissance, qui réveille son paternel d'un tonitruant « Debout patate ! » et s'assoit sur son visage pour lui raconter les aventures de Tchoupi. Entre deux disputes théâtrales, dont ils possèdent un répertoire infini, les parents alternent les tours de garde. Malgré la boxe, qu'il pratique à haute dose, malgré les psys, le Père plonge dans la dépression, déserte le lit parental et le domicile familial. Au bord de l'implosion, « le Couple », qui vit aux confins de la Finlande, emménage dans un ranch au Danemark avec quelques « copaines », une sorte de phalanstère proche de la nature où l'enfant, « la Principale », pourra s'ébattre.
des parenthèses à l'infini
Comme dans Deux Fois né, où il ouvrait des parenthèses à l'infini, Constantin Alexandrakis troue son texte d'expérimentations typographiques qui font écho aux langues scandinaves, lui donnent des allures de roman gothique crypté sur fond de black metal. Au-dessus du récit, planent la mètis grecque, la ruse d'Ulysse, et Loki, le dieu scandinave de la malice et de la discorde auquel l'anthropologue et philologue Georges Dumézil a consacré un ouvrage. Dans un exercice d'introspection à la troisième personne où le quotidien, qu'il faut bien assurer, cohabite avec les abîmes, le Père cherche des réponses dans les livres, dans l'expérience commune, avec l'ambition de « cartographier le Grand Continent des Violences Sexuelles ». Il lit Lolita, de Nabokov, pour réinterroger, comme l'avait fait Neige Sinno, le malentendu autour de ce roman qui met bel et bien en scène les mécanismes de la prédation d'Humbert Humbert. En apnée, il dévore le livre de l'animatrice Flavie Flament, un « coup de batte dans le réel » qui a débouché sur la modification de la loi sur le délai de prescription. Étouffé par le confinement, il échoue sur la « planète glauque », des sites Internet où se déversent des paroles sans filtre, pense trouver le réconfort auprès d'une association pilotée en sous-main par des catholiques intégristes proches de la Manif pour tous.
Influencé par sa lecture de la féministe radicale et controversée Andrea Dworkin, sa « vipère », le Père sonde sa propre masculinité et le potentiel de violence qu'elle contient : « Le Père a toujours besoin de se questionner comme agresseur, d'assumer ce danger intérieur, dans son corps d'homme, dans ses érections, ce questionnement tous les jours présent dans sa tête, et dans la discussion globale qu'on entame alors sur les violences sexuelles, sa masculinité perçue comme une menace, pour sa fille et pour sa compagne. » Et puis arrive le point aveugle qui produit un retournement inattendu, un mur d'incompréhension qui en dit long sur le chemin qu'il reste à parcourir et sur la responsabilité d'une société qui fait peser sur des victimes « chair à canon » la recherche d'une solution. Parce que la cartographie des violences est vouée à l'inachèvement, leur combat est sans fin et leur solitude immense.