Le Monde
Carnet, samedi 25 janvier 2025 774 words, p. 29
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January 23, 2025 - Le Monde (site web)

Gabriel Yacoub

Guitariste et chanteur

Laurent Carpentier

Dans le linceul de la nuit, on entend sa voix, ce chant nasal qui donna le ton en France à toute une génération de groupes de musique traditionnelle : « … Quand je s’rai morte, enterrez-moi/Tout au fond de la mare/Les pieds tournés vers la paroi/La tête sous la source/Les pèlerins qui passeront/Boiront l’eau de la vie… » C’était il y a cinquante ans, en 1975, Le Bouvier , un chant albigeois édité sur le deuxième album de Malicorne, le groupe qu’il avait fondé avec Marie, sa femme, et les musiciens Hugues de Courson et Laurent Vercambre. Gabriel Yacoub, guitariste, chanteur et multi-instrumentiste (mandoloncelle, banjo, dulcimer, épinette des Vosges, psaltérion…), est mort dans la nuit du 20 au 21 janvier, à l’âge de 72 ans, dans un hôpital de Bourges, au cœur de ce Berry dont il avait épousé la musique et – finalement – la terre.

Tout dérape le 28 février 1972. Voilà des années que le jeune homme court les clubs folk de la capitale, dans lesquels il a rencontré cet Alan Stivell dont toute la Bretagne parle et qui l’a invité à rejoindre sa formation. Ainsi Gabriel Yacoub est-il ce jour-là sur la scène de l’Olympia au côté du barde lors du mythique concert qui va révolutionner la scène folk : non content de mettre une harpe celtique au centre d’un concert, Alan Stivell y associe les sonorités électriques d’une basse, d’une batterie et de guitares électriques. A l’Olympia, une déflagration.

Revival folk français

Gabriel n’est pas breton. Dans la foulée, avec sa compagne, Marie, il réunit une bande de musiciens – on y retrouve le sonneur de Stivell, Alan Kloatr (1950-2018), et l’autre guitariste du concert de l’Olympia, le futur Dan Ar Braz – pour appliquer la recette au répertoire traditionnel français. Résultat : un disque, Pierre de Grenoble (1973), qui apparaît non seulement comme le préambule musical de ce que sera Malicorne, mais également comme la pierre angulaire du revival folk français.

Deux ans plus tard, en effet, Malicorne devient la tête de gondole d’un genre qui fait le pont entre le plateau du Larzac et les majors du disque, entre le rêve d’un retour à la terre et les charts. Neuf albums, 2 millions d’exemplaires vendus. Le folk à la portée des masses.

Hélas, les modes passent. Les punks arrivent. Les jeunes rient de ces folkeux qui chantent du nez, fument des pétards et dansent en rond – peu importe qu’ils aient des guitares électriques. En réponse, Alan Stivell compose des airs de plus en plus psychédéliques sur des harpes de plus en plus sophistiquées, les artisans des clubs folk se radicalisent dans le collectage sans fin de chants obscurs, et chacun rentre chez soi : les vielleux en Limousin, les binious en Bretagne… Malicorne jette l’éponge. En 1981, Marie, coupant ses cheveux de vestale post-hippie, devient responsable de la world music chez Virgin puis EMI ; et Gabriel, avec sa gueule de pâtre grec, s’installe dans le Berry, tentant de son côté une carrière solo : sept albums studio au compteur, les mêmes ingrédients, sans la musique traditionnelle.

Hélas, les temps glorieux des hit-parades sont passés. « D’un seul coup, à la fin des années 1970, est arrivée la crise urbaine, le punk… On ne s’y retrouvait plus de chanter les bergers. Et notre public non plus » , racontera Marie Yacoub redevenue Marie Sauvet, alors qu’il y a dix ans, on retrouvait Malicorne en concert au Trianon, à Paris, pour une tentative de come-back. Les mêmes sonorités, l’enthousiasme comme au premier jour, traits simplement tirés par les ans, squelettes naturellement fatigués… Mais il y avait autre chose : derrière les Ray-Ban du vieux héros s’appliquant à blaguer perçait déjà la mélancolie des destins qui s’enfuient. Deux ans plus tard, ils avaient définitivement raccroché.

A Marsay, au sud de Bourges, Gabriel continuait de gratter avec les voisins, les visiteurs en goguette, sculptant et peignant aussi à l’occasion, écrivant en 2019 un livre hommage à cette terre d’accueil : Je resterai ici , sous-titré : Chroniques subjectives et aléatoires du Boischaut-Sud en Bas-Berry (Le Roseau, 2019). Je resterai ici est aussi le titre du dernier morceau du dernier album de Malicorne, Les Cathédrales de l’industrie . C’était en 1986 : « Je resterai ici, je ne partirai pas/Même si je sais par cœur/Qu’il fait toujours meilleur ailleurs/Mais je resterai là/Pour la couleur du ciel/De ces jours de grand vent/Qui n’en finissent pas . » Il y a des fidélités qui se chantent toute une nuit.