Sous l'asphalte de l'A9, les pavés de la via Domitia
Tous les chemins mènent à Rome. Celui-là aussi. On le surnomma d'ailleurs "camin roumieu". Mais il est resté dans l'histoire comme la via Domitia, ou voie Domitienne, du nom de l'Impérator Domitius. Cnaeus Domitius Ahenobarbus, excusez du peu, consul de son état, était le vainqueur d'une invasion romaine en 121 avant Jésus-Christ, et dans la foulée le bâtisseur de ladite via Domitia qui relia l'Italie et sa via Aurélia à l'Espagne et sa via Augusta en longeant toute la côte euro-méditerranéenne en arc de cercle. Devenu proconsul, Domitius inaugura "sa" route en grande pompe et à dos d'éléphant et fonda Narbonne, future capitale de la province romaine. « La voie relie les provinces romaines de Cisalpine et d'Ibérie mais permet aussi et surtout de structurer la nouvelle province de la Transalpine, la future Narbonnaise » , résume l'historien et archéologue héraultais Dominique Garcia, président de l'Inrap, dans le bel ouvrage L'extraordinaire aventure de la via Domitia en Occitanie (Suerte éditions, 28 euros). 2 140 ans plus tard, que reste-t-il de la via Domitia ? Pour tout dire, pas grand-chose. Elle repose, paix à son âme, sous les couches de routes départementales et de l'autoroute A9. Mais des passionnés, des historiens et des archéologues se sont mis en tête de la réhabiliter, de la ressusciter (lire ci-dessous). Il faut dire qu'elle n'est jamais très loin. L'autoroute actuelle emprunte peu ou prou sa ligne. « Intuitivement, pour tracer la Languedocienne (l'A9, NDLR) censée convoyer vers les plages du Sud les touristes du Nord, et dans l'autre sens les agrumes hispaniques, l'aménageur du territoire des années 1960 a suivi le même axe que les ingénieurs romains, de grands précurseurs » , observe l'urbaniste Philippe Barjaud. Et pourtant, les Romains n'avaient rien inventé. Avant eux, d'autres avaient déjà occupé le terrain routier. La voie héracléenne longeait d'encore plus près le littoral, au temps des Grecs, pour mieux passer par le port de Lattara (Lattes) et la colonie d'Agathé (Agde). Cette route-là, dit la mythologie, était l'un - le dixième - des douze travaux d'Hercule, ou Héraklès... Hannibal l'emprunta, cent ans avant Domitius, pour ferrailler contre les Romains avec 40 000 hommes et une cinquantaine d'éléphants en guise de blindés.
Auberges et relais routiers La via Domitia, plus près de nous et plus structurée, est restée dans les mémoires. Mais de l'eau a coulé sous les ponts, les ponts se sont écroulés et l'homme a reconstruit. À ces variantes près, rien de nouveau sous le soleil du Midi, serait-on tenté de dire... La via Domitia était là, l'A9 en est la soeur quasi-jumelle. Les auberges ou les relais routiers (à Ambrussum et Loupian, par exemple) ont été remplacés par les sorties d'autoroute. L'option prostitution était déjà en vogue à l'époque. Elle est encore possible sur le bord des routes ou à la Jonquera espagnole. Les impôts et les péages finançaient la construction et l'entretien. Quant aux techniques du BTP et du génie civil de l'époque, elles ont certes un peu changé. La high-tech a remplacé le niveau à eau et le fil à plomb; les ouvriers qualifiés les légionnaires et les populations locales; l'asphalte les couches successives de terre, gravier et pierres. N'allez pas croire pour autant que la via Domitia était pavée de bout en bout. Elle ne l'était qu'à l'abord des villes et dans leur centre. Le reste était recouvert de terre. Les pots-de-vin romains existaient-ils déjà ? Oui, à en croire le procès fait à Fontenius pour concussion (la corruption d'alors), chargé par Pompée de gouverner la Gaule transalpine depuis Narbonne et qui aurait détourné de l'argent censé rénover la via Domitia... L'avocat Cicéron prend sa défense et raconte lors de son procès en 74 avant J.C. : « Il aurait tiré bénéfice de la réfection des routes, soit en n'exigeant pas ces travaux, soit en ne refusant pas des malfaçons. » Version récusée par Cicéron, qui explique que Fontenius s'est reposé sur ses deux légats - façon fusibles -, mais que ces deux-là, de toute façon, sont eux aussi « à l'abri de tout reproche » . Bornes milliaires De l'argent, il y en eut bel et bien pour entretenir la voie. Dans l'ouvrage La voie Domitienne, du Rhône aux Pyrénées (Drac, 2020, téléchargeable gratuitement sur internet), les auteurs évoquent « la continuité des investissements publics pendant plus de 500 ans » sur l'axe routier, jusqu'à l'époque carolingienne. Avec le développement de nouveaux centres urbains et des sièges épiscopaux, les routes se sont multipliées. Des chemins de pèlerins, également, ont pris le relais. La via Domitia a peu à peu disparu du paysage. Ses bornes milliaires - de grands blocs de pierre d'un mètre ou deux répartis tous les milles (1,5 kilomètre) - ont été réutilisées pour des chapelles, des églises, récupérées par des châtelains dans leurs domaines. Le goudron ou le béton ont remplacé la terre battue et la pierre. Même si la plupart des monuments romains ont été préservés à Nîmes, les entrées de ville (ci-contre le dessin de Jean-Claude Golvin avec la tour Magne au loin) sont bien différentes. À Narbonne, la place de l'hôtel de ville offre quelques mètres de dallages préservés. Sous les pavés, les pages des temps anciens. Ad vitam aeternam. «
L'aménageur du territoire des années 1960 a suivi le même axe que les ingénieurs romains, de grands précurseurs Philippe Barjaud (urbaniste) » Dans les ornières creusées du col de Panissars sur fond de Pyrénées et de fort de Bellegarde. JEAN-CLAUDE MARTINEZ