AUTRE
Le langage selon Erasme : châtié et de charretier
Par Robert Maggiori
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C ertes, il y a l'Eloge de la folie – d'où émane cette lumière trop forte qui rend aveugle à tout le reste, un peu comme pour la Divine Comédie, effaçant tout ce que Dante a écrit d'autre. Paru en 1511, l'Eloge est un immense succès littéraire, lu dans toute l'Europe, sans cesse réédité, cité, imité. La folie qui y est décrite est double et opposée : celle, radieuse, de la foi dans le Christ, la folie de la Croix, et celle, piteuse, de l'illusion, du mensonge, de l'ignorance contente d'elle-même, de l'outrecuidance, de la bêtise et de la crédulité avec lesquels les hommes jouent la «comédie de la vie» en fuyant tout ce qu'exigerait la connaissance de la vérité et des dures réalités. La première est digne d'éloge, parce qu'elle tient à l'ardeur de la foi, à la piété, la caritas : vertus chrétiennes qui sont pourtant bafouées par l'Eglise elle-même, ses hauts dignitaires et ses nonces apostoliques, ses papes, ses monseigneurs et ses curés.
L'Eloge de la folie n'est cependant pas le seul joyau serti par Erasme de Rotterdam, ni le plus populaire de ses ouvrages : si on considère la diffusion, le nombre de traductions, les rééditions ou les parutions en extraits, la palme revient plutôt à ses Colloques et aux Adages. Par au moins ces trois oeuvres, Erasme connaît de son vivant une grande renommée – mais guère de reconnaissance. Fustigée, moquée, la sainte Eglise romaine se venge : elle l'accuse «d'avoir pondu les oeufs que Luther allait couver» et, dès que le pape Paul IV promulgue l'Index librorum prohibitorum (1559), elle y inscrit aussitôt les ouvrages du philosophe. Les Adages restent à l'Index jusqu'en… 1900. Dans l'autre camp, celui de la Réforme, on l'enrôlerait bien, car on le tient pour un ami spirituel, un précurseur du protestantisme. Mais l'humaniste ne change pas de soutane, et écrit même Sur le librearbitre, dirigé contre Luther, lequel, du coup, le traite de bouffon, auteur d'une oeuvre d'«ordures et excréments». Des origines obscures Des Adages existe une édition somptueuse (cinq volumes en coffret), publiée aux Belles Lettres en 2011, sous la direction de Jean- Christophe Saladin. Chez le même éditeur, on dispose à présent d'une édition tout aussi remarquable des Colloques («Dialogues de la vie courante, propres non seulement à polir le langage de la jeunesse mais à édifier nos moeurs»), une «première édition intégrale», bilingue latinfrançais, établie, présentée et traduite par Olivier Sers.
Qui est Geer Geertz, alias Desi- derius Erasmus Roterodamus ? Ses origines sont obscures : le «prince de l'humanisme» est le fils bâtard d'un prêtre, Gerhardt de Gouda, et d'une certaine Marguerite de Zevenberghe, dont on ne sait pas grand-chose. Il est né à Rotterdam, en 1466 ou 1469. Après la mort de ses parents, emportés par la peste en 1479, il est pris en charge par un de ses instituteurs, qui assure sa scolarité dans une école de Gouda puis l'envoie au collège des Frères de la vie, une communauté catholique de Deventer, la Latinijse School, où il se révèle «surdoué», et une autre institution à Bois-le-Duc, dans le Brabant. Il entre ensuite au couvent augustinien de Steyn et est ordonné prêtre l'année où Colomb découvre les «Indes». Dispensé de la vie monastique, de l'habit et des offices sacrés, il voyage. Il est d'abord au service de l'évêque de Cambrai, puis s'en va étudier à Paris («étudiant déçu par la Sorbonne scolastique, boursier au collège de Montaigu, le quittant pour ne pas y périr de faim et de saleté»), se rend à Louvain, Bâle et Fribourg, gagnant sa vie comme précepteur. Ses pérégrinations le conduisent à Florence, à Rome, à Venise – où il fait la connaissance de l'imprimeur et lettré Alde Manuce, le plus grand typographe de son temps (inventeur de caractères, de l'italique et du format in-octavo) qui lui ouvre sa bibliothèque, célébrée dans toute l'Europe, riche comme aucune autre d'ouvrages rares et de manuscrits grecs.
C'est à ce moment-là qu'il commence à recueillir les maximes et proverbes du monde classique qu'il étudiera dans les Adages. En 1506, à Turin, il obtient son doctorat de théologie. Il quitte l'Italie trois ans après, avec, en tête, le projet d'un «éloge de la folie», qu'il rédige à Londres, peut-être dans la maison de son hôte, Thomas More, l'auteur de Utopie. Après un séjour à Paris, il retourne en Angleterre, à Cambridge, où on lui confie en 1511 une chaire de grec et de théologie. Il revient à Bâle en 1535 – où il refuse d'être nommé cardinal. C'est là qu'il meurt le 12 juillet 1536. Michel-Ange avait alors 61 ans, Rabelais 43, Calvin 27, et Montaigne était un bébé de 3 ans. On évalue la production érasmienne à près d'une centaine de volumes, dont un Manuel du soldat chrétien, l'établissement de nombreux textes des Pères de l'Eglise et, surtout, l'édition cri- tique du texte grec du Nouveau Testament, qui fait l'effet d'une bombe dans une Europe chrétienne profondément attachée au latin et à la Vulgate.
«demain on rase gratis» On a dit des Adages qu'ils étaient le soleil de la Renaissance. On devine en effet ce qu'Erasme a dû consulter comme documents du passé, recueils de vers, pièces comiques et tragédies, traités de philosophie, cuisine, littérature, médecine, musique, histoire, astronomie pour recueillir et expliquer de façon si enjouée, drôle, tant de maximes, de sentences, d'apophtegmes (4151 proverbes tirés de la littérature gréco-latine) et montrer la genèse du parler populaire et de la culture de son temps – dont maintes «graines de sens» ont été charriées jusqu'à nous : «parler comme un charretier», «entre le marteau et l'enclume», «demain on rase gratis», «tomber dans le panneau», «souffler le chaud et le froid», «jeter de l'huile sur le feu», etc. L'objet des Adages est clair cependant : recueillir les fleurs de la sagesse antique pour transmettre, à travers les époques, le sens fondamental de ce qui «humanise» l'homme, de ce qui véhicule les valeurs universelles de tolérance, de dignité et de liberté. Plus malaisé est de dire «ce» que contiennent les Colloques – publiés en 1518 à l'insu de son auteur, puis repris dans une édition autorisée – corrigés, amendés, transformés, peaufinés, augmentés par Erasme jusqu'à devenir l'oeuvre d'une vie.
Il s'agissait pour le philosophe, au début, de faire, dirait-on aujourd'hui, un «manuel d'«anglais» courant», à savoir une sorte de dictionnaire qui favoriserait l'apprentissage du latin non pas en le fixant dans un poussiéreux classicisme mais en l'introduisant dans la conversation de tous les jours, en en faisant un outil de communication vivant et pratique : assimiler la langue latine pour lire Cicéron, certes, mais surtout pour l'utiliser dans les occurrences les plus ordinaires, saluer, dire au revoir, parler à une personne âgée, un enfant ou un(e) fiancé(e), organiser un repas, jouer, s'enquérir de la santé d'un proche, marchander, présenter ses voeux pour une fête, un mariage, une naissance… Mais à mesure que son auteur les retouche, les Colloques – in primis traité d'éducation morale et religieuse à usage des enfants, des parents et des professeurs – débordent de toutes parts et composent comme une «Humaine comédie». Fidèle à l'esprit des Evangiles, ennemi des doctrines et des doctrinaires, défendant la foi qu'on éprouve contre les dogmes qu'on impose, Erasme étrille le culte des saints et autres pratiques liturgiques bigotes, critique les positions théologiques de Luther et Zwingli, fustige le monachisme, dénonce l'ignorance du clergé, proteste contre la guerre… Ses conversations ne manquent certes pas d'être philosophiques, et font penser aux dialogues platoniciens. Mais, le plus souvent, elles ressemblent à ce qu'on appellerait à présent des «propos de bistrot», des sketches, des saynètes irrévérencieuses, «à jouer dans des décors de préau», écrit Olivier Sers, «de salle d'attente de ligne de coche, de réfectoire d'auberge, de pavé de carrefour, de carreau de halle, de parvis d'église, de sacristie, de bibliothèque, de banquet, d'alcôve ou de chambre de bordel». Ado, matelot, courtisan, mendiant Livre-feuilleton, spicilège, miscellanées, recueil infini, les Colloques abordent en effet tous les sujets de conversation, ceux que peuvent tenir aussi bien des philosophes, des grammairiens, des alchimistes, des théologiens, que des vieillards qui s'en vont au marché, des jeunes garçons et des jeunes filles, l'adolescent paresseux, la mère de famille, Maria et son amoureux, «Sophron et la putain», le valet, le lanceur de boules, l'arbitre, le chasseur («je prendrai des sauterelles au lasso et piégerai des grillons»), la «vierge ennemie du mariage», le cuisinier, le jardinier, le matelot, l'«abbé et l'érudite», le chartreux, le touriste religieux, le boucher, le cocher, le maquignon, le mendiant, le courtisan, le mercenaire, l'«essayeur de tout», l'aubergiste, le peintre, le «chevalier sans cheval»… Si bien que, «farcis de pastiches, de philologie, de métrique, d'exégèse, d'apologétique, d'humour, de calembours, fourre-tout de brouillons et d'études fouillées, puzzle en vrac, synthèse», les Colloques deviennent «journal d'une vie, d'un siècle, d'un monde, livre-univers». D'une telle mine – comme de celles des Adages et de l'Eloge de la folie – on peut tout extraire, pierrailles d'un monde antique qu'on ne sait plus identifier, et, surtout, pierres précieuses qui n'ont rien perdu de leur éclat et dont aujourd'hui on pourrait faire trésor. Car que dit au fond, en souriant, Erasme de Rotterdam – le philosophe du libre-arbitre et du cosmopolitisme («là où je suis, là est ma patrie»), apôtre de la modération et de la nuance, militant chrétien de la paix, partisan du mariage des prêtres, défenseur de la dignité et l'émancipation intellectuelle des femmes, critique caustique du fanatisme et de la superstition… ? Eh bien que le «colloque», la conversation ouverte et tolérante, le dialogue argumenté et nuancé, soutenu par le savoir, sont les antidotes de la crédulité, de l'arrogance et de l'imbécillité.• Erasme de Rotterdam Les Colloques Première édition intégrale, amendée, présentée et traduite par Olivier Sers, révisée par Danielle Sonnier. Les Belles Lettres, 1376 pp., 79 €.
Illustrations de 1875 par Jules Chauvet (1828-1898) pour les Colloques d'Erasme. Illustrations Jonas. LA COLLECTION
Erasme par son contemporain Metsys (1517). Bridgeman images