International
La Pologne veut être le chef de file du nécessaire réarmement européen
Collomp, Florentin
Nous avons décidé d'être prêts ! » Les pieds dans un mélange de gadoue et de neige fondue, sous une forêt de pins, le colonel Marius Ochalski, chef adjoint du projet Bouclier oriental, fait visiter une zone tampon de 200 mètres de large établie au poste frontière de Polowce-Pieszczatka, fermé en 2023 pour raison de sécurité, entre la Pologne et la Biélorussie. Des lignes successives de défense qui protègent cette frontière entre la région de Podlasie, dans l'est de la Pologne, et celle de Brest, en Biélorussie : fossés antichars, plots en béton et barbelés, mines, et une clôture métallique de 5 mètres, doublée de caméras thermiques et de détecteurs électroniques de franchissement... « Ce n'est pas le même niveau de tension que pendant la guerre froide, mais on s'en rapproche. Il s'agit d'anticiper pour éviter une guerre » , justifie l'officier de l'armée polonaise. De l'autre côté, la Biélorussie et la Russie se sont livrées à des manoeuvres à grande échelle.
La Pologne se protège face au risque d'attaque potentielle de la Russie, mais aussi contre la guerre hybride réelle qu'elle lui fait subir dès aujourd'hui : l'instrumentalisation de dizaines de milliers de migrants attirés d'Afrique et envoyés, via la Biélorussie, pour tenter de franchir la frontière dans un but de déstabilisation. Cela a coûté la vie à un soldat polonais de 21 ans, poignardé par un migrant en juin 2024. Il y a aussi les incursions de drones sur le territoire polonais - entre 50 et 100 par mois -, et parfois des missiles qui y ont atterri, par erreur. « C'est notre frontière extérieure, mais c'est aussi celle de l'Union européenne et le flanc est de l'Otan, rappelle le lieutenant général Stanislaw Czosner, chef d'état-major adjoint de l'armée polonaise . Nous tirons les leçons de l'agression de notre voisin ukrainien : s'il y avait eu le même niveau de préparation, peut-être que la situation serait aujourd'hui différente. »
La Pologne a fait de la sécurité le mot d'ordre de sa présidence tournante du Conseil de l'Union européenne, depuis le 1er janvier. Elle espère mobiliser ses partenaires européens pour qu'ils suivent son exemple en accroissant leurs dépenses militaires. Varsovie est, de loin, le meilleur élève de l'Otan en la matière, avec un objectif de 4,7 % de son PIB cette année - contre moins de 2 % en moyenne - soit un budget de 45 milliards d'euros, le deuxième en Europe après celui de la France, et en hausse de plus de 50 % depuis 2022. Face à Donald Trump, qui évoquait récemment un nouveau seuil de 5 % pour les alliés de l'Otan (les États-Unis sont à 3,7 %), le gouvernement polonais se dit prêt à relever le défi.
Pour le premier ministre polonais, Donald Tusk, les propos de Trump doivent être « pris au sérieux » , mais il appelle ses partenaires à faire preuve de sérieux eux-mêmes. « Tout le monde ne peut pas dépenser autant que la Pologne, mais tout le monde devrait converger vers cet objectif pour que l'Amérique nous perçoive comme des alliés fiables » , a-t-il affirmé, mercredi, lors d'une conférence de presse avec Volodymyr Zelensky à Varsovie. Les gouvernements toujours sous les 2 %, dont l'Espagne, l'Italie et la Belgique, « ne doivent plus faire semblant » , a-t-il taclé. Pour accélérer, Varsovie compte en premier lieu coopérer avec de petits groupes d'alliés convaincus, notamment les Baltes et les Nordiques, ainsi que les grands acteurs de la défense que sont la France et le Royaume-Uni.
Les dirigeants des Vingt-Sept doivent se mettre au travail le 3 février, lors d'une « retraite » dans un château en Belgique à laquelle seront aussi conviés le premier ministre britannique, Keir Starmer, et le patron de l'Otan, Mark Rutte. Ce dernier n'a de cesse de marteler la nécessité de dépenser « beaucoup plus » que les 2 % actuels. « Si vous ne le faites pas, vous ne serez pas en sécurité dans cinq ans et vous pouvez commencer à apprendre le russe ou préparer votre départ pour la Nouvelle-Zélande » , a-t-il interpellé les députés européens lundi dernier. Il rend ostensiblement grâce à Donald Trump pour avoir forcé les Européens, lors de son précédent mandat, à sortir de leur torpeur. « Il a eu raison souvent et nous devons dialoguer avec lui » , plaide le Néerlandais.
Un bouclier européen de défense aérienne
« La Pologne va devoir concilier son approche atlantiste traditionnelle avec sa volonté d'accroître les initiatives de l'UE pour qu'elle développe ses propres capacités industrielles » , souligne un rapport de Chatham House. L'objectif est d'atteindre un niveau critique d'autonomie si les États-Unis réorientent vers l'Asie l'essentiel de leur dissuasion. « Nous essayons d'entraîner un sursaut chez nos alliés : si, après l'Ukraine, Poutine attaque l'Estonie, est-ce qu'on est prêt ? Est-ce qu'on a assez de munitions ? » , lance une source gouvernementale, sans illusion sur la réponse.
Le tout premier commissaire européen à la Défense, Andrius Kubilius, doit présenter mi-mars un livre blanc pour détailler les objectifs, les besoins industriels et les moyens financiers que les Vingt-Sept devraient se fixer en matière de défense. Donald Tusk est favorable à des emprunts en commun, une idée chère à Emmanuel Macron, à laquelle s'est ralliée récemment la première ministre danoise, Mette Frederiksen.
« L'Europe n'aura pas de dissuasion efficace sans développer ses capacités en armements et en munitions » , prévient le ministre de la Défense polonais, Wladyslaw Kosiniak-Kamysz. La proximité de la Pologne avec les États-Unis, qui y a commandé 32 avions F-35 à Lockheed Martin et 96 hélicoptères Apache à Boeing, pourrait se heurter à la volonté française de privilégier les achats européens. Varsovie investit par ailleurs 2,3 milliards d'euros sur quatre ans pour son Bouclier oriental, lancé mi-2024. Le projet s'étale sur plus de 800 kilomètres de zones boisées et marécageuses le long des frontières avec la Russie (enclave de Kaliningrad), la Lituanie, la Biélorussie et l'Ukraine. Dans la région de Podlasie, les opérations sont placées sous la responsabilité de la 18e division d'infanterie mécanisée, soit 16 000 hommes au total, dont 6 000 déployés sur la frontière. La Pologne a aussi évoqué avec le gouvernement grec l'idée d'un bouclier européen de défense aérienne, une idée qui plaît aussi aux Allemands. Mais il faudra beaucoup de conviction pour persuader nombre de pays, qui n'ont pas la même perception de la menace russe à long terme ou des contraintes budgétaires plus grandes, de suivre le mouvement qu'elle souhaite impulser. F. C.