La Croix, no. 43132
La dernière page, mardi 28 janvier 2025 856 words, p. 24

Ce qui reste en équilibre dans l’air

Maryline Desbiolles

John Berger, l’auteur, entre beaucoup d’autres livres, de G., qui obtint le Booker Prize en 1972 , disait de lui qu’il était un storyteller , un raconteur d’histoires. Le mot m’interrogeait. Aujourd’hui, il me semble que tous les écrivains sont des raconteurs d’histoires, car il y a mille et une façons de raconter des histoires. Et les livres qu’on aime ne racontent pas forcément des histoires auxquelles on croit, qui nous forcent la main, ils racontent des histoires qui provoquent une combustion en rencontrant nos propres histoires, les histoires de tout le monde, qui les soulèvent, les réinventent. Ainsi Départs de feu , le livre bien nommé d’Olivier Cadiot, aussi éclaté soit-il, nous raconte une histoire de deuil et de revisitation des archives familiales. « La plus belle journée possible. /Mon moteur intérieur marche sans carburant. /Une sorte d’hélice animée par un mécanisme bienveillant tourne à l’infini, mais dans des rythmes très différents que l’on souhaite – ce qui donne la sensation très agréable de choisir sa vitesse. /Mais il faut le démarrer ce moteur. /Peuc, peuc, peuc… suivi de rien. /C’est horriblement décevant. /Mais ça finit par marcher. Victoire. /Après, c’est bon – on s’arrache à la rive pleine d’ajoncs. /Ah, c’est bien. »

Pour la préparation du festival non compétitif de courts métrages Nouveaux rêves, qui aura lieu à Saint-Étienne du 10 au 12 avril prochains, je regarde un grand nombre de courts métrages. Ce ne sont pas des petits films, tout comme les nouvelles ne sont pas des petits romans. Alors, quoi ? Un film bref, c’est entendu, entre dix et quarante minutes, disons, mais surtout un film en suspens. En suspension, suspendu. Et, dans le meilleur des cas, qui nous laisse « suspendus aux paroles (1687), aux lèvres de quelqu’un (1804) » nous confirme Le Robert et son Dictionnaire historique de la langue française. Aux paroles, aux lèvres, et ici, aux images et aux sons. Nous n’attendons pas la suite . « Ce qui reste en équilibre dans l’air », c’est toujours Le Robert qui le dit, est justement ce qui nous enchante.

À propos de sa traduction d’une partie de la Bible, Olivier Cadiot écrit : « Il suffit d’écrire ce qui est simplement dit. /Quand dire c’est faire. /Ça fait des trouées de lumière dans les érables rouges. » Dire, c’est faire. Ça laisse un peu sans voix, ce qui n’est pas si mal, et puis j’entends les mots du cinéma : Silence. Moteur ? Ça tourne. Action !

Dire c’est faire.

Peuc, peuc, peuc… Le moteur va-t-il démarrer ? Le ciel est presque blanc. Il ne fait ni chaud ni froid. Il ne fait rien. Pas grand-chose. À ma surprise, un chardonneret élégant visite le jardin. D’habitude, il revient avec sa bande et en mars. N’est-il pas parti ? En cette saison, il n’a pas de cardelles à manger, les petits chardons à fleurs jaunes dont il est friand. Chardon, chardonneret. L’oiseau coloré disparaît comme il est venu. Fausse alerte. À moins que. Les animaux sont des passeurs entre le monde des vivants et celui des morts.

J’ouvre le livre d’Abdelwahab Meddeb, L’Islam au croisement des cultures , paru cet automne, dix ans après la mort de son auteur qui fut précisément le hérault des croisements, des cultures et des langues – arabe populaire, arabe littéraire, français –, des littératures et des spiritualités. Le dernier livre que j’avais lu de lui, Instants soufis , était paru au lendemain de sa mort en 2015. L’ultime été de sa vie, il avait récité les textes qui le composent au micro de Radio Méditerranée Internationale. Un texte pour chaque jour du mois de Ramadan, nous rappelant que le jeûne n’est pas une simple obligation légale, mais un temps de recueillement et de réflexion. Chaque jour, une vie des grands maîtres du soufisme, hommes et femmes. Car, je l’appris par ce livre, l’islam compte des soufias dont Sayyida Manoubiya qui redistribuait aux pauvres tous les dons qu’elle recevait. Elle est morte en 1267 à Tunis où son mausolée a été incendié en 2012 par des fanatiques salafistes. L’émoi a été grand en Tunisie si bien que son mausolée, très vite, a été restauré. Permanence de l’exemple. Permanence de la parole. Car c’est la voix de Meddeb qu’on entend dans ce livre. Comme on l’entendait chaque semaine sur France Culture dans son émission « Cultures d’islam ». Comme j’ai entendu sa voix et son rire en le rencontrant dans les années 1990. J’animais avec des amis une revue, La Mètis, du nom de l’intelligence rusée chez les Grecs, et Abdelwahab Meddeb nous avait fait l’amitié de nous donner un texte pour le n° 8, Méditerranée, ruptures , paru en mars 1992. C’était un poème, Fragments du Caire , et je relève les derniers vers : « Il voit la passion en chaque cœur, /Et tout atome possède un cœur. »

On s’arrache à la rive pleine d’ajoncs. Ah, c’est bien.