Libération
lundi 13 janvier 2025 895 words, p. 21

Idées/

Dette publique : pour un débat sans contre-vérités

Par les économistes atterrés Eric Berr, Léo Charles, Arthur Jatteau, Jonathan Marie et Alban Pellegris

Idées/

L'impératif de réduire les dépenses publiques ne peut être la seule voie envisageable pour régler l'endettement. L'enjeu est celui de la répartition des revenus et de la richesse, estiment des membres des Economistes atterrés.

L' année 2025 sera ponctuée d'intenses débats budgétaires. Ils sont sains et nécessaires en démocratie. Mais la rapide dégradation des comptes publics est aussi marquée par l'expression de contre-vérités concernant la dette publique. L'impératif démocratique impose de ne plus les propager.

D'abord, arrêtons de scander ad nauseam qu'un enfant naît avec une dette de près de 52 000 euros sur ses frêles épaules. Parce que les actifs publics (ce que le secteur public détient, dont le montant est estimé à 4 404,9 milliards d'euros en 2022) ont une valeur supérieure aux passifs publics (3 540,5 milliards d'euros en 2022), notre petit Français naît en fait avec une richesse nette de 12 684 euros. Et logiquement, les titres de la dette publique sont toujours possédés par des créanciers. Dont 45,8 % sont détenus directement ou indirectement par des résidents français, selon l'Agence France Trésor. La dette publique ne s'accompagne donc pas tant d'enjeux intergénérationnels (ce qu'on laisse croire quand on dit qu'un enfant naît avec une dette présentée comme un fardeau) que d'enjeux de répartition intragénérationnelle (tous les individus d'une génération ne perçoivent pas les intérêts versés par l'Etat sur sa dette, pas plus que tous les individus ne contribuent de la même manière à l'effort fiscal). Crise grecque. Ensuite, il ne faut plus instrumentaliser le déficit public pour justifier des politiques restrictives ne faisant qu'accroître le chômage et détériorer les services publics. Alors que le montant du déficit public pour l'année 2024 est finalement de 166,6 milliards d'euros, depuis 2017 les gouvernements français ont réduit les recettes publiques de 76 milliards d'euros en baissant les impôts pour les entreprises et les ménages aisés, creusant le déficit public, sans effet positif sur l'activité. Réduire le déficit par la baisse des dépenses publiques a des effets récessifs et inégalitaires ; c'est la leçon de la crise grecque des années 2010. Le ralentissement économique engendré dégrade les comptes publics par la diminution des recettes fiscales ; c'est l'explication des erreurs d'estimation de Bruno Le Maire relatives au déficit l'an passé. Surtout, les coupes dans les services publics affectent principalement les groupes sociaux qui ne peuvent passer par le privé pour la santé ou l'éducation. Enfin, il est absurde d'envisager la soutenabilité de la dette publique en pourcentage du PIB ou en niveau absolu : il n'en existe pas de limite universelle. Ce qui compte, c'est la capacité de l'Etat à payer les intérêts sur sa dette. Ces intérêts représentent aujourd'hui pour la France une cinquantaine de milliards d'euros, environ 3,5 % des recettes publiques, ce qui est supportable. Bien sûr, des circuits de financement alternatifs à ceux existant aujourd'hui pourraient être envisagés pour réduire ce coût. Mais dès lors qu'un Etat n'est pas endetté dans une devise (une monnaie qui n'est pas celle de sa Banque centrale, et la France est bien endettée dans sa propre monnaie), le refinancement de l'Etat est rendu possible et nécessaire par le système bancaire. En effet, le système bancaire a perpétuellement besoin de détenir des titres de la dette publique, car ces titres sont perçus comme les plus sûrs. Et ces titres sont refinancés en dernier ressort par la Banque centrale en cas de stress financier. Un Etat souverain ne fait donc pas défaut sur une dette exprimée dans sa monnaie. De plus, techniquement, l'Etat est capable d'élever ses recettes, en augmentant les impôts.

La soutenabilité de la dette publique doit s'appréhender selon l'utilisation qu'on fait d'un éventuel déficit, selon le fait que l'impôt est justifié ou non. C'est bien là l'enjeu de la discussion démocra- tique ! Les débats doivent porter sur les contreparties à la dette que l'on concède aux créanciers, sur ce qu'on finance par un éventuel déficit, sur l'arbitrage qu'on souhaite établir entre l'octroi de baisses d'impôts pour les plus grandes entreprises et les plus fortunés ou le financement d'investissements publics bénéficiant à la population et la sauvegarde de l'environnement. La pérennisation des services publics doit aussi être débattue. Le besoin de les renforcer sur l'ensemble du territoire, démontré par la crise sanitaire ou réclamé par le mouvement des gilets jaunes, ainsi que l'inefficacité avérée des baisses d'impôts de ces dernières années, nous semblent plaider pour une progressivité accrue de l'impôt. Elle permettrait de réduire le déficit par une augmentation de la fiscalité sur les plus gros revenus et patrimoines et dégagerait des moyens supplémentaires.

Idées reçues. La question des déficits publics et de l'endettement public est intimement liée à celles de la répartition des revenus et de la richesse. Toutes les décisions prises en 2025 auront des effets sur la conjoncture et sur la répartition. Il importe de les discuter ouvertement et démocratiquement. Il est faux de justifier a priori les mesures qui seront prises par l'impératif de diminuer les dépenses publiques comme seule voie envisageable ou par la volonté de restaurer une soutenabilité de la dette publique qui n'est pas en péril. Entretenir et propager de telles idées reçues détourne l'attention de l'enjeu véri- table, la répartition, empêchant toute évolution.• Eric Berr, Léo Charles, Arthur Jatteau, Jonathan Marie et Alban Pellegris sont les coauteurs de la Dette publique. Précis d'économie citoyenne, «Points économie», Seuil, 2024.