L'odyssée d'un dramaturge
Kilian Orain
Simon Abkarian revient aux mythes fondateurs. Sa pièce centrée sur les Atrides résonne avec notre époque et fait d'Hélène une femme libre.
« J'ai voulu ouvrir une ultime nuit et y faire résonner la parole d'Hélène et de Ménélas, dans le fracas de la guerre de Troie. » Simon Abkarian parle comme il écrit, avec poésie. L'auteur, metteur en scène et comédien de 62 ans s'apprête à refermer un triptyque commencé en 2013 avec Ménélas rébétiko rapsodie, un monologue où il incarnait le grand Ménélas, roi de Sparte et membre de la dynastie des Atrides, en proie au désespoir après que la belle Hélène l'eut quitté pour le prince troyen Pâris. Lequel déclencha alors la fameuse guerre de Troie, qui dura dix ans. Dans Hélène après la chute (2023), rebelote : le couple se déchire sur fond de passion tragique une fois Troie vaincue par les Grecs. Aujourd'hui, Simon Abkarian fait se retrouver Hélène et Ménélas au cœur de la nuit qui va bouleverser le cours du conflit, soit deux jours avant le début du deuxième opus. « Je ne m'impose aucune obligation de réalisme, prévient le dramaturge. Le texte reste libre dans l'affabulation. » Sensible aux mots, tant à leur sens qu'à leur sonorité, Abkarian a avant tout pensé son spectacle comme un poème qui s'écoute et se regarde : « La mise en scène est très sobre, il y a très peu de mouvements. Tout se concentre sur le corps, les mots et la lumière. Je veux surtout éviter le prosaïque. »
Né en 1962, à Gonesse, dans le Val-d'Oise, au sein d'une famille d'origine arménienne, Simon Abkarian grandit au Liban dans les années 1970. Il est bercé par les musiques, les chants, les histoires qui l'entourent. De cette enfance, il a gardé un goût pour les différentes civilisations et langues du monde. Il parle arabe, arménien, français, anglais, comprend bien le turc et l'italien, possède des notions de grec et de latin… « Un pied en Orient, un pied en Occident, résume-t-il. Tout ça m'a donné une sensibilité à la langue, qui fait défaut aujourd'hui. J'ai l'impression que certains n'ont que cinquante mots dans leur vocabulaire… » Les premiers visés sont les hommes et les femmes politiques. « Ils sont incapables de nous faire comprendre la démocratie et la complexité du monde dans lequel on vit. »
S'impose alors le théâtre. Embauché en 1985 par Ariane Mnouchkine, il devient membre de la troupe du Théâtre du Soleil (il y restera jusqu'en 1993) et découvre la prose antique, la mythologie grecque, si riche. Coup de foudre ! « J'ai joué Les Atrides [une série de tragédies mises en scène par Ariane Mnouchkine, ndlr] dans les années 1990. Et je me suis dit : “Je suis à la maison, je sais de quoi ça parle.” » Il lit L'Iliade, qui deviendra par la suite la source de ses propres spectacles. « Homère a posé les bases de la construction dramaturgique des histoires. Est-ce que ce qu'il raconte est vrai ou non ? Peu importe. C'est surtout un tremplin imaginaire qui me permet de prendre du recul sur ce qui se passe autour de moi. » Homère lui-même a-t-il réellement existé ?
Marqué par la guerre au Liban
Aux Amandiers, où il crée le troisième volet de sa trilogie, Abkarian partage la scène avec Marie-Sophie Ferdane, une comédienne avec qui il rêvait de jouer. Elle sera cette Hélène souveraine, lui, ce Ménélas rédempteur, sur le point d'écouter les raisons du départ de sa bien-aimée voilà dix ans. « Peut-être qu'Hélène est partie de son plein gré, tout simplement parce qu'elle n'en pouvait plus. Ça, Ménélas ne le comprend pas. » Simon Abkarian a surtout voulu « remettre l'humanité au centre de l'attention. Dans cette histoire comme dans la vie, on nous somme de choisir un camp. J'en suis incapable, je ne connais que celui des humains » . Sans doute reste-t-il marqué par la guerre qui frappa le Liban à partir de 1975 et précipita son retour en France, à 23 ans. « Je veux juste permettre à Hélène et Ménélas de se rencontrer à nouveau, de parler de leur enfance, de leur jeunesse disparue et de leur amour déchu. La guerre de Troie leur a volé ces années qui sont normalement le moment de s'épanouir, de danser, de chanter, de faire l'amour. Leur génération a été sacrifiée. »
Les femmes occupent une place particulière chez Simon Abkarian. En premier lieu dans son théâtre : « J'ai travaillé avec Ariane Mnouchkine, ai été “éduqué” par Hélène Cixous et ai vécu avec de nombreuses femmes. J'essaie de les réhabiliter dans mes pièces. Pourquoi le théâtre serait-il un espace n'appartenant qu'à nous, garçons, qui daignerions le prêter ? » Ainsi Hélène retrouve-t-elle sous la plume du dramaturge sa pleine capacité à décider, loin de la femme-objet qu'on a voulu faire d'elle. « J'ai vu ma mère prendre ses valises et partir quand mon père, lui, avait décidé de rester. Elle n'est pas partie pour sauver sa famille de la guerre ou je ne sais quelle autre raison. Elle est juste partie. C'est la même chose pour Hélène. Je raconte, dans ma version, que ce n'est pas Pâris qui l'a enlevée, mais que c'est elle qui l'a séduit pour pouvoir s'en aller. Et, de son côté, Ménélas ne se doute pas une seconde qu'Hélène a simplement pu se dire : “Je m'ennuie avec cet homme, je veux m'enfuir !” » Pour accompagner cet ultime face-à-face, Abkarian a embauché deux musiciens-chanteurs kurdes, Ruşan Filiztek et Eylül Nazlier. Comme des respirations, leurs mélodies forment un horizon d'espérance. « Si on s'est aimés, est-on capable, dans les plus épaisses ténèbres, après tant de destruction, de guerre, de peur, de se reconnaître un jour ? Je crois que oui. Je crois qu'il faut se dire que l'animosité entre nous n'est jamais définitive. » De là découle le titre : Nos âmes se reconnaîtront-elles ? Une question énigmatique, qui jette un pont entre le monde antique et le nôtre. Et à laquelle seul le théâtre saura sans doute répondre… — Kilian Orain
Photo : Richard Dumas pour Télérama Sortir
| Nos âmes se reconnaîtront-elles ?, texte et mise en scène de Simon Abkarian | Du 16 jan. au 2 fév. | Mer.-ven. 20h, sam. 18h, dim. 15h | Théâtre Nanterre-Amandiers, 7, av. Pablo-Picasso, 92 Nanterre | 01 46 14 70 00 | nanterre-amandiers.com | 10-32 €.