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Histoire, samedi 4 janvier 2025 - 13:00 1180 words
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January 2, 2025 - Le Nouvel Obs

Comment les mathématiques ont inspiré la première Constitution d'Athènes

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La découverte de deux hellénistes bouleverse notre regard sur la naissance de la première Constitution athénienne.

Les chercheurs en sciences humaines aussi résolvent des équations. La preuve par le travail de l'historien Paulin Ismard et du philosophe Arnaud Macé. En s'intéressant aux mathématiques en Grèce antique, ils sont en passe de révolutionner nos idées sur la fameuse réforme de Clisthène, qu'on tient pour l'origine de la démocratie athénienne. La postérité présente le dénommé Clisthène comme l'homme qui a planifié l'organisation de la cité grâce à laquelle tous les habitants sont devenus « égaux devant la loi » . Il a posé, plus d'un demi-siècle avant Périclès, les bases sur lesquelles la démocratie allait s'affermir.

On pourrait dire, en fermant les yeux sur l'anachronisme, que c'est l'homme de la première Constitution d'Athènes. Il s'y prend de manière étrange à nos yeux car il n'invente pas de nouveaux espaces de délibération ou de participation mais se contente de brasser toute la population de l'Attique pour constituer de nouveaux groupes et sous-groupes d'organisation de la vie civique. Les règles qui président à ce mélange de grande ampleur sont suffisamment complexes pour faire trembler les apprentis hellénistes (qui durant leurs études tentent en vain de les mémoriser) mais restent accessibles.

Elles ont un objectif : empêcher le retour de la tyrannie, saper toute possibilité pour un seul individu de s'arroger le pouvoir, prévenir la guerre civile. En effet, Clisthène casse les anciennes affiliations, brise les systèmes latents d'aristocratie, affaiblit le clientélisme, et cela essentiellement en deux étapes : il organise la ville en tribus puis donne à chaque citoyen non plus le nom de son père - et donc de son sang - mais celui de sa tribu. De ce grand chambardement découle un nouveau régime politique d'autant plus remarquable que cette Constitution est, comme l'écrivent les auteurs, « soumise à une construction abstraite fondée sur des nombres » : trois régions, dix zones, trente groupes de « dèmes » (villages) répartis en dix tribus (au lieu de quatre), etc. Le « bel ordonnancement clisthénien » est d'ailleurs resté dans la tradition comme une preuve qu'Athènes était le lieu de la Raison, où l'exercice même du politique ne faisait qu'un avec la rationalité mathématique. On ne finira jamais d'admirer les Athéniens.

Jeux d'enfants

Cette déférence est telle que, quand il s'est agi de savoir comment Clisthène avait bien pu s'y prendre pour envisager cet immense brassage - dont on vous a fait grâce ici des détails -, les meilleurs historiens (dont Pierre Vidal-Naquet) sont immédiatement allés voir du côté des hautes mathématiques, les plus spéculatives. Il fallait que l'exercice de la pensée soit à la hauteur de la capacité d'abstraction qu'on prête aux Grecs, géomètres de la cité autant que cosmographes de l'Univers. On convoque même Pythagore.

Mais nos deux chercheurs considèrent que le problème n'est pas résolu. Il y a trois failles dans le raisonnement, remarquent Paulin Ismard et Arnaud Macé : on fait comme si tout venait d'un seul homme ( « individualisme » ), comme si ce seul individu avait pensé un modèle idéal ( « idéalisme » ) et enfin comme si le peuple n'avait pas eu son mot à dire ( « élitisme » ). N'y aurait-il pas une autre façon, plus concrète, plus proche des pratiques réelles, d'imaginer ce fascinant réordonnancement de la cité ? Même dans ces années 508-509 avant notre ère, un tel brassage n'aurait pas pu avoir lieu sans l'adhésion des habitants de l'Attique.

En se penchant sur les mathématiques vernaculaires, l'historien et le philosophe ouvrent une piste fascinante. Mathématiques vernaculaires, même les béotiens comprendront : il s'agit de celles qui sont familières à tous, qui émergent des besoins pratiques et quotidiens et sont transmises oralement. Celles qui aux yeux de tous paraissent des jeux d'enfants, le plus souvent parce qu'elles le sont. En Grèce antique, on apprenait aux jeunes garçons à résoudre de petits problèmes arithmétiques élémentaires. Ils connaissaient tous ces opérations de base qui leur servaient aussi à jouer aux osselets. Platon les évoque très clairement dans « les Lois ».

Or, en se penchant un peu précisément sur le contenu de ces savoirs, les hellénistes ont découvert que ces mêmes opérations mathématiques apparaissaient régulièrement dans les traités de tactique militaire. Mieux, que ces passages désignaient toujours Homère comme inspirateur de ces combinaisons. Pourquoi Homère ? Parce qu'il est le premier à raconter la chose militaire dans son quotidien et à s'intéresser à l'art des « rangeurs d'hommes » . Pour bien faire la guerre (de Troie ou d'ailleurs), les Grecs sont convaincus qu'il faut d'abord savoir regrouper les hommes sur les bateaux, les distribuer selon les formations choisies, être capable, aussi, de comparer la taille des groupes en présence pour évaluer le choc de la collision. Sans compter une bonne aptitude à partager équitablement le butin ou le produit de la chasse. Ces calculs, Macé et Ismard les rassemblent en trois opérations assez simples vraisemblablement largement acquises à l'époque.

Soulèvement populaire

Et si, justement parce qu'elles étaient très communes, c'était elles qui avaient été appliquées lors de la réforme de Clisthène ? La démonstration est épatante et la découverte prend forme ici : les opérations les plus simples, de division, distribution et appariement, celles pratiquées déjà par les héros homériques, ont été le socle mathématique de la réorganisation du VI siècle av. J.-C. Clisthène aurait simplement exploré les différentes façons dont on peut les combiner pour produire des recompositions civiques. « La transposition sur le plan civique de certaines opérations réalisées le plus souvent sur le terrain militaire reposait sur une intuition fondamentale : une cité est un collectif dont la qualité du fonctionnement dépend de celle de l'architecte de l'ensemble des communautés qui la composent et de la répartition des tâches en son sein. »

Platon, Rousseau, Foucault, Butler... Leurs oeuvres majeures expliquées aux enfants

C'est presque émouvant. Les Athéniens ont accepté la réforme de Clisthène parce qu'elle ne venait pas d'en haut comme on l'a cru jusqu'à présent mais parce qu'elle partait au contraire du savoir ordinaire qu'on convoquait pour ranger les hoplites (à la bataille) ou les oignons (dans la réserve). « La réforme a consisté à pluraliser et à échelonner l'expérience du commun. » Peut-être même cette fondation démocratique a-t-elle eu lieu à la suite d'un soulèvement populaire. Les citoyens auraient donc agi non pas comme des sujets aveugles mais comme des acteurs lucides. En ce sens, ce grand chambardement fut doublement démocratique. Faut-il, dès lors, remiser Clisthène au placard ? Techniquement, dans son art de la combinatoire, on peut lui reconnaître qu'il a été « un joueur élégant » . Mais les Athéniens ne gardaient pas grand souvenir de lui. Peut-être parce qu'ils se considéraient eux-mêmes comme les auteurs de ce renversement inouï qui a donné naissance à la démocratie.

« La Cité et le Nombre. Clisthène d'Athènes, l'arithmétique et l'avènement de la démocratie » , de Paulin Ismard et Arnaud Macé, 206 p., 19 euros.

BIOS EXPRESS

Paulin Ismard est historien, professeur d'histoire grecque à l'université d'Aix-Marseille. Ses travaux portent sur l'histoire de la démocratie athénienne et sur l'esclavage antique. « Le Miroir d'OEdipe. Penser l'esclavage » est paru au Seuil (2023).

Arnaud Macé est philosophe, professeur d'histoire de la philosophie ancienne à l'université de Franche-Comté. Ses recherches portent sur Platon et sur les présocratiques.

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