Les Echos, no. 24371
Idées, vendredi 3 janvier 2025 1054 words, p. 10

Comment le plus grand musée du monde opère sa mue contemporaine

Judith Benhamou

JUDITH BENHAMOU

Derrière sa façade classique de temple grec, le mythique Met de New York organise sa révolution silencieuse où dialoguent l'ancien et le moderne et où l'académique se mêle à la contextualisation des oeuvres. Et reste plus que jamais le symbole des rencontres culturelles.

C'est un des fleurons de la culture des Etats-Unis. C'est aussi le navire amiral des musées encyclopédiques, en compétition avec le Louvre pour la première marche des plus grands musées du monde. L'immense et incontournable Metropolitan Museum de New York est connu pour sa façade classique, datée de 1872, qui évoque un temple grec. Mais ne vous fiez pas aux apparences. Il ne s'agit pas d'une belle endormie sous le poids des années et des collections. L'institution, qui abrite plus de 2 millions d'oeuvres, est conduite depuis 2018 par un conservateur autrichien aux immenses ambitions, Max Hollein, 55 ans.

Aujourd'hui, le Met se dirige vers un avenir plein de révolutions. D'abord parce que le musée est encore en train de s'agrandir. En 2030 ouvrira une aile consacrée à l'art moderne et contemporain de 7.430 mètres carrés dessinée par la jeune architecte mexicaine Frida Escobedo. Coût de l'opération : 550 millions de dollars, financés par des donations privées. Mais aussi parce que l'organisation des collections permanentes est bouleversée, à l'image des galeries de tableaux occidentaux qui font dialoguer anciens et modernes tel Le Greco et Picasso.

Cette année, sera dévoilée l'aile Rockefeller rénovée, consacrée aux Amériques précolombiennes, à l'Océanie et à l'Afrique, suivi par le département consacré aux collections du Proche-Orient.

Max Hollein a des idées que n'aurait jamais eu le directeur d'un musée il y a dix ans. En guise d'introduction à notre entrevue (1), il raconte que lors de son entretien de recrutement, les tout-puissants membres du conseil d'administration, les trustees qui financent le musée, lui ont posé une question piège : « Apprenez-nous quelque chose que nous ne connaissons pas sur les collections du Met. »

A rebours des conventions

Le conservateur autrichien leur a alors offert une réponse presque plus déroutante que leur demande : « Ce que vous ne savez certainement pas, c'est que la moitié de la collection ne dit pas la vérité. Parce que l'art est un moyen utilisé comme propagande, pour un objectif spécifique. » Il s'explique : « Bien sûr, nous n'offrons pas un mensonge aux visiteurs. D'abord l'art est beau. La vision des oeuvres d'art est une expérience extraordinaire. Mais leur production est sous-tendue par des objectifs complexes liés à l'économie, à la politique… A nous d'indiquer comment le regarder sous différents points de vue. Cela me fait penser au film 'Rashomon', d'Akira Kurosawa, qui raconte quatre angles différents d'une même histoire. Les quatre récits sont vrais et pourtant ils ne se ressemblent pas. » Max Hollein est un historien de l'art qui a des visions, souvent à rebours de la convention et toujours politiques. « Le musée de mes rêves est à l'opposé de ce dont on fait l'expérience aujourd'hui dans le monde, une montée du nationalisme. Je rêve d'un musée global qui permettrait aux humains de se comprendre entre eux, qui relierait les cultures du monde. »

La découverte en flânant

Au regard de certaines études qui montrent les comportements dans ces institutions, le directeur du Met garde espoir quant à l'impact du musée sur l'esprit de ses visiteurs : « La durée d'attention accordée à la lecture d'un journal ou au visionnage d'un film a très sensiblement diminué dans les dernières années. A contrario, le temps consacré à la visite dans un musée est identique à ce qui se pratiquait dans le passé. »

Son portrait idéal de l'arpenteur du Met serait un flâneur « à la Marcel Proust », qui se perdrait dans les salles, en profiterait pour faire des découvertes et pourquoi pas changer d'avis sur tel ou tel sujet. Hollein croit aussi à l'impact du musée à travers sa forme numérique : « Lorsque je suis arrivé ici j'ai été félicité par plusieurs Autrichiens qui en parlaient comme de leur musée favori. Pourtant, je le sais, ils étaient venus à New York seulement deux fois peut-être. Ce qu'ils aiment c'est ce que symbolise le Met, un lieu de rencontres culturelles. »

A rebours des conventions, Hollein n'a aucune idée préconçue de ce que seraient une haute et une basse culture. Et lorsqu'on le questionne sur ses dernières découvertes muséales, il évoque, à Séoul, le musée de la K-pop. « J'ai été impressionné par leur usage de la technologie numérique qui fait passer en douceur d'un objet unique, bien mis en valeur, à un environnement immersif. Même les distributeurs de boissons font partie de la narration. Et ce musée consacré à la culture pop ouvre son récit sur un livre : 'Le Loup des steppes', d'Hermann Hesse. »

Contexte social et politique

Il poursuit : « Il faut que nous arrivions à faire comprendre comment le passé nourrit le présent. Comment l'art contemporain est connecté au passé. Nous devons élargir nos centres d'intérêt et adopter le principe de la complexité comme une priorité. Les oeuvres d'art devraient et doivent être contextualisées. Ainsi une belle peinture de Madone doit être comprise et présentée dans son contexte social et politique.

Nombre de nos expositions et présentations de collections ont commencé à aller dans cette direction de manière significative. Nous avons par exemple en ce moment une exposition consacrée à l'influence de l'Egypte sur les artistes noirs. Nous venons aussi de réaliser une exposition sur la Harlem Renaissance ; l'influence des artistes de Harlem sur le modernisme. Elle a eu un grand succès. Il faut que nos visiteurs aient la sensation qu'ils peuvent être en contact avec une multitude d'histoires, de perspectives, de cultures. »

Cependant, le directeur du Met n'entend pas supprimer les sujets classiques : « Nous venons d'inaugurer une exposition sur l'art à Sienne en 1300. Elle obéit parfaitement à la tradition académique du Met. » Il conclut : « Je suis arrivé à New York il y a six ans et demi. Depuis lors il y a eu l'assassinat de George Floyd, le développement du mouvement Black Lives Matters… Une nouvelle réflexion sur l'histoire de l'Amérique. En tant qu'Autrichien je connais l'importance qu'il y a à se reconnecter à sa propre histoire. »

(1) L'interview a été réalisée avant l'élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis.

Judith Benhamou