Cour Suprême des Etats-Unis : Clarence Thomas, le juge extrême
SOLVEIG GODELUCK
Deux ans et demi après sa décision contestée sur l'avortement, la Cour suprême des Etats-Unis n'a jamais été aussi puissante et critiquée qu'à la veille du second mandat Trump. Le doyen des neuf juges incarne la révolution conservatrice qui l'a transformée.
En ce matin de décembre, à la Cour suprême des Etats-Unis, on débat du droit des mineurs à changer de sexe. Après le président Roberts, Clarence Thomas est le premier à prendre la parole parmi les neuf juges nommés à vie. Question de préséance : le magistrat afro-américain est à la fois le plus âgé, 76 ans, et le plus ancien, ayant été nommé en 1991 par George Bush père. Son visage reste impavide, un peu las, quand il interroge l'avocate de la défense. Il est engoncé dans sa robe noire, monolithe inébranlable.
Ce catholique fervent réserve le fond de sa pensée, mais ses interventions laconiques, distantes, sont scrutées par tous les juristes, les lobbyistes et les journalistes qui gravitent autour de la Cour, vivent et respirent avec elle. L'affaire est mal partie pour les adolescents transgenres, murmurent-ils.
Cela fait si longtemps que Clarence Thomas exerce dans le saint des saints des institutions américaines, un énorme temple grec dans le campus fédéral de Washington, avec ses piliers cannelés et son tympan sculpté. Le patriarche est le témoin d'une transformation profonde de la Cour suprême, qui a commencé avant son ère, et s'est accélérée avec la révolution culturelle de la droite sous Donald Trump. L'ex et futur président a pu nommer trois juges, un record à l'origine d'une super majorité conservatrice de six juges sur neuf.
Clarence Thomas a soutenu toutes les grandes décisions des trois dernières années qui ont fait parler de la « Cour extrême », car elles ont conduit à un recul du droit à l'avortement et de la protection des minorités raciales ou sexuelles.
C'est une Cour de combat, et cela ne plaît pas à tous les Américains. Depuis 2022, sa popularité stagne entre 40% et 43%, alors qu'elle avait atteint 62% en 2000-2001, selon l'institut Gallup. Sa réputation a également été entachée par une rafale de scandales. Deux juges conservateurs ont accepté des cadeaux gênants de leurs riches ami et dissimulé leurs conflits d'intérêts. Parmi eux… Clarence Thomas.
Le média en ligne ProPublica a révélé en 2023 que ce dernier n'avait pas déclaré pendant vingt ans des vacances payées par des milliardaires, notamment un voyage en Indonésie à bord du jet privé du promoteur Harlan Crow, avec hôtel à Bali et croisière en yacht, et au moins six séjours dans la villa californienne du magnat de l'immobilier. Le Texan a également payé les frais de scolarité du fils adoptif de Clarence Thomas et acheté la maison de sa mère, pour qu'elle n'ait plus de loyer à régler.
Ces cachotteries portent un coup à l'image d'impartialité du juge, déjà compromise par l'activisme politique de sa femme. Virginia Thomas, « une idéaliste à l'ancienne » , comme dit son mari, blanche et réactionnaire, a manifesté devant la Maison-Blanche le 6 janvier 2021 avec les tenants de la thèse de « l'élection volée ». Sa petite société de consulting conseille des organisations conservatrices qui plaident à la Cour suprême pour les droits religieux et contre ceux des gays et des transgenres.
Clarence Thomas, fer de lance de la révolution cuturelle
Ça n'a pas empêché Clarence Thomas de devenir le fer de lance de la révolution culturelle conservatrice au sein d'une institution qui polarise la société. Etrange destin pour un petit garçon pauvre de Géorgie qui a passé son enfance dans les basses terres au sud de Savannah. Il est issu de la communauté geechee, ces descendants d'esclaves réfugiés dans les îles barrières entre la Caroline du Nord et la Floride, moqués pour leur drôle d'accent « étranger » et leurs traits « négroïdes », raconte-t-il dans sa biographie. Dans la cabane où il est né, il n'y avait pas d'eau et et juste une unique ampoule électrique.
Avec son petit frère, ils ont été abandonnés à leurs grands-parents. « Sombre, fort et fier » , le grand-père, un tyran domestique surnommé « Daddy » a exigé d'eux qu'ils excellent à l'école pour décrocher « un emploi avec costume cravate » et qu'ils triment aux champs pendant les vacances. Castrer le maïs, couper le tabac : son remède contre l'indolence. Plus des coups de ceinture pour mater l'indiscipline. Clarence Thomas ne lui en a pas voulu. Au contraire, il lui a consacré son livre, intitulé Le fils de mon grand-père (HarperCollins, 2007), un ouvrage conçu en contrepoint aux biographies non autorisées.
L'obsession éducative de Daddy a contraint le gamin pauvre à évoluer dans le monde des Blancs, où il a dû se débarrasser de son accent geechee. Il a été placé dans une école primaire catholique, sous la houlette des « soeurs nègres », des Franciscaines blanches qui professaient l'égalité raciale aux temps du Klu Klux Klan. Entré au séminaire en 1967, il a renoncé à devenir prêtre, choqué par le racisme ambiant. Son grand-père furieux lui a coupé les vivres, mais il a décroché une bourse pour une université catholique du Massachusetts.
Après avoir décroché une bourse pour une université catholique du Massachusetts, cet excellent étudiant y a cofondé un syndicat d'étudiants noirs. Fan de Malcolm X, Clarence Thomas se pensait de gauche. En 1971, accepté dans les meilleures universités de l'Ivy League, il choisit Yale. Il s'y est battu pour obtenir que les étudiants noirs soient regroupés au même étage du dortoir. Avec des doutes. Voulait-il vraiment de cette ségrégation auto-infligée ? Et qu'un émissaire des Black Panthers lui dicte quoi penser ? En 1971, accepté dans les meilleures universités de l'Ivy League, cet excellent élève a choisi Yale.
Martin Luther King venait d'être assassiné. Dans une sorte d'élan de repentance, les établissements ont commencé à favoriser l'admission des étudiants afro-américains. Clarence Thomas est entré à Yale l'année où la discrimination positive a été mise en place. « J'ai vite compris que les Noirs qui en bénéficiaient étaient regardés différemment. Cela m'avait fait souffrir d'entendre que j'étais bon au séminaire 'malgré' ma race, mais c'était encore pire de sentir que j'étais à Yale 'à cause' d'elle » , écrit-il. À Yale, l'ex-séminariste a renoncé au catéchisme démocrate de l'élite.
Le jeune diplômé a eu le sentiment d'avoir été dupé lorsqu'aucun cabinet d'avocat n'a voulu l'embaucher. Il a mis vingt ans à rembourser ses frais de scolarité. Sur son diplôme, il a collé une étiquette de prix « 50 cents » décollée d'une boîte de cigares, « pour me souvenir de l'erreur d'avoir été à Yale » .
Ce sont des républicains blancs qui lui ont donné sa chance. Recruté par le procureur du Missouri, John Danforth, il s'est soudain « senti à la maison » loin des progressistes revendicatifs de Yale. Un marchepied qui lui permettra plus tard d'être recruté par Ronald Reagan comme patron de l'agence pour l'égalité des chances. « J'avais passé tant de temps à réfléchir obsessivement sur la race, et j'avais perdu de vue le reste de ce que le monde avait à offrir. Mes amis savaient, eux, ce qui compte : la famille, la maison, l'Eglise, les amis. »
Son ami John Bolton, qui fut le conseiller à la Sécurité nationale de Donald Trump, raconte que pendant son exil dans le Missouri, il lui a envoyé quantité de livres et d'essais du think tank conservateur American Enterprise Institute, contribuant à sa conversion républicaine. Les deux juristes se sont rencontrés à Yale. Clarence Thomas avait été touché que cet inconnu lui rapporte son portefeuille égaré.
« Quelques jours plus tard, je suis descendu dans la cave de ma résidence étudiante pour faire ma lessive, et il était là, en train d'étudier. Il s'était installé un bureau, avec une table et une chaise. Nous avons commencé à discuter et nous avons trouvé que nous avions plus de choses en commun qu'attendu » , raconte l'ancien ambassadeur aux Nations unies, qui se flatte d'avoir été l'un des deux seuls conservateurs dans une promotion de 160 étudiants.
« Une nuit, il me parlait de la nécessité de mettre en place tel programme fédéral, et puis tel autre. Je lui ai dit : pourquoi cette foi dans le gouvernement ? Il y a cent ans, le gouvernement considérait les gens comme toi comme une propriété » , se souvient John Bolton. La recherche du « petit gouvernement » est une clé de compréhension de l'action de la Cour suprême sous Clarence Thomas.
Une Cour des plus clivées
« Il est le juge conservateur le plus cohérent de l'époque contemporaine » , estime le républicain. Ses prédécesseurs William Rehnquist et Antonin Scalia auraient pu peser lourd, mais ils n'avaient pas la majorité, rappelle-t-il : « Thomas est là depuis si longtemps, il a écrit tant d'opinions qu'ils auraient aimé écrire… Il a eu tant de clercs, trois ou quatre par an, qui deviennent maintenant juges ou enseignants dans les plus grandes écoles… Il a un impact incroyable. »
Pour Stephen Vladeck, constitutionnaliste et enseignant à Georgetown University, la période Thomas est plutôt celle d'une profonde dérive de la Cour suprême. Ce n'est pas sa vision conservatrice qu'il critique, mais sa propension à s'arroger toujours plus de pouvoirs, minant la République. Il le raconte dans un ouvrage publié en 2023 ( The Shadow Docket , Basic Books). Au cours du siècle passé, les parlementaires lui ont cédé le contrôle de l'agenda législatif, parer aux urgences, décider quelles affaires entendre. La Cour a multiplié le recours aux injonctions éclair, souvent non motivées, et parfois lourdes de sens - par exemple pour valider l'interdiction de l'avortement au Texas avant même même la révocation en 2022,sur tout le territoire (Roe vs Wade). « La Cour peut à présent décider de participer à la guerre des cultures » , conclut l'auteur.
De fait, elle fond sur les cas à la fois très spectaculaires et très clivants idéologiquement. Parce que « depuis 2010, pour la première fois dans l'histoire de la Cour, chaque juge est exactement aligné avec le président qui l'a nommé, alors qu'avant, il y avait des républicains libéraux et des démocrates conservateurs » , pointe Stephen Vladeck. Les affaires les plus médiatisées ces dernières années ont été jugées à six contre trois, républicains contre démocrates.
« Nous arrivons à un point d'inflexion, parce que le règne de Trump et d'un seul parti pourrait en faire le dernier rempart, alors que l'impopularité de la Cour a augmenté , poursuit Stephen Vladeck . Si elle résiste à Donald Trump, va-t-il écouter, ou bien va-t-il rameuter ses partisans contre elle ? Voilà pourquoi il est important qu'elle bénéficie d'un soutien populaire. »
Pour cela, le remède n'est pas de plafonner les durées de mandat, comme l'a proposé le président Biden. Ni même de taper sur les doigts d'un juge qui se fait offrir des vacances. « Je pense que la Cour devrait soutenir davantage les réformes. Elle devrait aussi traiter des affaires très médiatiques qui ne divisent pas les juges selon des lignes idéologiques. Et tolérer d'être critiquée, car la critique est une bonne chose », conseille le constitutionnaliste.
Pour John Bolton, cette Cour suprême n'est ni extrême, ni partisane : « Les médias ne comprennent pas qu'il s'agit d'une divergence philosophique sur l'interprétation de la Constitution. Les libéraux la voient comme un document vivant dont peuvent émaner de nouveaux droits constitutionnels, alors que les conservateurs appliquent le texte, en tentant de discerner les intentions de ses rédacteurs. »
Cette Cour saura-t-elle résister à Trump ? « Clarence fera ce qu'il faut » , assure son ami. Quand le président élu a dit vouloir mettre en congé le Sénat pour éviter qu'il ne censure des nominations gouvernementales controversées, le juge a signalé que cette pratique devait rester strictement encadrée, argumente-t-il.
On parle aussi d'un éventuel départ à la retraite de Clarence Thomas avant 2029, sousla présidence Trump, pour s'assurer qu'un républicain lui succède. Ce serait un investissement politique avisé, comme celui qu'a fait feu George Bush il y a trente quatre ans en choisissant un juriste noir de Géorgie né dans une cabane.
Solveig Godeluck