AUTRE
Etre humain, de parts en parts
Jean-Yves Grenier
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L e partage est le geste fondateur opéré par une culture afin de définir ce qu'est l'humain. Au long des pages de ce livre savant, François Hartog retrace la généalogie intellectuelle de ces partages fondateurs et de leurs déplacements successifs dans le cadre de la très longue durée de la culture occidentale.
Jugement dernier. La fameuse formule de Socrate «tous les hommes sont mortels» est au fondement du premier partage opéré par les Grecs entre les humains et les dieux. En réponse à cette infirmité, les humains ont trouvé une parade : s'inscrire dans la mémoire des vivants. Sur le chemin du retour vers Ithaque, Ulysse s'efforce d'échapper à la mort, mais surtout à une mort anonyme, comme celle qui se produit en mer, souligne l'historien. Une mort sublime, homérique, a pour contrepartie une gloire immortelle. Cicéron ne pense pas autre chose quand il explique que sans espoir d'immortalité, beaucoup de grands hommes ne se seraient pas sacrifiés pour la république. Une autre stratégie pour rendre acceptable la mortalité des humains est la distinction introduite par Platon entre le corps et l'âme.
Entièrement différente du corps, l'âme est immortelle, s'en allant «vers d'autres dieux pour rendre des comptes». Une conséquence importante de cet autre partage est que la vie peut désormais s'envisager comme une préparation à la mort.
Le Christ et sa résurrection subvertissent les partages anciens puisque avec la pro- messe d'une vie éternelle, le christianisme abolit en quelque sorte la mort, hormis bien sûr pour les condamnés du Jugement dernier. Pour ceux-ci cependant, l'invention au XIIIe siècle du purgatoire, cher à Jacques Le Goff, offre pour la première fois un partage souple, presque «négociable» écrit François Hartog ! Compromis provisoire et longuement discuté. Ainsi, en insistant au contraire sur la finitude de l'être humain et la liberté accompagnant l'acceptation de cette finitude, Montaigne relativise l'importance du partage chrétien. Quant à Pascal, il restaure à l'inverse le rôle crucial de la mort et de ses incertitudes, qu'il place au coeur de son pari sur l'existence de Dieu.
Les Lumières font perdre à l'homo christianus ses privilèges mais, comme le souligne l'auteur, l'ennemi est moins Dieu que l'Eglise. La mort de Dieu et la fin du grand partage, c'est la philosophie allemande du XIXe siècle qui les prononce. D'abord avec Feuerbach, pour qui l'homme n'a jamais eu d'autre dieu que lui-même. C'est donc seulement du jour où il sortira de cette aliénation qu'il deviendra un homo humanus. Idéalisme que Marx lui reproche ensuite car il néglige l'essentiel : la lutte des classes, condition pour qu'émerge un être humain libre de toute aliénation. Le coup de grâce est enfin donné par Nietzsche, qui annonce la «bonne nouvelle» de la mort de Dieu, cette «antithèse à la vie». Désormais, il ne faut plus regarder le ciel mais considérer un nouveau partage, celui entre humanité et inhumanité. Si l'homo inhumanus n'est pas une création récente, la brutalisation des sociétés produite par les multiples guerres du XXe siècle l'a rendu plus visible.
Nouvelle dualité. L'homo humanus est d'autant plus remis en cause qu'il est au fond une construction fragile, ce que suggère alors Freud. Si l'homme primitif se civilise en domptant difficilement ses pulsions, il en faut peu pour qu'il ne redevienne l'assassin qu'il a été à ses débuts. Cette nouvelle dualité se manifeste par une tension entre d'un côté une volonté de déshumaniser dont le pire témoignage est la logique concentrationnaire, et d'un autre le désir de créer un homme nouveau, qu'il soit par exemple né du communisme ou né de la décolonisation, porté par le rêve de Frantz Fanon d'un homme neuf en rupture avec l'humanisme européen et colonisateur. D'autres partages se sont succédé depuis, définissant à chaque fois une nouvelle conception de l'humain. La question essentielle est désormais celle de la relation entre nature et culture, volonté depuis Lévi-Strauss de «réintégrer la culture dans la nature, et finalement la vie dans l'ensemble de ses conditions physico-chimiques», thème sur lequel les peuples premiers ont beaucoup à nous apprendre. Finalement, avec l'utopie contemporaine du transhumanisme et son aspiration à supprimer la finitude humaine, c'est l'idée même du grand partage qui disparaît.
François Hartog Départager l'humanité. Humains, humanismes, inhumains Gallimard, «Bibliothèque des histoires», 344 pp., 22,50 € (ebook : 15,99 €).