Débats
« Dix ans après « Charlie » , passer son temps à pleurnicher reviendrait à trahir ceux qui sont morts »
Dix ans après l'attentat de Charlie Hebdo, son ancien directeur* jette un oeil rétrospectif sur ce drame. Il parle aussi de la rédaction actuelle et dénonce la démission morale d'une certaine intelligentsia française face à l'islamisme.
Gaschignard, Constantin
LE FIGARO. - Vous, l'ancien directeur de Charlie Hebdo , quel souvenir gardez-vous du 7 janvier 2015 ?
PHILIPPE VAL. - Le choc dissipe toute réflexion ; dans ces moments, on n'est pas là à tirer des grands principes. On tâche de se tenir debout, on se demande pourquoi on est encore en vie, soi. On pressent que ça demeurera irréparable et que l'on portera l'indicible toute sa vie, que l'on devra vivre avec tant bien que mal. Cabu, Wolinski et les autres, ces hommes avec qui j'ai longtemps travaillé, j'ai refait le monde avec eux des centaines de fois. La joie de vivre était leur ligne de conduite morale. Cela ne veut pas dire qu'ils ne traversaient pas l'angoisse ni la tristesse, mais il faut bien comprendre que la joie de vivre est nécessaire pour produire un hebdomadaire satirique. Maintenant qu'ils sont morts, on n'a pas le droit de passer son temps à pleurnicher, ce serait les trahir.
Quel regard portez-vous aujourd'hui sur cette rédaction, sur la façon dont elle a traversé les dix ans qui se sont écoulés depuis l'horreur, notamment le procès en 2020 ?
Je n'y connais plus tout le monde, mais je trouve cette rédaction très courageuse. C'est ô combien difficile de faire vivre un journal devenu un symbole, dans une forme de quasi-clandestinité. Du temps où je dirigeais Charlie , beaucoup de monde y passait, collègues, écrivains, artistes en tous genres. Un journal se nourrit aussi de cette convivialité, des gens qui lui sont proches et en font une famille ouverte. Ce n'est plus possible aujourd'hui pour des raisons de sécurité, mais ils persévèrent et pour cela ont toute mon estime.
Au moment du procès en 2020, Riss (l'actuel directeur de la publication, NDLR) a eu raison de republier les caricatures pour mettre en évidence leur caractère anodin. Mais aussi pour montrer à quel point cette affaire qui fit tant de morts part d'une fake news, puisque les caricatures qui ont mis le feu au Moyen-Orient ne sont pas celles qu'on a publiées en 2006, initialement parues dans le quotidien danois Jyllands - Posten . Autre leçon, si tous les journaux qui s'y étaient engagés avaient publié comme nous les caricatures, jamais il n'y aurait eu d'attentat, et peut-être l'islamisme n'aurait-il pas prospéré avec la même facilité chez nous.
Dix ans plus tard, les politiques et les médias nomment-ils mieux la menace islamiste ? Si l'on ne craint pas de parodier la Cène aux Jeux olympiques, publierait-on en 2025 des caricatures de Mahomet ?
Une généralité ne saurait tenir lieu de réponse à cette question. En dix ans, une partie de la presse a bougé sur ce thème-là, prenant conscience des périls que fait courir l'islam politique en Europe et en France particulièrement. Les chaînes d'information, des titres comme Le Figaro, Le Parisien, Le Point, L'Express, pour ne citer qu'eux, réalisent un vrai travail d'enquête. Maintenant, il y a une presse gardienne de l'ordre moral qui, elle, ne l'a jamais fait et ne compte pas le faire. Je veux parler du Monde , de sa ligne propalestinienne bien étrange pour un journal qui se prétend « de référence ». Je ne remets pas en cause la liberté de la presse, mais l'influence que ce titre exerce sur le monde politique, médiatique et universitaire par son magistère autoproclamé. Même Libération fait des efforts !
Concernant la cérémonie d'ouverture des JO, Thomas Jolly a un immense talent, mais le rôle de Patrick Boucheron s'est avéré néfaste. Cet historien semble n'aimer ni la France ni la culture européenne. Disons qu'il eût été bienvenu que la parodie du christianisme fût accompagnée d'une parodie de l'islam, par exemple. Moquer les chrétiens ne comporte aucun risque, aucune transgression. Les intégristes de cette confession m'ont intenté des procès dans les années 1990 mais, à ce que je sache, ils ne tuent personne.
Que vous inspire le souvenir des marées humaines - 4 millions de Français, un record - qui défilèrent partout en France derrière le slogan
« Je suis Charlie » ?
On ne peut pas dissocier ce message de ses variantes, « Je suis juif » et « Je suis flic » , car n'oublions pas la prise d'otages de l'Hyper Cacher qui intervient deux jours après Charlie , le 9 janvier. Il ne s'agissait pas de manifester une adhésion idéologique à Charlie , mais de défendre les valeurs européennes dont le judaïsme, le christianisme et la pensée grecque sont constitutifs, ainsi que la délégation de la violence légitime à l'État, théorisée par Hobbes.
En dehors du cercle politico-médiatique, les gens ont pris à cette occasion la mesure de la guerre qui nous était menée. Une cinquantaine de dirigeants mondiaux réunis pour une marche, cela marque inévitablement. Certaines élites politiques et intellectuelles, donc prescriptrices, ont en revanche rapidement préféré oublier leur émotion de janvier 2015. Par lâcheté. En témoigne la campagne présidentielle, un an plus tard, durant laquelle pas un candidat n'a daigné évoquer ces manifestations qui ont rassemblé plus de Français qu'à la Libération de Paris. Tous ont tu cet événement pourtant incroyable, soulevant sans doute des problèmes trop dérangeants et complexes à régler. Mieux vaut parler de TVA.
Voyez-vous une défaite culturelle dans notre résignation collective à vivre désormais dans un climat de vigilance permanente ?
Les libertés fondamentales sont préservées, même s'il est vrai qu'on a collectivement pris le pli de vider nos sacs à l'entrée des musées, que la présence de militaires dans les gares nous est devenue familière. À côté de cela, nos services de renseignements déjouent des attentats, démantèlent des groupes dangereux en permanence. Ce volontarisme implique des contreparties pour les citoyens, mais qui les refuserait ?
La vigilance ambiante, regrettable en soi, constitue un état transitoire. La défaite culturelle réside plutôt à mes yeux dans la panne contemporaine de la transmission. Que des enseignants se voient contester le savoir qu'ils prodiguent, voilà qui doit sérieusement nous inquiéter. Quand des professeurs craignent d'enseigner Darwin ou la Shoah, c'est que la peur a gagné. Or la peur, précisément, est le principal vecteur de la terreur islamiste.
Comment analysez-vous la gauche et son évolution : d'un Jean-Luc Mélenchon, héraut de la laïcité en 2015 converti au clientélisme, à un François Hollande, président alors, désormais député allié aux Insoumis à travers le NFP ?
Le premier, en trotskiste confirmé, entretient la certitude qu'une minorité peut prendre le pouvoir en semant le chaos. C'est le scénario des bolcheviks en 1917. Jean-Luc Mélenchon calcule, jouit d'une ivresse d'orateur à défaut d'avoir des convictions. Pour le second, mystère... Je ne m'explique pas que le tenant d'une gauche plutôt libérale et traditionnellement imperméable aux manoeuvres révolutionnaires ait accepté de si sombres accords d'appareils. Connaissant personnellement François Hollande, cela m'a beaucoup étonné. Le Parti socialiste, en ce moment, se déshonore par l'alliance du Nouveau Front populaire.
* Journaliste, ancien directeur de « Charlie Hebdo » de 2004 à 2009, puis de France Inter, Philippe Val a récemment publié « Rire » (Observatoire, 2024).