Libération
samedi 4 janvier 2025 4304 words, p. 2,3,4,5

Événement

Plongée dans l'empire médiatique de «Citizen Saadé»

Par Sophie des Déserts

Événement

En deux ans, porté par une frénésie de rachats, le tout-puissant armateur marseillais s'est imposé dans les médias. De ses liens dans l'appareil d'Etat à sa proximité avec Emmanuel Macron, «Libération» a enquêté sur sa garde rapprochée, ses ambitions et ses méthodes musclées.

est sa formule fétiche.

C' «Sky is the limit», martèle Rodolphe Saadé dans l'empire, la CMA CGM, qu'il gouverne depuis Marseille et développe sans cesse, du shipping – le coeur historique, porté par 650 bateaux dans le monde entier – à la logistique et aux médias depuis le rachat, en 2022, de la Provence, la Tribune, puis BFM-RMC. Le Covid, qui fit flamber les tarifs de ses porteconteneurs, a décuplé sa puissance : troisième armateur mondial, 160 000 salariés, cinquième fortune de France. Il est, à 54 ans, maître absolu d'un groupe non coté, PDG et actionnaire à 73 %, avec son frère et sa soeur. Plus personne désormais n'ignore ce nom, Saadé. Il charrie tout un monde, celui si secret des armateurs, les parfums fantasmatiques de l'Orient, l'histoire d'une famille orthodoxe originaire de Lattaquié, en Syrie, prospères marchands d'huiles et de tabac, victimes des nationalisations d'Hafez al-Assad, alors exilée au Liban, frappée par la guerre, avant de s'établir en 1982 sur la Canebière et développer une ligne vers Beyrouth devenue un géant des mers.

Le fondateur, Jacques, ce tyran solaire et visionnaire, mort en 2018, se méfiait de tout, de Paris surtout. Son fils Rodolphe, lui, s'invite au coeur de l'establishment, rivalisant avec les Arnault, les Bouygues, les Bolloré. Il adopte leurs codes, sans renoncer à son ancrage marseillais. Il s'est offert un nouveau siège, un immeuble entier avenue Hoche, près de l'Arc de triomphe, et non loin, un somptueux appartement, une villa à Saint-Tropez, qui fut celle de Gérard Oury, une autre pour ses enfants. Il vit avec des gardes du corps, vole en jet, navigue l'été sur un yacht. Il investit via sa holding, Merit, dans l'immobilier, les start-up, l'hôtellerie, notamment avec le groupe du producteur Stéphane Courbit, dans lequel il a mis 50 millions… Il finance aussi nombre d'oeuvres caritatives, tout récemment, encore, un entrepôt solidaire à Marseille, inauguré en grande pompe par Brigitte Macron, et la messe papale à Ajaccio, après celle du Vélodrome l'an passé. Il embauche des armées de hauts fonctionnaires, diplomates, généraux, anciens de la DGSE et du Trésor, tel Ramon Fernandez, son nouveau directeur financier. «La CMA CGM, c'est un rouleau compresseur, souffle l'un d'eux. Ce groupe est stratégique, avec ses bateaux qui approvisionnent l'armée, ses ports qui sont autant de relais dans le monde entier pour les services de renseignement, pour la France. Les pouvoirs publics ont besoin de Saadé. Et vice versa.» Ses profits stratosphériques lors de la pandémie sont revenus à la normale, mais restent élevés, préservés en dépit des appels nombreux, de LFI au RN, à taxer davantage la CMA CGM. Michel Barnier avait prévu une contribution exceptionnelle sur les grandes entreprises, qui aurait coûté au groupe 800 millions d'euros. Depuis son éviction de Matignon, tout est à rediscuter.

Saadé sait manoeuvrer, il a tissé des liens solides avec Emmanuel Macron, au gré des intérêts partagés, des dîners et des voyages d'Etat, qui lui ont permis d'approcher Joe Biden, Xi Jinping, Mohammed VI… Il a pris l'habitude de traiter en direct avec les ministres de l'Economie, des Armées, de l'Intérieur. Et nombre de politiques veulent le rencontrer, même Jean-Luc Mélenchon. Ainsi prospère l'armateur qui s'est offert, après la Provence, la Tribune et BFM TV, venant concurrencer le JDD et CNews, les canaux ultra-droitiers de Vincent Bolloré. Pourquoi, lui, achète-t-il des médias ? Simple stratégie d'influence ? Quel agenda, quelles convictions, quelle conception de la liberté de la presse ? Et quelles réalités dans ses entreprises ? Voyage au pays de «Citizen Saadé».

«Je ne suis pas Robocop» Comme elle en jette la tour CMA CGM, dressée dans le nord de Marseille. Toute en verre, frais soleil ce jeudi 5 décembre et contrôle maximal : des agents de sécurité dehors avec des chiens, dedans, sacs scannés, employés cravatés. «Ici, on s'habille bien : tout se voit, tout se sait, a prévenu un habitué. La boîte est familiale et féodale.» La directrice de cabinet, Camille Andrieu, fine lame recrutée à la Cour des comptes, nous accueille au trentième étage. S'ouvre une salle à manger comme dans un paquebot, la Méditerranée à l'horizon et lui, chic dans son complet marine, un sphinx, corps sec, nuque droite, la pupille qui sonde profond. Brèves considérations sur sa virée à Riyad avec Macron, qui permit de renforcer ses partenariats saoudiens. L'armateur a pris son avion pour s'arrêter au retour à Beyrouth, saluer ses salariés chamboulés par les bombardements. «Là, j'ai parlé avec le coeur dans mon pays en guerre. Ça se voit quand je suis ému… Vous savez, je ne suis pas Robocop.» Il sait qu'il lui faut adoucir son image, combien il peut être rude. Tous le disent, parmi la cinquantaine de personnes rencontrées par Libération, collaborateurs actuels, passés : «Rodolphe est exigeant, glacial, sans affect.» D'autres, plus proches : «C'est un pudique, une hubris inquiète.» Devant le feuilleté de langoustines, il déroule, voix ferrique : «Moi, je fais du business. Les médias, c'est à peine 1 % du chiffre d'affaires. Je me suis dit qu'il fallait diversifier, qu'il y avait là une opportunité. C'est aussi important pour moi de défendre les valeurs de la CMA.» Quelles sont ces «valeurs», aussi évoquées par des cadres que l'on dirait parfois matrixés ? «Le travail, la loyauté, la famille… Et je crois profondément à une information de qualité, nuancée, vérifiée.» Neuf mois après la grève à la Provence, décidée après la mise à pied du rédacteur en chef, il assure : «Je n'ai pas vocation à intervenir sur l'éditorial.» Il a confié la direction de la branche média à son épouse, Véronique, mère de ses deux enfants.

Une Corse, diplômée de Dauphine, formée au marketing, chez Dior parfums, puis au Ponant, ex-filiale de la CMA. «Rodolphe craint que la presse lui bouffe trop de temps, décrypte un intime. Il lui fallait quelqu'un en qui il ait une absolue confiance.» Mme Saadé n'a pas hésité : «Ce secteur me passionne, dit-elle, queuede-cheval pimpante dans un bureau de la tour. Je ne connaissais rien aux médias mais un regard neuf, c'est bien aussi. Je comprends la méfiance, le côté encore un milliardaire qui rachète… Mais il faut nous faire confiance.» Le média spécialisé la Lettre a révélé un récent dîner, salé, avec l'état-major de BFM TV, au Petit Nice, ce restaurant étoilé de Marseille que le couple vient de racheter. «J'attends que vous vous mettiez au rythme CMA, fini les bavardages», a claqué Saadé. Il ne dément pas, note simplement : «Je comprends que dans les médias, tout sort, tout se commente… Drôle de milieu. Je m'y fais.» Il a en réalité demandé que soient identifiées les taupes. A la CMA, on file droit. Capitaines sur le pont, employés aux ordres, conteneurs scellés au plomb – sans savoir, outre une simple déclaration, ce qu'ils transportent – et que voguent les navires, au plus rempli, au plus vite. Les 58 terminaux portuaires acquis, de Singapour à Los Angeles, récemment au Brésil, avec Santos, racheté plus d'un milliard, réduisent les temps d'attente, améliorent la profitabilité, encore accrue par les sociétés de logistique (Ceva, Gefco, Colis Privé) pour maîtriser toute la chaîne de transports.

Bien sûr, il y a sans cesse les aléas climatiques, géopolitiques : les Houthis, qui torpillent en mer Rouge, obligent à dévier la flotte, ou à solliciter l'escorte de la marine française. Ça, l'armateur connaît par coeur. La presse, c'est autrement compliqué, exposé, peu rentable. Il s'en amuse, sourire fugace : «Des amis me disent : “Mais qu'es-tu allé faire dans cette galère ?”» «Pas au niveau» La Provence, c'était le quotidien adoré de son père. Celui de Marseille, bon sang. Pas question de l'abandonner au magnat parisien Xavier Niel, qui détenait 11 % du capital et des droits préférentiels pour l'acquérir, en 2022, après la mort du propriétaire, Bernard Tapie. Niel offrait 20 millions d'euros, pour le groupe (la Provence et Corse-Matin), afin de le rapprocher de Nice- Matin, dont il est aussi actionnaire. Sur le papier, c'était plié. Saadé a dégainé une offre 4 fois supérieure. «Fais gaffe Rodolphe, tu risques gros, prévenaient ses conseillers. Niel est puissant, habile, retors. Il possède le Monde, il est apprécié des journalistes…» Justement. Quelle meil- leure entrée en scène ? Saadé a si longtemps mariné à l'ombre d'un père qui l'a envoyé aux quatre coins du groupe à peine diplômé de Concordia, une école de commerce canadienne, et n'a cessé de le cornaquer, le juger, cinglant devant des cadres mortifiés : «Mon fils n'est pas au niveau.» Le patriarche choyait davantage son petit Jacques Junior, né avec une malformation, et surtout sa fille chérie, Tanya, longtemps chargée de sa communication, et désormais de la fondation CMA CGM. «Papa n'a pas manqué d'exigence avec Rodolphe, euphémise-t-elle, gardienne de l'harmonie du clan. Mais regardez où il est arrivé…» L'héritier a poussé dans les guerres. Celle, tout petit, du Liban, celle entre son père et son oncle, Johnny, qui s'estimant floué, a répandu le linge sale familial, bataillé des années devant les tribunaux, sans succès. Il s'est forgé dans les crises, a géré la prise d'otages par des pirates somaliens d'un équipage du Ponant en 2008. Puis, un an après, la quasi-faillite du groupe criblé de dettes, promis au découpage et ciblé par des fonds, dont celui du Qatar, poussé par l'Elysée. Nicolas Sarkozy se moquait bien du sort de Jacques Saadé, qui avait racheté à bas prix la CGM, tout juste privatisée, en 1997, avec la bienveillance de Jacques Chirac et de son fortuné ami président du Liban, Rafic Hariri. Le vieil armateur s'est battu comme un lion, négociant sa dette à Bercy, fulminant contre les banquiers, et l'administrateur imposé, avant de dénicher un actionnaire, Robert Yuksel Yildirim, magnat turc, notamment dans le secteur minier, qui possède 24 % de la CMA CGM. Rodolphe Saadé a assisté à tout, souvenirs gravés : «C'était formateur. J'ai alors constaté qu'on manquait de relais à Paris.» Deux squales rivaux Il s'est alors appliqué à soigner ses réseaux, a recruté des lobbyistes, des conseils parisiens, Hubert Védrine, François Sureau, entre autres, et des hauts fonctionnaires testés, essorés, virés au gré de ses besoins et ses angoisses de déloyauté. Les deals s'opèrent avec ses fidèles avocats, Daniel Hurstel, et Antoine Gosset-Grainville, l'ex-directeur de cabinet de François Fillon à Matignon, ainsi que Jean- Marie Messier, l'ancienne star déchue de Vivendi devenu banquier d'affaires. Tous disent admirer «sa détermination et sa Suite page 4 Suite de la page 3 vitesse d'exécution». Avec eux, Saadé a fait son premier gros coup, en 2019, pour 5,4 milliards : l'armateur singapourien, Neptune Orient Lines, et sa pépite American President Lines, la compagnie notamment utilisée par l'armée américaine pour ses ravitaillements, qui lui ouvrit le marché des Etats-Unis.

A côté, la Provence était une peccadille, mais capitale. «Paris a découvert Rodolphe avec la Provence», sourit Véronique Saadé. Lui a, comme toujours, consulté tout Paris, avide de comprendre les mécanos de la presse, demandant : «Quel est le business model ? Ça marche comment une rédaction ? C'est quoi exactement l'indépendance ?» Il est cash, béotien assumé, avouant à ses interlocuteurs lire surtout la presse économique, «pas trop les livres, seulement les résumés». Pour sa com, il s'est offert deux squales rivaux, Anne Méaux, la papesse d'Image 7, et le vice-président d'Havas, Stéphane Fouks. Ce dernier lui a recommandé les services de Denis Olivennes, l'ex-trotskiste normalien roué aux pouvoirs, après avoir dirigé la Fnac, le Nouvel Obs, les médias de Lagardère, et désormais ceux de Daniel Kretinsky, tout en présidant la holding qui détient Libération. «On a ainsi vu débarquer quelque temps en mission, Olivennes super sympa, rassurant, disant que le journal, avec eux, allait entrer dans le XXIe siècle, se souvient une journaliste de la Provence. Saadé aussi est venu dans notre local syndical pourri. Il nous a promis qu'il investirait, maintiendrait les postes, augmenterait les salaires. C'était le père Noël. On y a tous cru.» Xavier Niel, lui, fut reçu avec invectives et crachats. Bataille devant les tribunaux. Tentative de discussion au Meurice, palace parisien, entre un Saadé en derbys, glacé, raide, sûr de son offre, et Niel, en baskets, tout aussi enkysté, lançant des chiffres mirobolants avant de partir, furax. Un étrange médiateur s'est alors imposé : Emmanuel Macron, soucieux de ses deux copains milliardaires. L'armateur, croisé au temps de ses années Rothschild, n'appartient pas à son cercle initial. «Rodolphe Saadé n'était même pas convié en 2018 au sommet Choose France, précise son ex-chargé des relations institutionnelles, le préfet Jacques Gérault. Oublier un tel entrepreneur était une erreur, je me suis donc chargé de lui ouvrir les portes de Matignon et de l'Elysée.» La CMA CGM, alors bien moins prospère, s'est révélée cruciale avec le Covid, notamment pour trouver des masques de Chine… Macron et Saadé ont vite accroché, liés par leurs passions communes, Marseille, l'OM (dont l'armateur est sponsor) et le Liban, rejoint ensemble après l'explosion du port de Beyrouth, en août 2020. Saadé a financé l'aide humanitaire, remporté au passage la concession du terminal à conteneurs, stratégique puisqu'il gère aussi depuis 2011 deux ports dans la Syrie sous sanction, avec l'imprimatur des Américains. En août 2022, c'est à Alger que le Président l'a embarqué, le plaçant dans son Falcon à côté de Niel. «Vous avez sûrement beaucoup de choses à vous dire…» jubilait Macron devant sa cour amusée. Saadé s'en souvient : «On a mieux fait connaissance avec Xavier, parlé durant deux heures, de tout, de rien. Et à la fin, cinq minutes, de la Provence». Accord ficelé pour 120 millions d'euros au total (dont près de 50 pour Niel, comprenant la création d'une imprimerie commune avec Nice-Matin), suivi d'un joyeux dîner avec leurs épouses, Delphine Arnault et Véronique Saadé, désormais amies.

«Rien contre Bolloré» Les rivaux se sont mis à investir ensemble dans des start-up, notamment dans Mistral AI, et financer, 100 millions chacun, un laboratoire de recherche sur l'intelligence artificielle, Kyutai. «Rodolphe est un mec bien, dit Niel. On a des dadas en commun, on a une super relation.» Ils ont aussi été candidats – dans des équipes différentes – au rachat de M6, avant que la vente soit retirée. Saadé, lui, a tout de même pris 10 % du capital, se liant avec le dirigeant de la chaîne, Nicolas de Tavernost, qu'il recrutera. Au même moment, il mettait le turbo avec Patrick Drahi, le propriétaire de BFM et RMC, approché quatre ans plus tôt. Il s'offrait pour 32 millions la Tribune, ce journal économique en faillite repris par un rusé journaliste, Jean-Christophe Tortora, qui en a fait un site et une machine à forums, financés par les entreprises et les collectivités locales. Voilà, dit-il, comment l'information, alliée à la communication, peut-être viable. Tant pis pour la frontière qui garantit l'entière liberté de la presse. Tortora a gagné l'estime du patron, et un titre de directeur général de la branche média. «En juillet 2023, Rodolphe me dit : lançons un quotidien du dimanche, raconte-t-il. Sacré challenge : on avait trois mois.» Etait-ce un souhait de Macron pour contrer les vents réactionnaires déchaînés par le Journal du dimanche et CNews, propriétés de Bolloré ? «Moi, je ne fais pas de politique, tranche Saadé. Je n'aime pas les extrêmes, c'est tout. Et je prends toutes mes décisions seul, dans l'unique intérêt de la CMA.» Sans doute était-ce aussi son intérêt d'épauler le chef de l'Etat, au moment où s'intensifiait le débat sur la taxation des superprofits. Le PDG a bataillé ferme pour l'éviter, et que soit conservée la taxe au tonnage, cette niche fiscale instaurée en 2002 en Europe (initialement pour protéger les Grecs), taxant les armateurs sur la capacité de transport de leur flotte, et non pas sur leur bénéfice réel. La CMA-CGM a ainsi bénéficié, entre 2020 et 2023, d'un taux d'imposition de 2,7 %. Dérisoire comparé à l'impôt sur les sociétés, de 25 %. Ces trois années, le groupe a dépensé, selon ses propres déclarations à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, plus de 1,5 million d'euros en lobbying. Saadé a su donner des gages : financer, via sa fondation dotée de 20 millions annuels, des actions humanitaires, récemment encore à Mayotte, des écoles, quelques opérations de greenwashing visant à faire oublier son activité ultra-polluante : plantation de forêts, construction de porte-conteneurs propulsés au gaz naturel liquéfié, fonds pour la décarbonation à 1,5 milliard, finalement gelé. Il n'a cessé de faire valoir son attachement, sincère, à la France, quand tant d'autres patrons délocalisent. Il a rapatrié sa holding du Liban, multiplié les investissements, chers à l'Etat, dans Air France (pour 9 %), l'opérateur Eutelsat (5,6 %), la Britanny Ferries (12 %), ce qui fait dire à l'ancien ministre de l'Economie Bruno Le Maire : «Rodolphe Saadé a toujours répondu présent. C'est un entrepreneur pa- triotique, important pour la souveraineté de la France.» Et le Président a toujours donné ordre de préserver le Marseillais. «Macron et Saadé sont des “dealmakers”, note un conseiller de l'Elysée. Ils se sont offert une protection mutuelle.» La Tribune dimanche a surgi en trois mois, confiée à Bruno Jeudy, ex-rédacteur en chef de Paris Match, parti pour avoir contesté une couverture sur le cardinal Sarah, imposée par Bolloré. Il a recruté nombre d'anciens du JDD. Pas question, néanmoins, de jouer l'affrontement avec le tycoon breton. Saadé s'y est opposé. «On est sur des positionnements différents, c'est tout, insistet-il. Moi, je n'ai rien contre Vincent Bolloré. Mon père avait l'habitude de déjeuner avec lui. Je le respecte.» Business first. La promotion du nouveau journal a d'ailleurs été confiée à Havas, propriété de Bolloré. Saadé finalisait au même moment le rachat, pour 4,55 milliards de Bolloré Logistics, cette pépite qui lui apporte notamment comme clients tous les géants du luxe. Cet été 2023, il a dîné à Saint-Tropez en voisin avec Bolloré : «Il m'a dit : “Bonne chance, faites au mieux !”» «Ça me coûte une blinde» A la Provence, l'armateur a mis des moyens, 30 millions d'euros, locaux flambant neufs au centre de Marseille, nouveau système informatique, promesse d'en finir avec le vieux système. «L'ère Tapie, c'était la misère, rappelle une journaliste. Pas d'investissement, compromission à tous les étages.» Saadé a remercié l'ancienne garde et le fils Tapie, salarié peu chevronné. Il a dépêché Benoit Tournebize, un ancien de Nestlé, recruté au contrôle de gestion, puis à son cabinet et dans les entreprises qu'il redresse. «Tournevis», le surnomme-t-on à la Provence, et à BFM «l'oeil de Marseille». Lui dit : «Mon job, c'est d'assurer l'assimilation aux codes de la famille Saadé.» Pierre Dantin, un ex-coach de l'OM, prof à la faculté des sports d'Aix, épaule aussi les cadres de la CMA CGM. Pour «s'assurer que tout le monde est aligné, précise-t-il. Mon ami Rodolphe veut s'entourer, est intransigeant sur les logiques d'engagement. Il veut les meilleurs à condition qu'ils aient de belles valeurs». Ont été recrutés à la direction générale Gabriel d'Harcourt, quinze ans d'expérience à la Voix du Nord, et pour diriger la rédaction, Aurélien Viers, un ex de l'Obs et du Parisien. Ils n'étaient pas du cru, fiers de développer le numérique, lancer un podcast à succès «Cartel Nord», des enquêtes qui ont pu faire un peu tousser à la tour CMA – sur la pollution dans le port de Marseille, et le curieux professeur Didier Raoult. La rédaction respirait, moins affidée aux élus locaux, droite, gauche, tous habitués à appeler pour un rien, une cérémonie non relayée, un titre, une photo… «On ne fait pas la com des politiques», osait le rédacteur en chef, refusant, entre autres, de mobiliser un journaliste pour accompagner en Ukraine, en avril 2023, Renaud Muselier, le président de la région, qui a aussitôt coupé les budgets publicitaires. Il n'avait pas bien saisi l'ampleur des liens avec les Saadé, détaillés, avec gourmandise par Muselier : «J'adore cette famille, je les ai soutenus quand tout le monde les disait finis. J'ai été à tous les mariages, les baptêmes. Rodolphe, c'est une flèche. Il perd 100 millions, même pas il transpire. J'ai un copain milliardaire prêt à faire rayonner la région, et moi je veux être numéro 1. Nickel, je le soutiens à fond.» Consigne fut rappelée d'être toujours attentifs aux élus, pour le bien des finances de la Provence, de la CMA CGM… et de Marseille. Saadé le rappelle souvent : «C'est mon journal, mon image.» L'ambiance s'est tendue quand le PDG vit le déficit non résorbé (14 millions d'euros aujourd'hui), ordonnant la fin de ses engagements : salaires gelés, suppressions de 30 postes de journalistes. La DRH a été licenciée après avoir tenté, au cours d'un comité, ce trait d'humour maladroit : «Monsieur Saadé, par exemple, si vous ne remplissez pas vos objectifs de l'année, vous êtes renvoyé !» L'armateur n'a pas toléré. Aurélien Viers, lui, été mis à pied, en mars 2024, au lendemain d'une une jugée honteuse à la tour CMA. Des habitants de la Castellane posaient de dos, sceptiques après la visite d'Emmanuel Macron et son plan de lutte contre le trafic de drogues, avec ce titre : «Il est parti, et nous, on est toujours là». Fureurs de quelques macroniens, émoi au siège, Saadé pestant : «C'est quoi ce journal ? Ça me coûte une blinde, et j'ai des ministres sur le dos, même le chef d'entre eux.» Communication de crise activée, excuses en première page, sanction du directeur de la rédaction, qui était en Pologne lors du bouclage. Et la Provence a voté une grève illimitée.

Du jamais-vu à la CMA CGM, qui soigne le dialogue social et offre de belles primes de fin d'année. Ça palpitait dans les soutes de l'armateur, sur le thème : «Vous osez ?», les plumes syndicalistes répliquant : «Prenez-en de la graine», et leurs confrères de la Tribune dimanche s'inquiétant, dans un communiqué, d'une «ingérence éditoriale grave». Véronique Saadé s'est employée à rassurer. Une charte d'indépendance, âprement négociée, fut in fine accordée. Les directeurs seront remerciés ultérieurement, avec une clause de confidentialité qui les empêche de parler. Il fallait d'abord éteindre cette polémique survenue en pleine finalisation du rachat, pour 1,55 milliard, de BFM TV.

«La télé de papa» Un vent d'inquiétude a soufflé dans la chaîne. Saadé est venu rencontrer la rédaction. «Je n'ai pas vocation à imposer une ligne éditoriale», a-t-il affirmé, avant d'admettre qu'en cas de critiques sur la CMA CGM, il «ne réagirait pas bien et le ferait savoir». Les autres actionnaires de médias ne l'auraient juste pas dit comme ça. Malgré ses coachs, l'héritier reste raide. Ceux qui l'ont rencontré à BFM ont été déçus. «Il n'y connaît rien, a méprisé les salariés importants, il n'a pas d'idées à part refaire “7 sur 7”, ou embaucher à n'importe quel prix Léa Salamé, qui ne veut pas venir. C'est un peu la télé de papa.» L'ancien patron Nicolas de Tavernost, retraité de M6, initialement recruté comme conseiller, a été promu au sommet, après les démissions en cascade le jour officiel de la vente. Arthur Dreyfuss, le directeur du groupe, puis celui de la chaîne, Marc-Olivier Fogiel, et celui de la rédaction, Hervé Béroud, ont claqué la porte. «Vous me gâchez le plus beau jour de ma vie», a tremblé Saadé. BFM, payée cher, est certes encore très rentable, mais peu à peu détrônée par CNews. «Il faut redevenir numéro 1», enjoint Saadé. Il y va des finances, de son crédit, de l'avenir aussi, puisque sa fille de 19 ans, étudiante en Angleterre, venue en stage à BFM, semble davantage portée sur les médias que sur les conteneurs. Il mise sur l'intelligence artificielle, partenariat à 200 millions d'euros signé avec Google, qui cisèle des logiciels pour améliorer la rentabilité de ses bateaux, et former ses journalistes. Priorité aux synergies, à l'économie, avec la Tribune, et à l'international.

«Avec Drahi, c'était zéro pression, sauf quand il s'agissait d'Israël, glisse un journaliste de BFM. On a compris qu'avec Saadé, il fallait rééquilibrer.» Quand les bombes de Tsahal ont éclaté au Liban, son zélé Tournebize a proposé des contacts sur place, le directeur de la sécurité de la CMA CGM a été mis dans la boucle WhatsApp des journalistes. «Jamais Bouygues ne ferait ça à LCI», s'étouffe un reporter, quand d'autres disent «finalement, pourquoi pas ?» Il n'y a eu jusqu'ici qu'un seul incident, sur un documentaire consacré à Rachida Dati. La ministre de la Culture a, comme d'habitude, manifesté son courroux au sommet, textotant d'abord à «[son] Rodolphe», puis à Tavernost, qui la connaît bien, ayant même désiré l'embaucher à M6. Il jure ne pas avoir voulu enterrer le documentaire, même s'il fallut, pour qu'il soit diffusé sans retouches, que le nouveau directeur de l'information, Jean-Philippe Baille, venu de Radio France, mette sa démission dans la balance. Voilà, c'est ça aussi l'indépendance. Rodolphe Saadé apprend. Quand, dans sa salle à manger princière, on lui demande si ses journalistes peuvent écrire librement sur un de ses nombreux partenaires en affaires, il serre les dents : «Bien sûr. Evidemment.» A la Provence, près de la moitié de la rédaction a pris la clause de cession. A BFM, ils ne sont pour l'instant qu'une quinzaine. La Tribune attend une trentaine d'embauches. Et Saadé continue de prospecter, dans le cinéma, les médias, à l'étranger : «On a de grands projets, on est une boîte familiale, ça va bien se passer.»•

«Je comprends que dans les médias, tout sort, tout se commente… Drôle de milieu. Je m'y fais.» Rodolphe Saadé «Il n'y connaît rien, a méprisé les salariés importants, il n'a pas d'idées à part refaire “7 sur 7”, ou embaucher à n'importe quel prix Léa Salamé, qui ne veut pas venir.» Un salarié de BFM

Emmanuel Macron et Rodolphe Saadé à Marseille, le 28 juin 2023. Photo Ludovic Marin. AFP

Manifestation en soutien à l'ex-directeur de la Provence Aurélien Viers, mis à pied par Saadé, à Marseille le 25 mars 2024. Photo Patrick Gherdoussi. Divergence

Le milliardaire Rodolphe Saadé, PDG et actionnaire de la CMA CGM, à Paris le 27 août.Photo Albert Facelly