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Plus célèbre que Rabelais en son temps mais aujourd’hui oublié, qui était Guillaume Budé ?

Stéphane Ratti

FIGAROVOX/LECTURE - Un ouvrage tout juste paru aux éditions Les Belles Lettres revient sur l’œuvre de Guillaume Budé, humaniste érudit et fer de lance de la renaissance des lettres françaises.

Stéphane Ratti est professeur émérite d’histoire de l’antiquité tardive à l’université de Bourgogne-Franche-Comté. Dernier ouvrage paru : Histoire Auguste et autres historiens païens (« Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 2022, traduction et présentation du texte).

«Tout le monde est plein de gens savants !» Ce cri de joie n’a rien d’ironique. Ce cri de joie ne s’applique pas à notre monde. Il a été poussé en 1532 par Rabelais . Et il est comme un péan célébrant la renaissance des études humanistes en France… au XVIe siècle. Il figure dans un passage fameux du Pantagruel qui a été lu par des générations d’écolâtres et expliqué par non moins de générations de professeurs de lettres. Ainsi, comme il arrive, cette œuvre de fiction a eu plus de postérité que la réalité. Ce qu’on sait moins, en effet, c’est que cette page de Rabelais célébrant la restitution «au genre humain» du grec, du latin et des humanités, est en réalité décalquée d’une lettre tout à fait authentique adressée en 1519 par un père à son fils. Et cet homme se nomme Guillaume Budé (1467-1540), celui-là même qui a donné son nom à la collection bilingue contemporaine la plus complète en Europe des auteurs latins et grecs.

L’histoire a été injuste avec lui : de son temps plus célèbre que Rabelais, il est aujourd’hui bien oublié. Un livre magnifique, sous la plume élégante de Romain Menini et Luigi-Alberto Sanchi, les meilleurs spécialistes actuels du sujet, vient à point remettre en lumière l’importance de celui que Marc Fumaroli appelait «le Michel-Ange de l’écriture néo-latine» .

Nous sommes sous le règne de François Ier et Guillaume Budé, avec la même passion que Dante pour Béatrice, tombe amoureux de Dame Philologie, une allégorie des études littéraires qui consistaient à l’époque en la redécouverte de centaines de manuscrits grecs et latins oubliés puis en leur publication dans des éditions corrigées des fautes de lecture dont ces textes, recopiés depuis l’Antiquité par des moines parfois peu qualifiés, étaient truffés. La tâche était immense, harassante ; la passion de Budé, vorace ; ses lectures, innombrables ; ses notes et ses travaux, dignes d’un Hercule de l’écriture. Il plaisante d’ailleurs lui-même sur son nom, Budé, qu’il rapproche d’une étymologie grecque de sa fantaisie, «le bœuf laborieux» . Il devint ainsi un «abysme de science», selon la formule d’un Rabelais admiratif, et le maître respecté de la librairie du roi.

Son premier opus fut en 1508 une édition corrigée de ce monument du droit romain qu’est le Code Justinien (VIe siècle) qu’on appelle aussi les Pandectes . Budé en amenda le grec et le latin et en livra la première lecture critique moderne. Ce travail fit de lui un juriste éminent et écouté. Il en profita pour entreprendre une campagne d’influence soutenue à la cour du Roi afin d’obtenir la création de chaires rémunérées pour les meilleurs lettrés du temps. Il s’inspirait, dans cette campagne en faveur du grec et du latin, de la politique de l’empereur romain Vespasien, le premier à avoir stipendié sur les ressources du Trésor quelques professeurs choisis dont le fameux spécialiste de rhétorique, Quintilien.

Budé obtient du roi la promesse de créer un collège d’enseignement philologique trilingue qui serait à l’abri des attaques de la Sorbonne contre le grec, considéré comme une langue païenne alors que le latin voyait son statut garanti par le fait que c’était la langue des Pères de l’Église. En 1530 sont créées à Paris les chaires d’hébreu et de grec, les premières pierres du futur Collège de France qui honorera son fondateur d’une statue toujours visible en ses murs.

Un chapitre passionnant de l’ouvrage de Romain Menini et Luigui-Alberto Sanchi est consacré à l’importance du second grand livre de Budé, le De Asse . Sous un titre affreusement technique, L’As et ses fractions , se cache en fait une vaste enquête qui porte moins sur la monnaie romaine et ses subdivisions, que sur la fortune des Romains. Dans ce livre Budé part à la recherche d’une solution au problème toujours débattu de nos jours : quel était le montant précis des réserves dont disposait le Trésor romain sous la République et l’Empire ? Ne déflorons pas les résultats de l’enquête, disons simplement que l’ordre de grandeur est celui de centaines de tonnes d’or et de milliards de sesterces.

Il y a, enfin, une indéniable dimension patriotique dans la mission culturelle que s’est assignée Budé. Il fallait alors répondre aux attaques des Italiens contre les érudits français, traités de merdae Gallicae et brocardés par Érasme ou Valla. Budé combat la vision commune d’une Gaule peuplée d’ignorants, souligne l’appétence des Gaulois de l’Antiquité (et donc des Français d’aujourd’hui) pour la culture et cite Strabon pour rappeler qu’à Marseille, au temps de l’empereur Auguste, existait un gymnasium où des professeurs «étaient rétribués, les uns par des particuliers, les autres par le Trésor public qui leur attribuait un salaire de même qu’aux médecins» . Notre érudit se voit ainsi en «vengeur de l’honneur bafoué de la culture française» . Et ce n’est sans doute pas un hasard si, en 1917, en pleine guerre, Maurice Croiset, Paul Mazon, Louis Bodin et Alfred Ernout, avaient choisi de donner son nom à une collection destinée à rivaliser avec l’école philologique alors dominante, celle du rival allemand.

Mais ce qui devrait aujourd’hui nous faire réfléchir, et ainsi que le suggère la conclusion des auteurs dans une réflexion d’une rare hauteur de vue, devrait inspirer nos programmes actuels d’enseignement : c’est la méthode extraordinairement moderne qui sous-tend toute l’œuvre de Guillaume Budé. Cette méthode repose sur un principe simple. L’Antiquité, pour lui, comme elle devrait l’être pour nous dans les classes et à l’université, était une et entière. La vision en surplomb qu’en donne Budé est aux antipodes de l’hyperspécialisation de la recherche actuelle. Nietzsche déjà alertait sur les dangers de l’érudition et de la spécialisation qui assèchent et obscurcissent les sens. La myopie intellectuelle devrait toujours avoir pour antidote la pluridisciplinarité dont Budé fut un maître sans le dire. L’Antiquité enseigne, on ne le dira jamais assez, «une pensée de la convergence et de la non-exclusion» .

Voir aussi :

Pourquoi le grec ancien est-il essentiel pour être heureux ?

Connaître les racines latines pour comprendre le français

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