January 18, 2025 | - | Le Monde (site web) |
Danse
Ben Duke chorégraphie le mythe de Médée en show musical
A la tête de la compagnie Lost Dog depuis 2004, l’artiste britannique affirme son univers singulier, aux frontières de plusieurs disciplines
Rosita Boisseau
On n’y croyait pas vraiment. Convertir la rage dévastatrice de Médée, meurtrière de ses deux enfants suite à la trahison de son mari Jason, en show musical apparemment léger et, qui plus est, féministe semblait une gageure irréalisable. Et pourtant, le chorégraphe britannique Ben Duke, 49 ans, a réussi l’exploit. Son spectacle Ruination. The True Story of Medea,présenté le 31 juillet 2024 à la Biennale de la danse de Venise, et à l’affiche, du 21 au 26 janvier, des Abbesses, à Paris, déjoue tous les clichés en rhabillant le mythe grec de couleurs pétantes.
Ben Duke, friand d’adaptations spectaculaires de récits comme Juliet & Romeo (2018) ou Cerberus (2022) , inspiré par le chien à trois têtes des enfers dans la mythologie grecque, cadre astucieusement son propos dans un procès confrontant Médée et Jason. Chacun jette son point de vue dans la balance, sous la haute surveillance d’Hadès. Le maître du royaume des morts, très pimpant avec son tutu rose en collerette, nous accueille dans une morgue, bientôt transformée en tribunal, rééquilibrant le plateau chargé de Médée.
Acidulée avec beaucoup d’humour, l’affaire, pourtant complexe, se trame bien. « L’humour est important pour moi , confirme Ben Duke. Il y a toujours à l’intérieur de la tragédie quelque chose de comique, comme une sorte de “comédie noire” », souligne celui qui « aime travailler sur des histoires que tout le monde croit connaître sans les connaître vraiment » .
Avec cet opus qu’il vient de jouer pendant un mois au Royal Opera House, à Londres, le chorégraphe et metteur en scène, à la tête de la compagnie Lost Dog depuis 2004, affirme sa signature très aiguisée et singulière de danse-théâtre musical. Parallèlement à une quinzaine de créations pour sa troupe, il collabore avec le Ballet Rambert, à Londres, pour lequel il a conçu Goat (2017), sur la vie de Nina Simone (1933-2003). Souvent récompensé, il a remporté le National Dance Award (NDA) pour la meilleure compagnie de taille moyenne en 2023. La même année, Ruination. The True Story of Medea a gagné le prix de la meilleure chorégraphie contemporaine aux NDA.
Hybridation kaléidoscopique
Ce spectacle réussit le prodige de faire rire et d’émouvoir sans perdre de vue la gravité de l’affaire et son nœud sanglant. Plus qu’impeccables, les six acteurs-danseurs, accompagnés par trois musiciens, se révèlent talentueux dans le triple registre finement articulé de mouvement, texte et musique live. « Ce mélange peut parfois être un problème , souligne-t-il . Les gens viennent voir une pièce de danse et tombent sur du théâtre et vice-versa. Mais j’aime cette façon de jouer avec les attentes. Même en tant que spectateur, j’apprécie que ce que je regarde sème la confusion dans ma tête. A condition d’être transporté par le spectacle. » Ce que réalise en deux secondes et demie Ruination. The True Story of Medea. « Je veux que mon travail soit accessible , insiste Ben Duke . Finalement, je revendique une sorte d’“entertainment” populaire. »
Cette hybridation, sous influence déclarée du Tanztheater de Pina Bausch (1940-2009) et de la troupe anglaise DV8, reflète, dans ses éclats kaléidoscopiques, le parcours de Ben Duke entre théâtre, danse et littérature. Né à Westbourne, dans le Dorset, il a 13 ans lorsqu’il suit ses premiers ateliers d’art dramatique au collège et participe à un spectacle intitulé Good Companions , inspiré par une nouvelle de J. B. Priestly. « J’étais timide et je ne savais pas parler en public » , confie-t-il. Dix ans après, lesté d’un diplôme en littérature, il intègre la Guildford School of Acting, dans le Surrey, et fait l’acteur quelque temps. Il a 26 ans lorsqu’il bascule dans la danse à la London Contemporary Dance School. La faute à qui ? Au chorégraphe belge Alain Platel dont la découverte de la pièce Bernadetje (1997) a chamboulé sa vision du spectacle vivant. « J’ai mis du temps à me décider à m’inscrire à des cours de danse , dit-il. Je pensais que j’étais trop vieux pour commencer mais j’en avais aussi un peu assez du côté intellectuel du théâtre. Et finalement, je me suis dit : “Essayons et voyons ce qui va arriver.” » Apprentissage classique, technique Merce Cunningham et pratique du contact improvisation équipent le jeune homme d’un solide bagage chorégraphique.
Ben Duke donne du corps au théâtre mais pas n’importe lequel. Un corps sauvage, extrémiste, émotionnel qui sert la cause du sens de l’action en l’exaspérant à mort. S’il démarre les répétitions de ses pièces par le récit au cœur de son propos en se nourrissant au préalable d’une recherche personnelle sur les personnages, il compte beaucoup sur les interprètes pour incarner les héros au plus près de leur tempérament. « Au début, tout est assez vague , précise-t-il. Je donne des pistes et on improvise beaucoup. On avance peu à peu en luttant pour dire ce qui a besoin d’être dit et danser le reste. »
Mais pourquoi avoir baptisé sa compagnie Lost Dog ? Pour celui qui a choisi de vivre et de travailler dans une ferme avec sa femme, la danseuse Pip Duke, et leurs deux filles, le « chien perdu » est sans race définie, un bâtard né d’un mélange unique. Comme l’est son art délicieusement métissé, circulant entre les genres, sans qu’aucune étiquette ne puisse l’enfermer.