Le Monde
Culture, samedi 4 janvier 2025 1119 words, p. 17
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January 4, 2025 - Le Monde (site web)

Arts

A Sète, deux femmes artistes tout en connivences

Le Musée Paul-Valéry présente en parallèle les peintures de Brigitte Aubignac et de Nazanin Pouyandeh

Philippe Dagen

Sète (Hérault) - Quand on a appris que le Musée Paul-Valéry de Sète allait exposer ensemble les peintres Brigitte Aubignac et Nazanin Pouyandeh, on en a été surpris. Pourquoi les réunir ? Le style de la première, qui est née en 1957 à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), et celui de la seconde, née en 1981 à Téhéran et venue en France après l’assassinat de son père par le régime des mollahs, ne se ressemblent guère. Pouyandeh atteint un degré extrême de précision jusque dans les moindres éléments de ses scènes d’intérieur et d’extérieur, souvent peuplées de nombreuses figures. Elles sont moins nombreuses chez Aubignac – une seule souvent –, et les lieux y sont suggérés plus que représentés, réduits à quelques zones colorées, la surface d’un mur ou un feuillage.

Pouyandeh aime à faire apparaître sur des toiles de grande taille des paysages très variés, d’un petit bois près d’une suite d’immeubles de bureaux à une cité moderne que l’on suppose avoir été écrasée de bombes ou aux ruines d’une architecture de briques dont on ne saurait dire quelle civilisation l’édifia, ni quand. Ce ne sont là que quelques exemples, tant sa capacité à susciter des espaces inconnus semble inépuisable. Sa peinture est d’imagination et de rêve, alors que celle d’Aubignac paraît plus attachée à la réalité de chaque jour – et de chaque nuit, car l’insomnie est l’un de ses sujets.

Encombrement de la mémoire

Mais cette distinction, à mesure que l’on circule dans les deux espaces adroitement ouverts l’un sur l’autre, où sont accrochées leurs toiles, se révèle superficielle. Si différentes soient-elles d’exécution, ces œuvres ont entre elles des connivences, qui tiennent à la situation actuelle de la peinture et à leur position commune de femmes artistes. La peinture est un art ancien, lourd d’une histoire pluriséculaire en Occident. Celle-ci, les musées et les livres ne cessent d’en rappeler l’abondance. C’est ce que l’on nomme patrimoine et culture, énormes stocks de références. Le risque est, évidemment, celui de l’overdose et de ne plus pouvoir que répéter ce qui fut créé autrefois. Loin d’esquiver cette constatation, Aubignac et Pouyandeh l’affrontent et font de l’encombrement de la mémoire l’un de leurs sujets. A cette fin, Aubignac procède par transposition. A la peinture elle substitue la sculpture, toute la sculpture, de la plus haute Antiquité à nos jours. Le regard est entraîné dans les salles évidemment monumentales et sans fond d’un musée universel où se côtoient époques et matériaux, terres cuites d’Afrique, marbres grecs et romains, bronzes de la Renaissance et du XIXe siècle.

Une foule de déesses, de dieux, de monstres, de nymphes, de satyres et de Cupidons dansent une étrange sarabande, sautant de leurs socles. Il leur arrive de sortir des temples pour s’égarer dans des parcs, et il devient alors plus difficile encore de déterminer si ce sont des statues ou des fantômes que l’on observe. Un chien, qui ne s’y est pas trompé, cherche à arracher la toge d’un héros grec déguisé en statue qui doit se défendre. On connaît peu d’œuvres donnant à voir aussi nettement et ironiquement l’encombrement de nos mémoires, que déploraient déjà Paul Valéry (1871-1945) ou Theodor Adorno (1903-1969).

Pouyandeh est aussi explicite, mais tout autrement : elle invente des scènes d’ateliers démultipliées et fantastiques. Des femmes peintres, souvent nues, y sont en train de parfaire des tableaux où se reconnaissent des reprises de Della Francesca, de Mantegna, du Caravage, de Poussin, d’Ingres, de Bonnard ou de Matisse. Mais ces femmes sont elles-mêmes en train d’être achevées d’être peintes par d’autres peintres encore, de sorte que l’on se trouve dans la situation que crée la présence de deux miroirs face à face : leurs reflets s’enfoncent dans une illusion de perspective et la réalité s’abolit dans la prolifération de ces reflets. Toute peinture est factice, telle est la leçon de ces exercices vertigineux, qu’il faut la dextérité de Pouyandeh pour oser et réussir.

Ni l’une ni l’autre n’en restent là cependant, à la différence de tant d’artistes américains et européens qui se réclament de l’appropriationnisme ou du postmodernisme et s’enlisent dans la récapitulation. Le cas des Lucrèce de Pouyandeh est exemplaire de cette réactivation de la peinture. La Romaine Lucrèce est violée par Sextus Tarquin, fils du roi Tarquin, et, ne pouvant le supporter, se tue. Pouyandeh a participé au mouvement de révolte suscité par l’assassinat de Mahsa Amini à Téhéran en 2022 par la police dite « des mœurs ». Ses Lucrèce sont des jeunes femmes d’aujourd’hui qui se poignardent après avoir été violées, et l’artiste a fait poser plusieurs de ses amies pour réincarner la martyre antique. Il s’agit donc ici de peintures d’actualité et de rébellion. Il en va de même de celles où les allusions aux guerres du Proche-Orient sont visibles : incendies, vols de corbeaux, femmes au combat. A mi-chemin de l’allégorie et du cauchemar, ces visions tragiques sont des actes de résistance, qui prennent leur force dans l’histoire personnelle de l’artiste autant que dans les événements contemporains.

Aubignac, quant à elle, se saisit de deux genres, la scène de toilette et le portrait. La première est traitée en deux tableaux de format différent, chacun étant un gros plan sur le visage d’une femme en train de se maquiller. Son demi-sourire est équivoque, comme son geste : elle se maquille pour s’embellir – mensonge, tromperie –, et elle y est contrainte par les codes du charme à usage des hommes – docilité, soumission. Le trouble s’aggrave devant ces scènes de séduction forcée. Il devient malaise devant les portraits, que l’on soupçonne souvent d’être des autoportraits. Ils n’ont qu’une figure vue de près, une artiste. Dans l’atelier, elle ne trouve pas le sommeil, assise sur une chaise, le corps penché en avant comme si elle allait tomber d’épuisement ou de douleur. Le paroxysme est atteint dans Le Cri (2017) – une femme bâillonnée aux yeux fous – et Ne vois-tu rien venir ? (2016), titre d’humour noir pour une figure anxieuse, désespérée par l’indifférence ou le mépris. Que ces œuvres aient pour sujet la difficulté pour une femme de s’affirmer artiste et peintre ne fait aucun doute. Sur ce point, entre Aubignac et Pouyandeh, l’accord est complet.