Culture
LUDMILA MIKAËL : « AU THÉÂTRE, ON NE LÂCHE PAS SON PARTENAIRE »
LA COMÉDIENNE REVIENT SUR SCÈNE DANS « LE PRIX » , DE CYRIL GELY. UNE PIÈCE QUI LUI OFFRE ENFIN L'OCCASION DE DONNER LA RÉPLIQUE À SON AMI PIERRE ARDITI. RENCONTRE.
Simon, Nathalie
Dans cette pièce mise en scène par Tristan Petitgirard au Théâtre Hébertot, (Paris 17e) la discrète sociétaire honoraire de la Comédie-Française incarne Lise Meitner, une physicienne de nationalité autrichienne renommée. En décembre 1946, au Grand Hôtel de Stockholm, elle retrouve son ancien collaborateur, Otto Hahn (Pierre Arditi), un célèbre chimiste venu recevoir le Nobel.
LE FIGARO. - LE FIGARO - Vous n'étiez pas au théâtre depuis 2018, cela vous manquait ?
- LUDMILA MIKAËL. - Le projet du Prix date de quatre ans. Il a été un peu long à monter. C'était mon graal. Je ne sais pas si le théâtre me manquait, mais je m'aperçois que c'est ma vie dès que j'y retourne.
LE FIGARO. - C'est Pierre Arditi qui vous a proposé ce projet.
- Nous rêvions de jouer ensemble depuis longtemps. Un jour, il m'a appelée. « Ludmila, c'est Arditi à l'appareil. Ça y est, j'ai trouvé un texte pour nous. » On se connaissait depuis trente-sept ans, depuis que j'ai quitté la Comédie-Française. Je le remercie d'avoir pensé à moi. C'est tard dans nos carrières, mais c'est aussi le bon moment. Nous avions déjà joué ensemble à la télévision et au cinéma, notamment dans Natalia , de Bernard Cohn. Ce n'est pas seulement de l'admiration réciproque, c'est comme si on faisait partie de la même famille. Nous sommes rieurs, mais concentrés sur le travail. Nous avons eu un seul fou rire, c'était à la fin d'une répétition. C'est un partenaire de jeu engagé, avec une part d'enfance. Le mot partenaire me fait penser aux trapézistes : on ne lâche pas l'autre.
- Cyril Gely, qui avait signé dans Diplomatie la rencontre du général Dietrich von Choltitz et du consul général de Suède Raoul Nordling, s'inspire-t-il encore d'une histoire vraie ?
- J'avais vu Diplomatie avec André Dussollier et Niels Arestrup. Cyril Gely m'a dit que la rencontre entre Lise Meitner et Otto Hahn avait bien eu lieu, mais on en sait juste quelques bribes. Lise arrive dans sa suite. Il doit recevoir un prix Nobel de chimie quelques heures après. Ils ont collaboré plus de trente ans. Elle n'a reçu aucune récompense, elle a pourtant été nommée quarante-neuf fois. La couverture du livre de Cyril la représente modeste, voire soumise, lui est séduisant. Je me suis familiarisée avec Lise et j'ai de l'empathie pour elle. Elle a dû quitter l'Allemagne à cause de son origine juive. Elle vit à Stockholm depuis huit ans. Elle attend quelque chose d'Otto, une réponse. « Je ne veux pas disparaître sans m'expliquer avec toi » , lui dit-elle. Pour lui, l'atmosphère devient de plus en plus lourde. Il y a du suspense. La pièce parle aussi de la situation des femmes à l'époque. Lise Meitner a 28 ans quand elle vient travailler dans le laboratoire à Berlin. La recherche est pour elle et Otto une passion plus forte que la vie. C'est drôle parce que la physique est la matière que j'ai le plus détestée à l'école ! Je le regrette, comment ai-je pu être aussi hermétique ? Il y a quelque chose de l'émerveillement, et de poétique dans la formation des atomes... Décidément être acteur permet d'avoir toutes les vies.
LE FIGARO. - Comment travaillez-vous ?
- Il y a d'abord le texte, puis la façon dont le personnage se déplace dans l'espace, le costume arrive à la fin avec le décor, les accessoires. C'est la récompense. Quand tout est juste, on est dynamisé. C'est très irrationnel. Lors de ma formation, dans les années 1970, on ne serait jamais arrivé le texte su. Même à la Comédie-Française. On apprenait quand on comprenait ce que les mots signifiaient. Le texte se fixe mieux quand on saisit ce qu'il y a derrière. Maintenant, ça me rassure de l'apprendre. Quelquefois, j'appelais Cyril pour le sonder : « Crois-tu qu'on puisse dire ça comme ça ? » C'est comme en archéologie, il y a plusieurs couches. L'autre travail se fait quand on joue devant le public.
LE FIGARO. - Avez-vous toujours peur ?
- Une peur monstrueuse, inconfortable. Je ne comprends toujours pas pourquoi. Je me rends au théâtre au moins deux heures avant. J'ai un point, là. (Elle désigne son ventre.) Le travail me réveille la nuit. Je vérifie s'il y a une virgule dans telle phrase. Je pense à Nina dans La Mouette, qui dit : « Vous ne savez pas ce que c'est que de se sentir toujours atrocement mal. »
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- Votre fille,Marina Hands, joue Prouhèze dans Le Soulier de satin à la Comédie-Française, après vous à Avignon en 1987 sous la direction d'Antoine Vitez. C'est une transmission ?
- Marina, c'est mon soleil, je l'aime plus que tout. C'est une immense actrice, une bosseuse. J'ai sauté de joie quand j'ai appris qu'Éric Ruf lui avait proposé de jouer dans Le Soulier de satin.
LE FIGARO. - Fille d'un peintre et sculpteur et d'une pianiste, comment êtes-vous venue au théâtre ?
- À 11 ans, ma mère m'avait emmenée voir Le Lac des cygnes avec Claude Bessy, et j'ai voulu être danseuse. J'ai pris des cours à Asnières, où j'ai grandi, puis à Paris à l'opéra. Je me souviens d'une professeur, Mlle Ustaritz, qui était très bienveillante. Côté études, j'ai fait latin-grec, puis la fac de Nanterre. À 15 ans, je me suis passionnée pour la psychologie et la philosophie. Au lycée, un professeur de français avait monté Les Caprices de Marianne, d'Alfred de Musset, avec la classe. Sur scène, j'ai éprouvé une sensation physique comme une drogue. Je me suis sentie mieux que dans la vie ! Mon premier choc a été de voir, à 9 ans, Robert Hirsch dans Les Fourberies de Scapin mis en scène par Jacques Charon à la Comédie-Française. Je me suis dit : « Je veux être là. » Je me suis identifiée à cet acteur qui pouvait tout jouer avec une modernité incroyable. J'étais un peu amoureuse de lui. Nous avons été proches jusqu'à la fin de sa vie. Je l'ai vu dans la pièce Le Père, de Florian Zeller. En parallèle, au cinéma, je voyais tous les films de Roberto Rossellini, d'Ingmar Bergman et ceux avec Gérard Philipe.
Louis Seigner fut votre professeur au Conservatoire d'art dramatique. Une rencontre déterminante ? -
- Nous l'appelions « Maître ». Il m'a choisie et protégée. J'avais 17 ans, j'étais très immature, il m'avait dit : « Sois toi-même. » Je travaillais beaucoup la tragédie. Il m'avait conseillé de travailler aussi Marivaux. « Allez mon petit ! » , m'encourageait-il en tapotant sur mon épaule. Ma grand-tante m'avait confectionné une robe en mousseline avec un col Claudine pour passer les prix au Conservatoire. (Elle a notamment reçu un 1er prix pour son interprétation de Grouchenka dans Les Frères Karamazov, NDLR.)
LE FIGARO. - Pourquoi ne pas être restée à la Comédie-Française, où vous être entrée à 20 ans en 1967 ?
- Je l'ai quittée de mon propre chef au bout de vingt ans. À l'époque, il était impossible d'avoir des congés pour faire du cinéma. Aujourd'hui, la maison est plus ouverte. Autrefois, c'était comme la cour d'Angleterre avec ses codes. Ce n'est pas parce qu'on avait chaque mois de quoi manger que c'était plus facile. Vous n'êtes pas engagée à vie à la Comédie-Française. On peut vous remercier.
LE FIGARO. - Le Français ne vous a pas empêchée de tourner pour le cinéma !
- C'est le cinéma qui s'est intéressé à moi. J'ai tourné avec Christian de Chalonge, Claude Sautet... J'ai beaucoup tourné pour la télévision avec Joyce Buñuel, Nina Companeez ou Élisabeth Rappeneau. Les gens du cinéma étaient plus snobs avec nous que ceux du petit écran. Ils ne nous regardaient pas d'un bon oeil. Il y avait une mini-ségrégation. Quand je passais un casting pour un film, on me demandait : « Que faites-vous-en ce moment ? ». Je répondais : Horace. « Quoi d'autre ? » La Mouette. C'était comme un répulsif. Si je n'étais pas partie au bout de vingt ans, mon contrat aurait été renouvelé pour cinq ans. J'avais joué Célimène sous la direction de Jean-Pierre Vincent et Bérénice mis en scène par Klaus Michael Grüber. Personne ne m'a crue ni comprise quand j'ai annoncé que j'allais partir du Français. C'était une décision de folie - personne ne m'attendait -, mais je ne la regrette pas. Sur le tournage de Vincent, François, Paul et les autres..., en 1974, Serge Reggiani et Yves Montand me poussaient déjà à la quitter. Ils savaient qu'en y restant les projets allaient être limités. J'aurais dû partir avant, mais j'aime l'idée de responsabilité. Les choses sont arrivées quand je n'y pensais pas. Il faut savoir saisir le moment. J'ai rencontré Jacques Rampal dans un café improbable où j'étais avec un jeune agent. Il m'a proposé de jouer Célimène et le Cardinal (qui a lui a valu le Molière de la meilleure actrice en 1992, NDLR).
Avec - En fanfare, d'Emmanuel Courcol, vous revenez au cinéma après treize ans d'absence.
- C'est une participation. J'ai dit oui avant de lire le scénario. J'adore tourner, j'ai malheureusement vieilli, les rôles se raréfient quoique ça puisse encore bouger. Il y a des idées reçues. De nombreuses comédiennes qui frôlent la soixantaine tournent beaucoup. Être bon à l'image, c'est très difficile. On ne se pose pas juste devant la caméra, il faut s'immerger, se documenter. Je regrette de ne pas avoir tourné plus, pas pour devenir célèbre, mais parce que j'adore entendre : « Moteur ! »