Idées/
«La Grèce a réussi sa transition démocratique. Pas son développement économique»
Recueilli par Fabien Perrier Correspondant à Athènes
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Pour les 50 ans du retour de la démocratie dans le pays, l'ex-Premier ministre de gauche Aléxis Tsípras retrace dans un entretien exclusif l'évolution de son pays au sein de l'Europe, et alerte sur la complaisance de certaines forces dominantes à l'égard de l'extrême droite en progression au sein de l'UE.
A l'occasion des 10 ans de son élection et des 50 ans de la démocratie grecque, Aléxis Tsípras s'exprime en exclusivité pour Libération. Le 25 janvier 2015, le jeune Premier ministre de gauche faisait «trembler l'Europe» en remportant les élections législatives avec une double promesse : bouter les créanciers, soit la «troïka» réunissant la Commission européenne, la Banque centrale européenne (BCE) et le Fonds monétaire international (FMI), hors du pays et en finir avec l'austérité qu'ils imposaient. Après six mois de bataille, il finira par signer, à son tour, un mémorandum d'accord avec les créanciers. Dix ans après, Tsípras est redevenu député, et son parti, Syriza, est mal en point. La droite conservatrice, Nouvelle Démocratie, est à la tête du pays depuis 2019. Le Pasok, social-démocrate, qui s'était effondré, retrouve la forme. Une parenthèse de gauche s'est-elle refermée en Grèce ? Né en juillet 1974 quatre jours après la chute des colonels, vous êtes un enfant de la démocratie. Quel regard portez-vous sur ces 50 ans de démocratie grecque ? La Grèce a une spécificité : une guerre civile succède à la Seconde Guerre mondiale quand les pays d'Europe connaissent la paix. Puis, jusqu'en 1967, la Grèce vit dans un simulacre de démocratie caractérisé par des persécutions des résistants, notamment commu- nistes qui sont déclarés illégaux dans le pays.
S'ensuit la dictature des colonels de 1967 à 1974. Elle chute sous l'impulsion du peuple. Il se mobilise lors de deux événements déclencheurs : le soulèvement de Polytech- nique en novembre 1973 et la tragédie de Chypre en juillet 1974. Avec l'installation de la démocratie en 1974, les libertés politiques apparaissent, et les gens peuvent vivre sans le contrôle permanent de la police et sans répression de leurs idées. D'ailleurs, le parti communiste KKE est légalisé.
Interview Cette transition démocratique n'a pu se produire que grâce à l'exigence populaire d'une véritable démocratie. Elle porte l'empreinte de la gauche. Elle est accompagnée d'une effusion culturelle sous l'influence des grands artistes de gauche, comme Mikis Theodorakis, d'une vague de participation populaire et de démocratisation dans la vie sociale et politique. Mais les temps changent, l'action des pouvoirs dans l'arène politique aussi. Les régimes autoritaires s'imposaient avec l'armée et une censure absolue ; aujourd'hui, les forces autoritaires peuvent imposer leurs points de vue par d'autres moyens comme le contrôle des médias et d'Internet, la diffusion de fake news… Deux partis, le Pasok et la Nouvelle Démocratie, ont longtemps dominé le paysage politique. C'était aussi de grandes familles (Papandréou, Karamanlís, Mitsotákis…). Ce système a-t-il contribué à la crise dans laquelle la Grèce a plongé en 2010 ? Il y a quelque chose d'étrange dans cette Grèce moderne où ces trois familles jouent un rôle de premier plan en créant un régime clientéliste ! Néanmoins, elles sont élues par le peuple. En tout cas, si la Grèce a réussi sa transition démocratique, elle a raté son développement économique. Le pays n'a pas su exploiter les opportunités qui s'offraient à lui pour engager une modernisation économique et sociale durable, surtout après son adhésion à l'Europe.
Sa croissance de 1974 à aujourd'hui n'est que de 1,3 % par an. En 1974, le Portugal, l'Espagne et l'Irlande avaient des revenus par habitant bien inférieurs à ceux de la Grèce. Ils nous ont dépassés. Dans l'UE, seule la Bulgarie s'en sort moins bien que la Grèce dans de nombreux domaines. Bref, à cause de cette culture du pouvoir de familles et du clientélisme politique, la Grèce n'a créé ni infrastructure moderne viable ni Etat-providence fort. Ce «modèle» a contribué à la crise.
Pendant la crise, vous unissez la gauche et gagnez les élections législatives en janvier 2015. Ressentez-vous de la peur ? Non, mais une immense responsabilité historique face à l'espoir suscité et aussi de la joie D'ailleurs, ces sentiments traversaient la majorité du peuple grec je crois. Pour la première fois arrivait au gouvernement une vraie gauche qui avait mené des luttes, parfois sanglantes. Toutefois, si Syriza était hégémonique à gauche, nous n'avons pas uni toute la gauche. Le KKE n'a jamais voulu participer à un gouvernement, ni même ouvrir le dialogue. Au contraire, il a mené une véritable bataille contre Syriza. Imaginez comme les choses auraient été différentes si ce parti populaire avait eu ici une attitude similaire à celle des communistes français, espagnols ou portugais, qui ont participé à des gouvernements progressistes… Quand comprenez-vous que les Européens sont en guerre contre votre gouvernement ? Avant même d'être élus, nous savions que ce ne serait pas facile ! La Grèce a subi une pression disproportionnée de certaines forces politiques dominantes en Europe. Certaines personnalités, comme Wolfgang Schäuble [ministre des Finances d'Angela Merkel aujourd'hui décédé, ndlr], ont fait porter le chapeau à la Grèce, peut-être pour cacher leurs responsabilités dans le cours écono- mique qu'a pris l'Europe. L'Europe n'est pas entrée en crise à cause de la Grèce, mais à cause de ses banques.
On a pourtant convaincu l'opinion publique allemande que le problème venait de quelques Grecs paresseux vivant au-dessus de leurs moyens. Cela arrangeait les forces conser- vatrices allemandes, ainsi que le FMI. De son côté, la social-démocratie était dans l'embarras. Quelques sociaux-démocrates ont exprimé leur soutien en disant qu'ils étaient de tout coeur avec nous. Mais ils ne pouvaient pas le dire publiquement, car cela revenait à remettre en question leurs choix politiques.
Par votre attitude, par exemple en arrivant sans cravate, n'avez-vous pas l'impression de dresser contre vous les cénacles bruxellois ? Non, c'était secondaire ! Certaines puissances dominantes en Europe ne voulaient abso- lument pas d'un compromis honorable avec le gouvernement de gauche d'un pays en défaut de paiement. Aujourd'hui d'ailleurs, nous pouvons voir comment l'Europe traite différemment les gouvernements d'extrême droite par rapport à ce qu'elle a fait avec un gouvernement de gauche.
Nous, Syriza en Grèce ou Podemos en Espagne, voulions changer l'Europe, nous voulions mener une politique plus juste économiquement et socialement, quand l'extrême droite veut la détruire. Cette politique d'inspiration keynésienne, donnant des marges budgétaires aux Etats, n'a été appliquée que plus tard lors de la crise pandémique. Si nous avions utilisé ces recettes que nous proposions, les effets de la crise de la dette auraient été largement réduits, voire évités. Certaines ont été aujourd'hui adoptées.
Vu ce rapport de force, pourquoi décider un référendum en juin 2015 ? Avant le référendum, nous avons cherché un compromis honnête. Impossible ! Les créanciers exigeaient des réformes et des ajustements budgétaires sans offrir ni financement sur le long terme ni restructuration de la dette. Au gouvernement, Syriza devait faire face aux obligations budgétaires du pays et accomplir les réformes que les deux gouvernements précédents n'avaient pas menées. Le gouvernement Samaras nous avait laissé en dot une douzaine de réformes essentielles, comme celle des retraites, qui conditionnaient le financement de la Grèce par ses créanciers. Ces derniers voulaient que nous appliquions ces réformes sans qu'ils abandonnent leur tutelle sur le pays.
J'ai donc mis en place une stratégie visant à dramatiser la crise pour provoquer un choc effectif. C'était la stratégie du référendum. Entre l'énorme vague de soutien et la perspective de voir évincer de la zone euro le berceau de la démocratie, l'Europe était face à deux problèmes politiques. Grâce à cette pression, nous avons pu établir, avec la Commission, un programme comportant des mesures difficiles dont nous avons assumé le coût politique, mais également un financement du pays sur trois ans, une perspective de restructuration de la dette ou encore la gestion en Grèce du fond de privatisation. Nous avons réussi à maintenir la cohésion de l'Europe, notre présence dans l'euro et, surtout, nous avons renoué avec la croissance. Des dirigeants européens, comme François Hollande ou Angela Merkel, vous félicitent dans leurs mémoires. Ces félicitations ne sont-elles pas tardives ? Les partenaires européens ont montré une attitude constructive envers la Grèce quand nous avons renoué avec la croissance. Avec François Hollande, qui m'a soutenu pendant la crise, nous avons créé le sommet euromé- diterranéen. Nous avons conclu une série d'accords bilatéraux avec la France pour renforcer l'économie grecque en attirant des investisseurs. Avec Angela Merkel, nous avons fait face à la crise des réfugiés. Les félicitations sont publiques depuis longtemps… Mais l'opinion a été façonnée par ceux qui ont construit le front anti-Syriza. L'histoire est écrite par les vainqueurs. Pourtant, qui a mis la Grèce en crise et qui l'en a sortie ? Ça, ce sont des faits indiscutables.
Sauf que Syriza perd les élections en 2019 et en 2023… Oui, mais en conservant 32 % des votes en 2019. Ensuite, le gouvernement Mitsotákis a pu bénéficier des effets de la politique menée par le gouvernement Syriza, puis des milliards injectés lors de la pandémie. En outre, ce gouvernement a eu recours à des pratiques remettant en cause la démocratie et l'Etat de droit. Il a créé un front anti-Syriza très vivace. En 2023, avec 18 % des votes, la perte électorale est plus sévère. Malgré tout, Syriza obtient de meilleurs scores que le reste de la gauche en Europe, même que la socialdémocratie dans plusieurs pays.
Il ne faut donc pas seulement considérer l'évolution de la gauche grecque, mais celle dans toute l'Europe où la gauche, les forces progressistes et démocratiques ont beaucoup reculé. Nous assistons à un virage conser- vateur. Un courant de droite anti-systémique déferle dans le monde comme en témoigne l'élection de Trump, la montée de Le Pen… La droite traditionnelle adopte, elle, une rhétorique d'extrême droite, notamment sur des questions cruciales comme l'immigration. Comment voyez-vous l'évolution de l'Europe ? En pleine instabilité géopolitique, elle est incapable de disposer d'une autonomie géo- stratégique à l'égard des Etats-Unis. Elle vit des traumatismes, à la fois économiques et politiques, comme l'invasion illégale de l'Ukraine par la Russie. Mais il ne pourra y avoir de perspective de paix, de sécurité et de stabilité en Europe en excluant la Russie des discussions. L'industrie européenne est prise en étau entre la Chine et les Etats-Unis qui veulent imposer des droits de douane. Nous sommes en pleine dystopie. Un exemple : le président des Etats-Unis exprime sa volonté d'envahir le Canada ou le Groenland, mais personne ne s'insurge ! Tout le monde a réagi à juste titre quand Poutine est allé en Ukraine… Des lendemains très difficiles nous attendent. Dans cette période d'insécurité généralisée, de guerres et de transformation de la démocratie, les régimes autoritaires et les dirigeants durs refont surface. Leur impact sur les populations et sur l'Europe elle-même sera destructeur. La gauche doit tirer les leçons de l'histoire. En 2015, en Grèce, elle a gagné en mobilisant les couches écono- miques moyennes et plus défavorisées autour d'une vision libératrice, sociale. Face à la peur, elle doit proposer un discours de combat articulé autour des valeurs d'égalité, de liberté et de justice ce que j'essaye de promouvoir par l'institut que j'ai créé.•
«Il ne faut pas seulement considérer l'évolution de la gauche grecque, mais celle dans toute l'Europe où la gauche, les forces progressistes et démocratiques ont beaucoup reculé. Nous assistons à un virage conservateur.»