La Scala, théâtre des passions italiennes
L’actuel surintendant de l’opéra milanais, le Français Dominique Meyer, devra passer la main début mars. Il sera remplacé par un Italien, comme c’est le cas dans beaucoup d’institutions culturelles du pays depuis l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite de Giorgia Meloni. Symbole national, le temple de l’art lyrique n’a jamais cessé d’être un lieu d’intrigues et de scandales.
Comme chaque 7 décembre, Milan fête son saint patron, Ambroise. Le matin, une messe est donnée dans la basilique qui porte le nom de cet évêque du IVe siècle, célèbre pour ses hymnes enflammées. Puis le maire remet l’Ambrogino d’oro, une médaille distinguant les figures émérites de la capitale lombarde. Le rituel veut que les célébrations s’achèvent au théâtre de la Scala, qui ouvre ce soir-là sa saison lyrique.
Avant le spectacle inaugural, les VIP papillonnent sous les lustres de la mythique maison, comme l’acteur Pierfrancesco Favino. L’Italien joue dans Maria (en salle le 5 février), le film de Pablo Larraín sur la soprano Maria Callas, à qui la Scala doit une part de son éclat. « Le 7 décembre [2024], j’ai eu le sentiment de participer à un rite, confiera plus tard le comédien. En Italie, chaque ville dispose d’une église et d’un théâtre. La Scala est celui où notre histoire résonne le plus fort. »
Ignazio La Russa, président du Sénat italien, prend place sous les ors de la loge royale pour assister à la représentation. Le politicien d’extrême droite y retrouve la sénatrice à vie Liliana Segre. A 94 ans, la rescapée des camps nazis ne se déplace plus sans garde du corps depuis qu’elle est la cible d’attaques antisémites. Déroutant attelage que celui-là, à qui il incombe donc, en l’absence de la présidente du Conseil, Giorgia Meloni, et du président de la République, Sergio Mattarella, à Paris pour la réouverture de Notre-Dame, de représenter l’Etat italien. Les caméras de la RAI, la télévision publique, ne ratent pas une seconde de l’événement, retransmis en direct sur la première chaîne. Pour l’occasion, trente-sept écrans géants ont été érigés, en même temps que les sapins de Noël, dans des prisons, des écoles ou des hôpitaux milanais.
Dans un cadre autrement guindé, le dîner clôturant les festivités s’est tenu à la Società del Giardino, club historique des élites. Le surintendant français de la Scala, Dominique Meyer, a fait une entorse au protocole, s’arrangeant pour qu’Ignazio La Russa ne mange pas à sa table. Une manière de marquer son opposition à la rhétorique nationaliste du parti de l’élu, Fratelli d’Italia, ayant abouti, selon lui, à la non-prolongation de son mandat : à partir du 1er mars, c’est un Italien, Fortunato Ortombina, actuel patron de l’Opéra de Venise, La Fenice, qui succédera en effet à Dominique Meyer.
Récit national identitaire et conservateur
En 2024, comme souvent, c’est un opéra verdien qui a été choisi pour inaugurer la saison, en l’occurrence, La Force du destin. Sa vie durant, le musicien a entretenu des relations tumultueuses avec la Scala, y faisant alterner supplices et succès – « croix et délice », comme le résume un vers de sa Traviata.
Il n’est pas le seul. Depuis sa création, en 1778, le théâtre milanais ne cesse de déchaîner les passions, dans une surenchère d’intrigues et de clameurs. Lieu de splendeurs et de scandales, la Scala est une anomalie dans le monde de plus en plus feutré et élitaire de l’opéra : cette maison, où le spectacle est aussi fort sur scène qu’en dehors, vibre d’une ferveur qui n’a rien à envier aux plus bruyantes arènes sportives, politiques ou religieuses.
De fait, beaucoup la comparent à un temple, avec ses gardiens et ses marchands, ses divinités et son clergé, ses fidèles et ses mécréants, sa liturgie. Comme tout culte organisé, elle se heurte aux visées du pouvoir séculier : à l’heure où le gouvernement de Giorgia Meloni reprend en main la culture, la Scala est plus que jamais un enjeu politique. La famille politique de la présidente du Conseil s’est en effet vouée à construire un nouveau « récit national » plus identitaire et conservateur, en évinçant notamment les dirigeants étrangers de grandes institutions culturelles.
« Ce gouvernement considère l’opéra, composante majeure de la civilisation italienne, comme un lieu où caser des gens », s’émeut le journaliste et librettiste Alberto Mattioli dans son bel appartement milanais, décoré d’un tableau le figurant dans une loge d’opéra. Lui qui dit avoir assisté à 2 138 représentations lyriques a consacré un essai aux ambitions culturelles de la droite mélonienne (Destra maldestra. La spolitica culturale del governo Meloni, Chiarelettere, non traduit). Il y revient sur le scandale qui a accompagné la tentative de mise à la porte de Stéphane Lissner, surintendant depuis 2020 du San Carlo, l’Opéra de Naples.
En 2023, désireuse de placer un allié à la tête de la RAI, Giorgia Meloni a dû concéder à l’administrateur délégué du groupe audiovisuel, Carlo Fuortes, de prendre les rênes du San Carlo, en compensation. Pour que l’opération aboutisse, il fallait donc chasser Stéphane Lissner, qui, aux yeux du pouvoir, présentait par ailleurs le défaut d’être Français. La manœuvre a pris la forme d’un décret fixant à 70 ans l’âge de départ à la retraite des dirigeants de théâtres lyriques étrangers. Un texte contesté par le principal intéressé, aujourd’hui âgé de 72 ans, auquel la Cour constitutionnelle a donné gain de cause en juillet 2024, et qui est finalement resté à la tête de l’Opéra de Naples.
Son compatriote Dominique Meyer n’a donc, lui, pas été épargné par cette volonté d’italianiser les milieux culturels. Dans son bureau tapissé de centaines de disques, il raconte « un incident délicieux » : « En 2023, lors d’un discours en marge du festival du Maggio Musicale Fiorentino, le secrétaire d’Etat à la culture, Vittorio Sgarbi, a décrété que le Musée des offices, à Florence, et la Scala devaient être dirigés par des Italiens et qu’il ne viendrait à l’idée de personne en France de nommer un étranger à la tête de l’Opéra de Paris. » Vittorio Sgarbi, personnage public outrancier, démissionnera du gouvernement en février 2024.
Dominique Meyer poursuit : « J’ai vu 300 paires d’yeux se braquer sur moi. A la fin, je suis allé voir Sgarbi, je lui ai rappelé que l’Opéra de Paris avait été dirigé au cours de ses premières années par un Florentin, Lully. Et que, depuis 2020, son directeur, Alexander Neef, était Allemand… En somme, ces gens racontent beaucoup de choses, sans savoir de quoi ils parlent. »
En bon cartésien, Dominique Meyer tient à « démythifier » l’image de sa maison. Si le Français croit à quelque chose, c’est aux chiffres. Un peu plus de 900 employés, répartis entre le chœur, l’orchestre, le ballet, les techniciens et l’administration ; 231 représentations par an, attirant 400 000 spectateurs, dont 30 % de moins de 35 ans ; un budget de 129 millions d’euros, dont environ un tiers de subventions publiques, un tiers de mécénat et un tiers de billetterie, chapeauté par une fondation privée. « Je laisse une maison apaisée », se félicite-t-il.
Une histoire des luttes italiennes
Un apaisement tout relatif, si l’on en juge par le tohu-bohu qui agite les rues adjacentes au théâtre, à chaque Saint-Ambroise. Depuis les années 1960, elles voient défiler des manifestants qui espèrent faire profiter leur cause des projecteurs braqués sur la Scala, en ce jour d’inauguration. Des générations de militants ont jeté œufs, tomates et autres projectiles sur les manteaux en fourrure des sciure, ces dames aisées et âgées, d’une élégance typiquement milanaise. Manière de cibler l’usage des peaux animales en même temps que les attributs d’une richesse ostentatoire. Le prix des billets, pour l’ouverture de la saison, a toujours été corsé : 3 200 euros pour une place au parterre lors de la soirée du 7 décembre 2024.
Enumérer les cortèges de la Saint-Ambroise revient à dresser une histoire des luttes italiennes : aux groupuscules d’extrême gauche se sont substitués les syndicats refusant la fermeture des usines automobiles ou les agriculteurs défilant au côté de leur bétail. Côté vestimentaire, les parkas des soixante-huitards ont laissé place aux keffiehs propalestiniens, désormais omniprésents parmi les manifestants. Gaza, mais aussi l’Ukraine ou la défense de l’environnement : telles ont été les causes défendues, le 7 décembre, sur le pavé milanais.
En dépit d’un lourd dispositif de sécurité, certains militants sont parvenus à déverser du fumier devant la Scala, pour défendre les droits des animaux. Lucia Tozzi, autrice napolitaine spécialiste des questions urbaines, établie à Milan, dont elle dénonce la gentrification, faisait partie du cortège. « Il y a toujours eu un conflit entre l’intérieur et l’extérieur du théâtre, tranche la chercheuse aux mèches violettes. Une grande entreprise m’a invitée à la première, j’ai décliné. Pas question de redorer leur réputation. J’ai préféré marcher contre le luxe excessif, pour l’égalité des droits. »
Mais, à la Scala, la coupure entre le dedans et le dehors n’est jamais étanche. Marco Vizzardelli, journaliste spécialiste d’équitation, en est l’incarnation. Personnage paroxystique, comme les opéras dont il est fou, le Milanais a troublé le cérémonial de la Saint-Ambroise, le 7 décembre 2023 : « Vive l’Italie antifasciste ! », a-t-il crié de sa voix de ténor, avant que ne commence Don Carlos, de Verdi. « Voir Ignazio La Russa, qui possède chez lui un buste de Mussolini, assis dans la même salle que Liliana Segre m’était insupportable », nous explique-t-il à une terrasse de la galerie Vittorio Emanuele II. La Piazza San Sepolcro, où les Faisceaux de combat du futur dictateur s’étaient réunis pour la première fois en 1919, se trouve à deux pas.
Marco Vizzardelli a été ensuite contrôlé dans le théâtre par la force de police italienne chargée des activités subversives. « Je leur ai dit que le délit aurait été de dire “Vive l’Italie fasciste !” et que là ils auraient dû m’arrêter. » Le sexagénaire n’a pas réitéré son geste sacrilège en 2024, malgré le retour d’Ignazio La Russa à la Scala. « Ce qui est efficace la première fois devient clownesque la deuxième », se justifie-t-il.
Pour le metteur en scène Davide Livermore, qui avait été attaqué par l’extrême droite en 2018 pour avoir montré la chute d’une statue de la Vierge Marie dans son Attila, de Verdi, « Marco est un grand Italien qui a utilisé la Scala comme un lieu de militantisme. Cette affaire montre que ceux qui aiment la démocratie doivent être sur leurs gardes ».
Verdi, interprète des aspirations nationales
Fondée alors que l’Italie du Nord était sous domination autrichienne, la Scala a joué un rôle central dans l’unification du pays. Une lutte au cours de laquelle, selon Pierluigi Panza, spécialiste d’opéra au Corriere della Sera, la Scala fut un « protagoniste non militaire ». Conscient de ce poids symbolique, Napoléon Bonaparte, qui entra dans la ville avec ses troupes en 1796, n’y a-t-il pas fait entonner La Marseillaise ?
Si l’Italie du XIXe siècle ne comptait pas de romancier de la carrure d’un Victor Hugo en France, son contemporain Giuseppe Verdi fut le grand interprète des aspirations nationales. Immensément populaires, ses opéras contribuèrent à fixer la langue du pays, alors éclatée en une myriade de dialectes. A tel point que les patriotes inscrivaient sur les murs des villes « Viva Verdi » (« Vive Verdi »), les lettres du nom du compositeur formant l’acronyme du slogan « Vittorio Emanuele Re D’Italia », en référence à celui qui deviendra le premier roi d’Italie, en 1861, Victor-Emmanuel II.
La Scala n’était pas un opéra de cour mais celui du peuple milanais – « le salon de la ville », comme l’écrivait Stendhal en 1817. Et, simultanément, l’opéra de la nation tout entière, porté par la puissance industrielle croissante de la capitale lombarde. Ce théâtre, Francine Garino en connaît les moindres recoins. La guide est chargée, depuis près de trente ans, des visites en français. « Avant que la commune n’en devienne propriétaire, en 1921, chaque loge appartenait à une famille, qui pouvait l’aménager comme bon lui semblait. Les domestiques, eux, allaient au parterre. On y mangeait, on y buvait et même pire, parfois… », lâche-t-elle dans un sourire.
La Française énumère les personnages truculents qui ont fait l’histoire des lieux. Domenico Barbaja (1777-1841), par exemple, un garçon de café qui fit fortune grâce à l’invention de la barbajada, une variante du cappuccino. « Cela lui permit d’ouvrir un casino à l’entrée de la Scala, puis de devenir un grand imprésario », décrit la guide. Intarissable, elle l’est également sur les intrigues ourdies dans ces couloirs. « On raconte qu’en 1857, quand Sissi l’impératrice convia les nobles milanais à la Scala, ceux-ci envoyèrent leurs domestiques, vêtus d’habits aristocratiques, pour protester contre l’hégémonie autrichienne », relate-t-elle.
La scène où la Callas a conquis le monde
La plupart des visiteurs la questionnent sur celle dont le patronyme forme une quasi-anagramme avec le nom du théâtre. « On me demande souvent d’indiquer le “point Callas”, cet endroit de la scène d’où Maria Callas aimait chanter : on dit que, de là, les sons voyagent mieux vers le public. » Entre 1950 et 1962, la soprano grecque y donne vingt-cinq spectacles. Les sifflets se mêlent aux vivats, si bien que la salle se scinde entre ses adorateurs et ceux de sa prétendue rivale, Renata Tebaldi. « Certains spectateurs hostiles lui ont jeté des radis ! s’emporte le président du Fonds de dotation Maria Callas, Tom Volf. La sévérité du public milanais l’a sans doute amenée à se transcender, mais à quel prix ? La Callas en gardera de terribles séquelles, jusqu’à en perdre sa voix. »
Ce destin extraordinaire, le Chilien Pablo Larraín en a donc fait un film, Maria, avec Angelina Jolie dans le rôle principal. Il a arraché l’autorisation de filmer quatre heures à l’intérieur du théâtre. « J’ai passé une sorte d’examen, durant lequel on a vérifié mes connaissances en matière d’opéra », rapporte le cinéaste. Après Jackie Kennedy (Jackie) et Lady Diana (Spencer), ce sont les affres d’une autre femme de pouvoir qu’il explore ici. « C’est sur cette scène que la Callas a conquis le monde et qu’elle est devenue un personnage aussi tragique que ceux qu’elle interprétait. »
Plus d’un demi-siècle après le passage de la diva, la Scala a gardé la réputation d’être, de toutes les maisons d’opéra, la plus difficile. « Que Dieu vous maudisse ! », lâcha la soprano Katia Ricciarelli en direction du public, en 1989, excédée par les chahuts. « C’est un lieu féroce, et je m’en réjouis, affirme le metteur en scène Davide Livermore. Nous vivons à l’ère des likes, de la facilité. La Scala nous ramène à la nature périlleuse et citoyenne de l’art. Pas de démocratie sans confrontation. »
Roberto Alagna le dit avec d’autres mots : « A la Scala, on sent les fusils braqués sur vous. Mes plus grandes joies, comme mes plus grandes peines, je les ai vécues là. » Le ténor français y a côtoyé les « voix du siècle », de Luciano Pavarotti à Placido Domingo. Y a donné la réplique à son épouse, Florence Lancien, peu avant qu’elle ne soit terrassée par une tumeur, en 1994. Et reste associé à l’une des plus grandes controverses de la maison : lors de la deuxième représentation d’Aïda, en 2006, Alagna, ulcéré par quelques sifflets, quitte la scène.
Il n’y reviendra que seize ans plus tard, sous les ovations. « Cette histoire est aussi complexe que l’assassinat de Kennedy… On m’a sifflé pour des raisons politiques. J’ai été trahi, piégé. » Lors de la première, il substitue dans un air le mot « prodi » (« preux ») par « bravi » (« braves ») : « Je voulais éviter que les opposants au président du Conseil, Romano Prodi [centre gauche], profitent de l’homonymie pour le huer. » Il dit avoir payé cet écart lors de la représentation suivante. « Quand je suis arrivé à la Scala, trois types m’ont fait un geste d’égorgement. Tout était manigancé. » Roberto Alagna prétend être le seul chanteur à n’avoir jamais donné un seul sou à un certain Tonino, qui dirigeait la claque. « C’est en Italie que cette pratique est née, du temps où Néron payait pour se faire applaudir dans les arènes. Elle est heureusement révolue. »
« Nous sommes des passionnés »
A la Scala, la frange la plus fervente du public s’assoit au poulailler – loggione, en italien, d’où le surnom de ces spectateurs, souvent assimilés aux ultras des stades de foot : les loggionisti. Avant chaque représentation, cent cinquante places du poulailler sont mises en vente, pour une dizaine d’euros en moyenne. Pour les obtenir, il faut s’inscrire sur une liste d’attente et faire la queue, parfois plusieurs jours, en pointant à des horaires définis. Un certain Gianni veille sur le bon déroulement de la file. Inséparable de son chien blanc, l’homme, qui se dit monarchiste, narre à qui veut l’entendre des anecdotes en dialecte milanais, ajoutant une touche de folklore au théâtre qui n’en manque pas.
Giuseppe Minoia s’est épris de Verdi à l’âge de 5 ans, dans la ferme de ses parents. Il est aujourd’hui vice-président des Amici del loggione, la principale association de loggionisti : « Nous sommes des passionnés. Et cette passion, nous la communiquons, parfois bruyamment. » Les 800 membres, dont une centaine affiche moins de 35 ans, forment un authentique groupe de pression, transmettant griefs et satisfecit aux dirigeants du théâtre lors de rencontres régulières. « Nous sommes le prolétariat de la Scala », glisse avec une pointe d’ironie Giuseppe Minoia, qui, à 80 ans, exerce toujours son métier de sociologue.
Le capital, c’est du côté des Amici della Scala, l’association rivale, qu’il faut le chercher : elle regroupe certains des plus généreux mécènes de l’institution, majoritairement issus de la vieille aristocratie milanaise. Eux s’assoient à des places autrement centrales et onéreuses, que l’on se transmet de génération en génération.
Mais les batailles transcendent, souvent, les classes sociales : c’est d’abord autour de questions esthétiques qu’elles s’exacerbent. Ainsi du conflit qui a longtemps opposé les partisans de deux chefs d’orchestre adulés, Claudio Abbado et Riccardo Muti. « Les clans s’affrontent à haute voix pendant le spectacle et ça peut monter très haut », commente Stéphane Lissner, premier étranger ayant dirigé le théâtre, de 2005 à 2012. Dans un accès de colère, le Français a comparé les plus traditionalistes à des « talibans ». Il lui a fallu déployer, par la suite, des trésors de diplomatie pour regagner la confiance des habitués. « La première fois que je suis entré, seul, dans la salle en tant que surintendant, j’ai ressenti quelque chose de compliqué à expliquer, continue Stéphane Lissner. C’est un théâtre qui dégage des ondes. »
Fidèles, saints et reliques
Partiellement détruite par les bombardements alliés, la Scala fut le premier bâtiment de Milan à être reconstruit, en 1946. Le chef d’orchestre Arturo Toscanini, antifasciste un temps exilé aux Etats-Unis, rouvrit la salle. Le directeur du chœur, Vittorio Veneziani, chassé de la Scala en 1938 parce que juif, était lui aussi de retour.
Symbolisant la renaissance d’une Italie désormais pacifiée, la cérémonie n’était pas exempte de religiosité. Juste retour des choses : la Scala tire son nom d’une église, Santa Maria alla Scala, sur les ruines de laquelle elle fut bâtie. Une légende rapportée par Donatella Brunazzi, directrice du Musée de la Scala, fait remonter plus loin encore cette inclination à la dévotion : « La Scala se trouverait à l’emplacement d’un ancien temple celte situé sur un pôle magnétique important. D’où l’énergie particulière du lieu… »
Son aura, l’Opéra la doit pour partie aux fidèles qui en arpentent, depuis des décennies, les travées. « C’est ma seconde maison », confesse Rodolfo Rocchi, 84 ans. Trépignant d’impatience avant la générale de Falstaff, de Verdi, il nous montre sa relique la plus précieuse : une carte signée par Maria Callas, le remerciant pour le poème qu’il lui avait écrit, adolescent. « Dans les années 1980, mon travail à la banque m’a fait manquer trois 7 décembre. La troisième fois, j’ai démissionné. Depuis, je n’en ai plus jamais raté. »
A l’entracte, on évoque avec Rodolfo Rocchi d’autres saints, récemment disparus. La « signora Pia », qui offrait à chaque employé de la Scala des cadeaux personnalisés : savonnettes, chaussettes pour bébés… Ou le « ténor Valpolicella », un sans-abri féru de vin et d’opéra, qui recevait des billets d’entrée en guise d’aumône – à sa mort, un banc public lui a été dédié. Combien de couples se sont unis dans cette église-là ? « Spartacus, un guide de voyage gay, a répertorié le loggione de la Scala comme un lieu de rencontre clé », s’amuse le librettiste Alberto Mattioli.
Des évolutions qui heurtent les habitués
Chez les plus intransigeants de ces fidèles, la piété se teinte d’amertume. Devant les évolutions de la Scala, ils crient au sacrilège. Egrenons leurs doléances : relâchement progressif du dress code (seuls les shorts et les tongs sont désormais prohibés), concert de l’orchestre de la Scala à l’aéroport de Milan-Malpensa en 2015, défilé Dolce ∓ Gabbana sur la sacro-sainte scène du théâtre en 2016, spectacle du chanteur Paolo Conte en 2023 – le premier interprète de musique dite « légère » dans l’antre de la Callas… Autant d’entorses à la mission première de l’Opéra, sacrifiée sur l’autel du profit, selon ces habitués.
Tous gardent en mémoire le projet du directeur artistique Riccardo Muti, qui entendait rapprocher la Scala des méthodes du privé. Lâché par son propre orchestre, qui se désolidarisa de lui lors d’un vote à main levée en 2005, le maestro jeta l’éponge. « Je regrette d’avoir voté contre Muti, car je sais que je ne jouerai plus jamais sous la direction de ce grand monsieur, confie la première harpiste de la Scala, Olga Mazzia. Ici, tout se normalise peu à peu, certains spectateurs négligent leur apparence… Or, quand on entre dans une église, on s’habille bien. Ça devrait être pareil ici. »
Pour Carlo Fontana, qui entreprit d’importants travaux de rénovation lorsqu’il dirigea l’institution, de 1990 à 2005, une coupure se serait opérée lors de son remplacement par Stéphane Lissner : « Avec l’arrivée des surintendants étrangers, la Scala s’est éloignée des Milanais », considère le Lombard, marqué au centre gauche et qui se défend de toute xénophobie. Dominique Meyer, s’il a en effet constaté une légère baisse des abonnements locaux lors de sa prise de fonctions, assure que le problème est en passe d’être résolu : « En produisant un peu moins de spectacles, on retrouve de l’attractivité auprès des Milanais. »
Il n’empêche, on entend moins parler italien dans les couloirs du théâtre (31 % des spectateurs sont étrangers). La faute à un afflux croissant de touristes : le 31 décembre 2024, avant la représentation de Casse-Noisette, des Azéries en robe de satin multipliaient ainsi les selfies, sous l’œil désapprobateur des rares loggionisti présents. La journaliste au Corriere della Sera Michela Proietti, spécialiste des modes de vie milanais, confirme ce glissement : « Des influenceurs se rendent à la Scala sans avoir lu le livret. Le moment qu’ils attendent le plus est le premier entracte, pour aller siroter du champagne dans le foyer. »
Les mécènes étrangers, américains notamment, remplacent peu à peu les vieilles dynasties lombardes. En voie de muséification, la Scala ? « Milan n’est plus une ville industrielle, mais un pôle touristique et financier. Qu’elle les anticipe ou qu’elle tente d’y résister, notre maison ne peut faire abstraction de ces changements », analyse Carlo Torresani, le directeur culturel du théâtre. En un sens, la Scala se débat dans les mêmes contradictions que l’Italie entière, dont la croissance dépend de plus en plus du tourisme, mais dont les politiciens ne cessent de vanter les « excellences nationales ».
Pont avec la jeunesse
Dans un pays toujours plus vieillissant, ces crispations affligent ceux qui, souvent jeunes et cultivés, estiment la Scala capable de concilier patrimoine et création, respect de la tradition opératique et ouverture sur le monde. « L’opéra est certes né en Italie, mais, jusqu’à preuve du contraire, c’est une Grecque, la Callas, qui en a offert la plus mémorable expression ! », cingle le quinquagénaire Francesco Lattuada, qui joue de la viole dans l’orchestre de la Scala.
La scénographe Eleonora Peronetti, 30 ans, travaille tant pour l’opéra que pour les grands noms de la variété italienne. Cette Milanaise parle de la Scala, où elle a rencontré son compagnon, comme d’une « fabrique des merveilles », dont l’attrait reste puissant : « J’enseigne aux Beaux-Arts, mes élèves rêvent tous de scénographier des spectacles lyriques plutôt que pop. »
Ce pont avec la jeunesse, l’étoile Roberto Bolle s’en est fait une spécialité, à travers des émissions télévisées où il s’attache à dépoussiérer l’image de la danse classique. Le danseur a donné rendez-vous dans la « salle jaune » de la Scala – couleur éminemment milanaise, qui infuse la gastronomie et l’architecture locales, et dont les ors du théâtre portent la trace. Lui qui croisa le grand Noureïev, lors de sa formation à la Scala, se verrait bien remplacer le Français Manuel Legris, dont le mandat à la tête du ballet expire dans les mois à venir. « Diriger la Scala n’est jamais simple, même si la danse est moins exposée aux pressions politiques. »
Spectateur assidu de la Scala, Paolo Maggioni, 42 ans, en couvre l’actualité, pour la RAI. « Le père de la danseuse Carla Fracci était conducteur de tram, comme mon grand-père. Lorsqu’il passait devant la Scala, il klaxonnait trois fois pour la saluer. Quand elle est morte, la ville lui a dédié un tram. Aujourd’hui encore, il circule devant le théâtre. »
En dégustant un risotto au safran, il évoque la paille que les Milanais jetèrent sur les rues, à la mort de Verdi, en 1901 : « Il ne fallait pas que le bruit des fiacres dérange son dernier sommeil. » Le journaliste dit n’avoir croisé qu’une fois Giorgia Meloni dans la maison d’opéra. Liliana Segre, en revanche, est une habituée. « Cette femme, si digne, offre le plus beau visage de notre ville. » Lors d’un reportage, il a sympathisé avec ses gardes du corps. « Entre eux, ils parlaient des livrets de Verdi. » La sénatrice les avait convertis à sa passion.
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