Le paradoxe de la marche de l’homme ivre
L’endroit le plus probable pour trouver un ivrogne encore capable de tenir debout est près de son point de départ.
En 1905, on avait posé le problème suivant : imaginez une personne qui parcourt dix centimètres puis tourne d’un angle quelconque. Elle parcourt encore dix centimètres et tourne encore d’un angle quelconque, et ainsi de suite. On avait demandé ce qui se serait passé après un grand nombre de répétitions. La réponse vulgarisée est devenue culte : “L’endroit le plus probable pour trouver un ivrogne encore capable de tenir sur ses pieds se trouve quelque part dans le voisinage de son point de départ.”
On comprend la logique : les pas constants dans des directions différentes s’annulent entre eux et après un grand nombre de pas, l’ivrogne est revenu d’où il était parti. Cet exemple est le premier cas officiel de ce que les scientifiques ont appelé les marches aléatoires. Comme de juste, elles sont passées à la postérité sous le terme de marches de l’ivrogne ou de marche de l’homme ivre.
Prenons maintenant le même problème mais simplifié à une seule dimension. Imaginons un homme ivre qui marche le long d’une falaise. L’ivrogne ne peut faire que deux sortes de pas : soit se diriger vers la falaise, soit s’éloigner de la falaise. Que se passera-t-il après un grand nombre de pas ? À l’infini, le bonhomme tombera dans le ravin, impossible d’y couper. L’astuce est que ce résultat est indépendant de la distance à laquelle vous le faites partir de la falaise. Qu’il soit juste à un pas du précipice, à dix pas ou à mille pas, ne changera rien à l’affaire. Si vous lui laissez un temps long, il finira par tomber. On appelle la falaise une frontière absorbante.
Pour sauver l’homme ivre, il faut mettre un système d’arrêt. Soit le jeu prend fin après un certain nombre de répétitions (l’ivrogne s’écroule par terre endormi), soit on place une maison à quelques pas de la falaise (et on imagine que le gaillard réussit à ouvrir la porte).
Il existe aussi une version moins alcoolisée mais pas forcément plus morale, c’est le casino infini. Imaginez un casino honnête avec une roulette honnête : une chance sur deux de gagner et une chance sur deux de perdre. On peut imaginer une roulette où vous pariez sur rouge ou sur noir et lorsque la bille tombe sur vert (zéro) elle est remise en jeu. Ce casino n’existe pas dans la vraie vie, mais soit. Vous arrivez avec un pactole sous le bras, que vous jouez à coup de dix euros sur rouge ou sur noir. C’est en vérité la même situation que l’homme ivre qui tombe de la falaise. Après un très grand nombre de tours de jeux, vous aurez perdu tout votre argent. L’astuce subtile est que c’est valable quel que soit le pactole de départ.
Ruine du joueur
Ce théorème s’appelle la ruine du joueur. Le point puissant du théorème est qu’à chaque tour vous avez une chance sur deux de gagner, mais après un nombre infini de tours, vous aurez tout perdu. Pour sauver le joueur, il faut mettre des systèmes d’arrêt, comme avec l’homme ivre. Soit vous arrêtez de jouer après un certain nombre de tours (quel que soit le montant gagné ou perdu), soit vous arrêtez de jouer quand vous avez atteint une certaine somme (c’est l’équivalent de la maison).
Le corollaire de ce théorème est très puissant. Dans la vraie vie, si vous avez une certaine somme à jouer, il vaut mieux la miser en une seule fois et puis partir, quel que soit le résultat, car vous aurez quasi une chance sur deux de gagner et doubler votre mise. Plus de fois vous jouez, plus grande est la probabilité de perdre. Le corollaire du corollaire est que la soirée au casino sera extrêmement brève, prévoyez un film dans la foulée.
Revenons à la marche de l’homme ivre et voyons comment sauver notre poivrot même après un nombre infini de pas. Les calculs ne sont pas incroyablement compliqués et ils demandent que l’ivrogne ait un biais positif de s’éloigner de la falaise. Dans la pratique, il faut lui laisser deux chances sur trois de s’éloigner de la falaise à chaque pas. Dans ce cas, après un nombre infini de pas, il aura une chance sur deux de ne pas être tombé. Le corollaire avec les casinos infinis est que si on voulait un casino vraiment honnête, il faudrait vous laisser deux chances sur trois de gagner à chaque tour. Bien entendu, les casinos honnêtes n’existent pas, car personne ne veut se lancer dans un commerce pour distribuer de l’argent à ses prochains.
Grains de café dans les gencives
Le point incroyable de toutes nos affaires est que la marche aléatoire modélise également le mouvement des petites particules de poussière dans l’air ou bien des grains de café dans une tasse (pensez à un café grec ou un café turc pour ne fâcher personne). Les grains de café sont soumis à un mouvement désordonné et aléatoire qu’on appelle mouvement brownien. Il est dû à l’agitation thermique des molécules d’eau. La marche aléatoire des particules a une petite différence avec celle de l’homme ivre : elle se réalise en trois dimensions. Après un temps très grand (infini), on s’attendrait que toutes les particules soient tombées au fond de la tasse, qui jouerait le rôle de falaise ou de frontière absorbante.
Minute papillon ! Vous pouvez attendre jusqu’à La Saint-Glinglin, les particules ne seront jamais toutes au fond. En vérité, la marche aléatoire en trois dimensions est dite transitoire. Il existe une probabilité faible (mais non nulle) que les particules s’éloignent à jamais de la frontière. Les conséquences sont incroyables. Primo, on trouvera des grains du Sahara à peu près partout sur la planète. Secundo, qui est un corollaire du primo, quand il y a des pollens, il y en a partout, avis aux allergiques. Tertio, si vous aimez le café grec, vous aurez toujours des grains de café dans les gencives.
“Qu’il soit juste à un pas du précipice, à dix pas ou à mille pas, ne changera rien à l’affaire, l’ivrogne finira par tomber.”