Critiques Essais
Les sciences humaines au-delà de leurs limites
Des chercheurs croisent les disciplines dans un livre saluant Eric Vigne, fondateur de la collection « NRF essais »
Nicolas Weill
Le philosophe Edmund Husserl (1859-1938) s’inquiétait, au soir de sa vie et à l’ombre du nazisme, sur le fait que la spécialisation croissante des sciences, leur distance grandissante avec leur terreau commun qu’avait constitué la philosophie depuis les Grecs, les éloignait de leur fondement et d’une certaine idée européenne d’humanité. Ce constat n’a fait que se confirmer, dissuadant désormais tout chercheur en sciences humaines et sociales de s’aventurer au-delà de ses limites vers un savoir fût-il voisin, sauf à se voir taxer de « dilettante » ou d’ « essayiste » . Servitudes et grandeurs des disciplines propose une analyse collective de cette crise déjà ancienne, en forme d’hommage à la collection « NRF essais », dirigée chez Gallimard par Eric Vigne, son fondateur en 1988, qui vient de prendre sa retraite, et dont semble se dévoiler ici un des projets : surmonter cette fracture ou, du moins, l’atténuer.
Quatorze personnalités d’horizons divers, ayant publié tout ou partie de leurs livres dans ladite collection, ont été associées à ce laboratoire intellectuel consacré à la question de possibles retrouvailles entre « disciplines ». Le pluriel du mot reflète à bon escient la diversité des champs auxquels ceux-ci appartiennent. On y trouve en effet des philosophes – Axel Honneth, Pierre Bouretz ou Pascal Engel –, des historiens – Robert Darnton, Pierre Birnbaum ou Johann Chapoutot –, ou des sociologues – Luc Boltanski, Dominique Schnapper… Même si la contrainte consiste à réfléchir sur la contradiction de plus en plus béante entre les hymnes convenus à l’interdisciplinarité et les pratiques « séparationnistes » des savants, elle n’empêche pas d’éclairantes digressions.
Ainsi Robert Darnton en profite-t-il pour développer une comparaison très instructive sur la notion de « conscience collective » telle qu’elle s’élabore chez deux classiques opposés de la sociologie française, Emile Durkheim (1858-1917) et Gabriel Tarde (1843-1904). Quant à Pierre Bouretz, il retrace sa propre autobiographie intellectuelle, franchissant allègrement les bornes existantes entre la philosophie, les sciences politiques ou les époques (le néoplatonisme antique, la Renaissance, le Moyen Age, etc.). En passant par ces chemins de traverse, l’ouvrage évite la monotonie et l’austérité propres aux « questions de méthode ».
Idéologie officielle
Parce qu’il incarne une école, celle de Francfort, qui associe depuis toujours la sociologie, la philosophie ou la psychologie, l’Allemand Axel Honneth s’inquiète de voir la pluridisciplinarité se transformer en idéologie officielle, prônant en vain la collaboration entre scientifiques en « prenant ses désirs pour des réalités » . Le délai prévu par les financements de ce genre de programme s’écoule souvent, confie-t-il non sans humour, avant que les participants aient pu seulement s’accorder sur un vocabulaire commun. Bref, les injonctions et les encouragements des pouvoirs publics ne suffisent pas.
Si le talent de certains, parmi lesquels il cite Jürgen Habermas, Hannah Arendt (1906-1975) ou le sociologue afro-américain W. E. B. Dubois (1868-1963), leur permet de marier presque spontanément les concepts et la littérature à leurs expériences personnelles, reconnaître la nature « pluridimensionnelle » des objets étudiés par les sciences humaines représente le bon moyen d’aboutir à une pluridisciplinarité efficace et authentique, et de la sortir enfin du marais des vœux pieux.