Guerre de Crimée
1853 - 1856
La dixième guerre russo-ottomane, ou le martyre de la Crimée
Par Masha Cerovic
La guerre qui oppose la Russie à une coalition réunissant, autour de l'Empire ottoman, la France, le Royaume-Uni et la Sardaigne est à la fois un conflit européen et un choc entre les deux empires russe et ottoman, ennemis pluriséculaires. Au-delà des combats, concentrés en Crimée, des enjeux militaires ou géopolitiques, ce sont les sociétés qui furent le plus bouleversées.
Première guerre moderne, avec ses gros navires cuirassés, avec les bombardements d'artillerie massifs de Sébastopol, assiégée pendant onze mois (1854-1855), avec sa logistique mondiale ou ses photographies, la guerre de Crimée est aussi une victoire de prestige pour Napoléon III, qui l'inscrit dans la géographie de Paris, du pont de l'Alma au boulevard de Sébastopol. Premier ébranlement majeur du « concert européen » établi au congrès de Vienne en 1815 après la chute de Napoléon Ier, elle occupe une place de choix dans l'histoire des relations internationales de l'Europe au XIXe siècle. L'importance des innovations militaires et médicales (cf. p. 46) dues au conflit lui garantit aussi son statut dans l'histoire des guerres.
Pourtant, bien peu d'Européens seraient capables d'expliquer pourquoi plusieurs centaines de milliers de soldats se sont retrouvés en Crimée, et quelles ont été les conséquences d'une guerre qui a coûté la vie à au moins 700 000 personnes en trois ans et a constitué la première crise humanitaire du monde moderne. Tout au mieux pourraient-ils évoquer la « question d'Orient » et des considérations de grande, mais bien vague, stratégie française ou britannique. Quel est donc cet « Orient » que représente la Crimée ? Au-delà des déclarations de Londres et Paris, quelles sont les réalités des conflits, des sociétés, de leurs transformations, dans cette région complexe de la mer Noire où, depuis le XVIIIe siècle, cohabitent difficilement les empires des Romanov, des Habsbourg et des Ottomans avec d'autres États, principautés, royaumes, qui perdent leur autonomie ou cherchent à la retrouver ?
En quittant les seuls champs des représentations, des médias, et des couloirs des diplomaties impériales, les historiens ont déplacé la focale vers les territoires de la guerre, vers ses acteurs, civils et militaires. Ce recentrement des perspectives, depuis les capitales lointaines vers le front, s'est accompagné d'une nouvelle attention à ceux qui étaient, de fait, aux premiers rangs du conflit, les sujets des empires des Romanov et des Ottomans, Russes, Turcs, Tatars, Grecs, Kurdes, Arméniens, Géorgiens, Ukrainiens, Juifs, Bulgares, Roumains et autres. Nous découvrons ainsi la réelle importance de cette guerre1.
Ses résultats, en termes diplomatiques, sont négligeables, mais, malgré des frontières relativement stables, elle a entraîné des transformations brutales et profondes des sociétés du pourtour de la mer Noire. Ses répercussions politiques, sociales et économiques à moyen terme ont des effets incalculables, à des échelles insoupçonnées. Les hommes qui décident des déclarations de guerre et des armistices dans les chancelleries à Londres, Paris, Vienne, Istanbul et Saint-Pétersbourg n'ont guère de prise sur les dynamiques que leurs choix enclenchent, qu'ils ne maîtrisent ni ne comprennent.
Il paraît particulièrement pertinent, aujourd'hui, de faire le point sur les apports de ces historiographies récentes, alors que la mer Noire est redevenue un point névralgique des conflits géopolitiques. Elles permettent de revenir sur les origines violentes du mythe de la Crimée russe et de Sébastopol. Elles soulignent la diversité des acteurs dans cette région, marquée par la pluralité ethnique, religieuse, ainsi que les circulations et migrations, typiques de ces mers semi-fermées. Elles invitent aussi à réfléchir au rôle-clé des logiques et des acteurs locaux dans la géopolitique, même si les hommes à la tête des grandes puissances ont à peine conscience de leur existence.
La guerre de Crimée donne ainsi à comprendre autrement la portée stratégique de la mer Noire, espace trop souvent marginalisé dans nos imaginaires européens. Soixante ans avant la Première Guerre mondiale, elle met aussi en lumière la disproportion radicale qu'il peut y avoir entre, d'un côté, les enjeux de querelles diplomatiques prises comme prétexte pour des guerres censées être des aventures limitées et, de l'autre, l'ampleur du conflit et de ses conséquences, une fois celui-ci ouvert.
La poussée russe
Les historiens des Empires russe et ottoman n'ont, longtemps, guère accordé d'attention à la guerre de Crimée, qui n'est, après tout, que la troisième des quatre guerres russo-ottomanes du XIXe siècle, après celles de 1806-1812 et de 1828-1829 - sans compter les nombreux conflits à partir du XVIe siècle, ce qui la placerait en dixième position. Depuis le XVIIIe, l'empire des Romanov exploite sa supériorité militaire pour s'étendre vers le sud. Progressivement, il conquiert les territoires du pourtour de la mer Noire qui appartenaient à l'Empire ottoman ou en étaient vassaux - khanat de Crimée, Bessarabie, Géorgie, Circassie... Ces conquêtes, qui soumettent aux Romanov des populations d'une grande diversité ethno- confessionnelle, sont justifiées, déjà sous le règne de Catherine II (1762-1796), par la défense de la foi chrétienne.
Au milieu du XIXe siècle, le tsar Nicolas Ier est convaincu que la partition de « l'homme malade de l'Europe », comme il appelle l'Empire ottoman, entre Russes et Britanniques est inévitable et imminente. Depuis la victoire contre Napoléon et le congrès de Vienne de 1815, son empire est devenu un des principaux piliers du « concert » européen. Il l'a prouvé une nouvelle fois en intervenant en Valachie, principauté danubienne sous suzeraineté ottomane, et en Hongrie au côté de l'Autriche pour réprimer les soulèvements du « printemps des peuples » en 1848-1849. Nicolas Ier veut stabiliser l'ordre monarchique et impérial de l'Europe post-napoléonienne et éviter toute « contamination révolutionnaire » .
A Paris, Louis-Napoléon Bonaparte, tout juste élu président de la IIe République, cherche à trouver à l'étranger le prestige qui assoirait sa légitimité encore fragile. L'occasion se présente en 1850, lors de la querelle diplomatique avec les Romanov pour le contrôle des Lieux saints en Palestine ottomane. Les empires français et russe revendiquent en effet, tous deux, leur statut de « puissance protectrice » des chrétiens de l'Empire ottoman, les Français au nom des catholiques, les Russes au nom des orthodoxes. Le sultan est tout à fait indifférent quant à savoir quels chrétiens auront, au sens propre, les clés de la basilique de la Nativité à Bethléem. Mais les Français et les Russes s'immiscent dans un divorce pluriséculaire entre chrétiens, transformant ce conflit local, à haute portée symbolique, en un enjeu géopolitique majeur. Le sultan, en 1853, finit par donner gain de cause aux Français, espérant le soutien de celui qui est devenu l'empereur Napoléon III face à un Empire russe agressif. Nicolas Ier se sert de ce prétexte pour occuper, à l'été 1853, au nom de la défense des chrétiens et de la foi, les principautés de Moldavie et de Valachie, vassales de l'Empire ottoman.
A Saint-Pétersbourg, le parti panslave - qui prône la réunion des peuples slaves sous l'égide russe - nourrit une agitation intense. Il cherche à convaincre le tsar d'appeler au soulèvement des Serbes et des Bulgares, eux aussi sous tutelle ottomane, pour les « libérer », malgré les réticences des autorités diplomatiques et militaires. Les Autrichiens s'alarment du risque d'un bouillonnement des populations slaves, qui pourrait déstabiliser leurs propres provinces méridionales, et refusent de céder aux Russes le contrôle du Danube, artère commerciale vitale de l'Europe centrale. Les Britanniques, eux, sont déterminés à assurer la survie de l'Empire ottoman et à éviter toute nouvelle expansion de la Russie vers les Détroits, les Dardanelles et le Bosphore, contrôlés par les Ottomans.
A Istanbul, le sultan ne veut pas capituler, et déclare la guerre le 23 octobre 1853. Il accepte aussi, pour la première fois, de proposer son appui à l'imam Chamil, qui mène une guerre contre l'Empire russe dans le Caucase du Nord depuis 1834. Chamil marche sur Tbilissi en 1854, espérant une jonction avec les Ottomans, mais ceux-ci ne poussent pas leur avantage en Géorgie - Chamil sera finalement capturé en 1859, ce qui clôt la rébellion.
Débarquement à Varna
Si les troupes ottomanes mobilisées dans les Balkans obtiennent des succès mineurs sur le front danubien, la flotte russe écrase la Marine ottomane à la bataille de Sinope, le 30 novembre 1853. L'armée russe remporte également ses premiers succès à la frontière caucasienne et siège devant la forteresse de Kars. Alors qu'à Istanbul la ferveur antirusse monte, les gouvernements européens s'inquiètent de la faiblesse ottomane et de la menace sur les Détroits. En janvier 1854, les Marines française et britannique s'engagent en mer Noire, tandis que la pression diplomatique s'accroît sur les Russes pour qu'ils reculent.
Devant l'intransigeance du tsar, qui pense encore pouvoir faire tomber l'Empire ottoman, Londres et Paris déclarent la guerre à la Russie le 27 mars 1854. Leurs buts de guerre officiels sont résumés dans les « quatre points » qu'ils négocient à Vienne : 1) fin du protectorat russe sur les principautés danubiennes (Moldavie et Valachie, sous suzeraineté ottomane, mais dont, depuis 1829, le gouvernement russe est « protecteur » et « garant »)1 2) garantie de la libre circulation sur le Danube1 3) révision de la convention des Détroits de 1841 (cf. p. 38) dans « l'intérêt de l'équilibre des puissances en Europe » , avec réduction de la flotte russe en mer Noire1 4) mise sous protection internationale des chrétiens de l'Empire ottoman.
Inquiète de l'avancée russe dans les Balkans, l'Autriche masse, elle aussi, ses troupes à la frontière avec les principautés, pendant que les forces britanniques et françaises débarquent à Varna en mai-juin 1854. Face au risque d'une entrée en guerre de l'Empire autrichien, l'armée russe renonce à sa campagne danubienne et se retire des principautés1 toutefois, le tsar persiste à rejeter les quatre points. A Varna, la situation des troupes se détériore rapidement1 le choléra, arrivé de Marseille avec les troupes françaises, décime les hommes dès juillet (cf. p. 50) .
Parallèlement, les alliés tentent - en vain - un débarquement dans la péninsule du Kamtchatka, à l'extrême est de la Russie, pour tenter d'y détruire la flotte russe et garantir le contrôle franco-britannique de la chasse à la baleine dans le Pacifique. Au nord, ils envoient, au début de 1854 et en août 1855, leurs navires dans la Baltique pour essayer d'atteindre Saint-Pétersbourg, seul point où l'Empire russe pourrait être vulnérable par la mer. Mais la capitale russe est puissamment protégée par les forteresses de Sveaborg (Suomenlinna en finnois) et de Kronstadt.
La stratégie des alliés hors du théâtre criméen vise surtout à protéger leurs intérêts commerciaux - c'est ainsi que, dès février 1854, la Compagnie russe d'Amérique, en Alaska, et la Compagnie de la baie d'Hudson britannique signent un accord de neutralité, excluant du conflit la seule région où Britanniques et Russes ont une frontière commune. Dans le même temps, les alliés cherchent à empêcher le commerce maritime russe. Cette stratégie est limitée par les moyens des Marines franco-britanniques, mais aussi par l'impossibilité de mettre en place un blocus efficace sans risquer de perturber leur propre commerce et de se mettre à dos les États neutres (notamment la Suède et les États-Unis). Mais, sur les rives de la Baltique et de la mer Blanche, les populations sont touchées par leurs pillages et destructions.
Objectif Crimée
Avec le plein soutien de leurs presses nationales et d'opinions publiques très hostiles aux Russes, les gouvernements français et britannique décident alors de se concentrer sur la mer Noire. Un débarquement en Crimée devrait permettre de détruire l'un des principaux ports militaires russes dans la région, Sébastopol.
Au début du mois de septembre 1854, quelque 60 000 hommes, Britanniques, Français et Ottomans, embarquent pour la péninsule, où l'armée russe a rassemblé environ 56 000 soldats et 12 000 marins. Les alliés débarquent d'abord à Eupatoria le 14 septembre 1854, où ils consolident rapidement leurs positions, remportant leur première bataille sur le fleuve de l'Alma (cf. p. 32) . Ils renoncent, cependant, à attaquer Sébastopol depuis le nord1 tout en bombardant la ville depuis la mer, ils en tentent l'assaut depuis le sud-est. Le 9 octobre, les premières tranchées sont creusées. Non loin de là, à Balaklava, le 25 octobre, les troupes ottomanes se trouvent en première ligne, bombardées pendant deux heures, avant que leur résistance ne se brise, ce qui leur vaut une réputation de lâcheté. Lors de la même bataille, qui devait garantir le contrôle de la route entre Sébastopol et Bakhtchissaraï, la « charge de la brigade légère » britannique, d'une intelligence tactique toute discutable - pourquoi envoyer la cavalerie contre des positions fortifiées d'artillerie ? -, devient rapidement une légende glorieuse (cf. p. 56) . C'est encore à Balaklava qu'un corps expéditionnaire sarde est déployé d'avril à juillet 1855 - l'intervention du royaume de Sardaigne dans le conflit doit lui assurer une position dans les négociations internationales et renforcer la cause de l'unité italienne. Sébastopol résiste, le siège s'installe pour onze mois, la guerre de Crimée a vraiment commencé.
Insurrection des Tatars
Dès l'approche des navires de guerre alliés, la panique s'était emparée des habitants de Crimée, parfaitement conscients de la faiblesse des défenses de la péninsule. Ils ont multiplié, depuis le début de la guerre, les marques de loyauté à l'égard des autorités russes : dans cette région, conquise depuis soixante-dix ans, les populations slaves, Russes et Ukrainiens, sont en minorité face aux Tatars, Grecs, Arméniens, Juifs, et autres (cf. p. 40). A partir de septembre, les habitants commencent à fuir1 ceux qui le peuvent cherchent refuge à Simferopol, capitale administrative de la région, ou plus à l'intérieur des terres.
A Eupatoria, les alliés ont débarqué avec Moussad Giray, qui appartient à la dynastie tatare ayant régné sur le khanat de Crimée pendant plus de trois siècles, jusqu'à son annexion par les Romanov. Encouragée par les alliés et par Giray, une partie de la population tatare de la ville se soulève alors, réclamant son indépendance. Les insurgés fournissent aux alliés des transports et des chevaux, ce qui facilite leur débarquement. Tout le long de la côte, des poches insurrectionnelles se forment, des habitants bloquent des routes. Les colons russes, à travers la péninsule, s'affolent, craignant un soulèvement tatar généralisé. Les pillages auxquels se livrent les troupes alliées, réquisitionnant le bétail, dévastant les propriétés abandonnées et les églises orthodoxes, accentuent la panique. La population est d'autant plus terrifiée que Menchikov, qui commande les troupes russes, décide de les rassembler à Sébastopol, pour défendre la ville à tout prix. Simferopol est laissée sans défense. Les autorités locales sont rappelées de toute la péninsule vers Simferopol. A leur départ, elles ont ordre de détruire les réserves de grain et de nourriture, pour ne rien laisser à l'ennemi.
Pour tenir la péninsule, les autorités russes s'en remettent aux cosaques. Ces troupes irrégulières s'en prennent aux civils, ciblant en particulier les Tatars, que les autorités à Simferopol soupçonnent de trahison. Ceux-ci, souvent des paysans pauvres, sont d'autant plus exposés qu'ils n'ont pas les moyens de fuir1 ils sont livrés aux déprédations des différentes forces armées. En quelques mois, les villes bombardées sont réduites à des ruines, les propriétés, pillées, les champs et jardins, saccagés par les mouvements de troupe comme par les combats, et près de 200 cimetières militaires sont improvisés.
La situation des soldats n'est en effet guère meilleure, qu'il s'agisse des assiégés russes ou des troupes alliées, victimes de l'impréparation logistique. Les épidémies et la faim s'installent dans toute la péninsule. Les populations musulmanes sont les plus touchées, civils tatars comme soldats ottomans. Ces derniers sont méprisés par les Britanniques, mais dépendent d'eux pour leur approvisionnement. Ils refusent néanmoins le porc et le rhum, qui forment le gros des rations. Ils sont parfois logés dans des espaces insalubres, d'où étaient tout juste évacués les cadavres des prisonniers de guerre morts du choléra. On ne sait pas quelles relations ces soldats ottomans ont peut-être établies avec les troupes coloniales françaises, les tirailleurs algériens.
Les autorités russes traquent, quant à elles, les espions. Elles déportent des milliers de Tatars, mais s'en prennent aussi aux Polonais, en particulier juifs, et à tous les étrangers. L'archevêque de Chersonèse, Innocent, multiplie les sermons, diffusés ensuite à travers la presse de l'empire, sur la « guerre sainte [...] pour la sainteté et l'honneur de la Croix du Christ » que mène l'armée impériale à Sébastopol.
Un jeune officier, Léon Tolstoï, décoré de l'ordre de Sainte-Anne pour sa bravoure pendant le siège, se fait aussi correspondant de guerre et publie, dans la revue à la mode Sovremennik (Le Contemporain), trois récits sur le siège. Lus à travers l'empire, ces Récits de Sébastopol font entrer dans la légende leur auteur et la bataille. A Londres, Paris, Saint-Pétersbourg et Istanbul, le public suit cette guerre relayée pour la première fois par les journaux, par le télégraphe, par les correspondants et photographes de guerre. Toute son horreur arrive, immédiatement héroïsée, dans les foyers de citadins éduqués, galvanisés et terrifiés en même temps par cette aventure au nom de la civilisation (cf. p. 52) .
Alors que le front s'est stabilisé et qu'après le chaos des premières semaines la péninsule s'installe dans ce quotidien éprouvant, une partie des autorités russes adopte des positions de plus en plus radicales à l'égard des Tatars. Le comte Adlerberg, gouverneur de Tauride (le nom grec de la Crimée repris par la Russie), plaide pour que la totalité des Tatars du sud de la péninsule soient déportés vers la région de Koursk, et remplacés par des paysans russes. Le général Gortchakov, qui a remplacé Menchikov à la tête des opérations, s'y oppose. Néanmoins, les Tatars commencent à quitter la Crimée dès 1854 pour chercher refuge dans l'Empire ottoman. Au printemps 1855, les autorités russes s'inquiètent des proportions que prend ce mouvement. Tout juste couronné, le tsar Alexandre II ordonne de ne pas l'entraver, car il serait « avantageux de débarrasser la péninsule de cette population nuisible » , « avantageux » devenant « nécessaire » dans les instructions transmises à travers toute la région par le gouverneur de Nouvelle-Russie, dont dépend le gouvernorat de Tauride. L'émigration tatare est désormais officiellement encouragée par les autorités.
Les alliés occupent alors toute la côte criméenne jusqu'à Kertch. Ils peuvent faire tomber jusqu'à 75 000 obus d'artillerie par jour sur Sébastopol assiégée, une concentration de feu jusque-là inconnue. Le 8 septembre 1855 Malakoff tombe1 le 11, les alliés occupent Sébastopol. Les troupes russes se retirent vers Simferopol. Mais la guerre n'est pas finie : « Sébastopol n'est pas Moscou, la Crimée n'est pas la Russie » , affirme Alexandre II. Après les pilleurs, la ville attire bientôt les curieux (journalistes, photographes, mais aussi artistes ou badauds), touristes du champ de bataille qui viennent de toute l'Europe et même d'Amérique admirer le sublime des ruines.
En parallèle, les alliés acceptent enfin la demande ottomane d'envoyer des troupes en renfort sur le front caucasien, où l'armée russe a lancé, en mai 1855, une nouvelle campagne vers Ardahan, Erzurum, et qui assiège Kars en juin. Les Ottomans et les Britanniques caressent, de plus, l'ambitieux rêve de reprendre la Circassie aux Russes. Une première force de 45 000 hommes s'attaque à la côte géorgienne et finit par prendre Soukhoumi. Une deuxième force débarque à Trébizonde, avec pour mission de secourir Kars. Mais sans succès : la forteresse tombe à la fin du mois de novembre.
La guerre déstabilise en profondeur l'Empire ottoman. Affaibli, il peine à maintenir son contrôle sur l'ensemble de ses provinces. En Épire et en Thessalie, au début de 1854, les Grecs se soulèvent, avec le soutien officieux du jeune État grec, qui a gagné son indépendance sur l'Empire ottoman en 1830. Il faut plusieurs mois aux troupes ottomanes, épaulées par des détachements albanais et des troupes françaises et britanniques, pour écraser la rébellion. En 1854-1855, une série de révoltes secoue aussi le Hedjaz, où les Arabes acceptent mal l'alliance du sultan avec des puissances chrétiennes. Enfin, quand l'empire n'est plus en mesure de rémunérer ses services à la fin de 1854, le chef kurde Yezdanser se mutine et prend la tête d'une importante insurrection du Kurdistan, à laquelle se joignent progressivement des Arabes, des Grecs, des Assyriens. Les Britanniques craignent que les Russes ne profitent de la situation, ou que les Ottomans ne divertissent des troupes de Kars. Menaçant les Kurdes d'une intervention alliée, le consul britannique à Mossoul négocie la reddition de Yezdanser à l'automne 1855, sauvant ainsi le sud de l'empire.
Après un an de conflit et des centaines de milliers de morts, le pourtour de la mer Noire est dévasté. Les gains des différentes parties sont modestes, quoique suffisants à l'empereur Napoléon III, qui a trouvé la gloire militaire qu'il cherchait. Inquiet que la Suède ne rejoigne les alliés, et sous la pression de l'empereur d'Autriche et du roi de Prusse, le tsar Alexandre II accepte, en janvier 1856, d'ouvrir les négociations de paix. Celles-ci aboutissent au traité de Paris le 30 mars 1856.
Un temps de réformes
Anticipant les exigences alliées quant à la protection des chrétiens, un rescrit du sultan, le 18 février 1856, abolit le système des millet - qui fixait des obligations et droits distincts pour les différentes communautés religieuses constituées de l'empire - et garantit l'égalité, notamment fiscale et juridique, entre tous les sujets, supprimant les discriminations fondées sur la religion.
La guerre de Crimée ouvre en effet à Istanbul, de même qu'à Saint-Pétersbourg, une vague de grandes réformes. Le sultan et le tsar voient la guerre comme un désastre, et en déduisent la nécessité de moderniser leur empire, tout en limitant l'influence des puissances coloniales sur leur territoire. Ainsi, le rescrit impérial de 1856 répond à l'exigence d'émancipation des chrétiens portée par les Français et les Britanniques, tout en leur ôtant un levier d'intervention au sein de l'empire. Cinq ans plus tard, Alexandre II abolit le servage, lui aussi pour permettre les changements économiques et militaires dont la nécessité s'impose après la défaite.
Les deux empires enchaînent les réformes foncières, juridiques, militaires, dans une course à la modernisation qui les transforme profondément. Sur le pourtour de la mer Noire en particulier, l'Empire russe investit massivement dans les infrastructures, ferroviaires et maritimes, dès la fin de la guerre, pour pallier ses évidentes faiblesses logistiques et renforcer son emprise sur la mer Noire - un coup d'accélérateur puissant à l'intégration de la région dans les circuits commerciaux internationaux, notamment pour l'exportation des grains du sud de l'Ukraine.
La Crimée sort dévastée de la guerre. A peine signé le traité de Paris, l'émigration tatare devient massive. Confrontés à l'hostilité des autorités et de nombreux habitants slaves, à une campagne de christianisation de la péninsule, et à une situation économique catastrophique, 200 000 Tatars quittent la région entre 1854 et 1863, soit les deux tiers de la population, installée sur la péninsule. Ils abandonnent près de 800 villages, plus de 400 mosquées... Les autorités impériales, finissant par comprendre le désastre économique que constitue, pour une région exsangue, cet exode, essaient vainement de les retenir, mais trop tard. Elles recourent alors à l'installation en nombre de colons, russes, ukrainiens, mais aussi de Bulgares, qui émigrent de l'Empire ottoman après avoir combattu aux côtés des Russes, de Grecs, d'Allemands, de Tchèques, d'Estoniens, pour reconstruire et repeupler la Crimée. Ces efforts ne suffisent pas à compenser la dévastation de la guerre1 il faut attendre le début des années 1870 pour que la production agricole criméenne retrouve son niveau d'avant-guerre.
A l'inverse, les autorités ottomanes locales doivent organiser l'arrivée de milliers de réfugiés tatars au milieu des années 1850, à Istanbul et dans les Balkans. En réponse à cette crise migratoire, le sultan adopte, en 1857, sa première loi sur l'immigration, qui garantit à tous les immigrants un lopin à cultiver ainsi qu'une exemption des impôts et du service militaire pour plusieurs années. Ces mesures aident l'empire à réguler l'implantation des nouveaux arrivants, qui sont incités à s'installer dans des régions considérées comme mal contrôlées ou sous-développées. Elles contribuent à accélérer le départ des Tatars.
Aux Criméens se joignent bientôt, entre 1860 et 1864, près de 500 000 Circassiens, expulsés du Caucase occidental par les Russes. Cette population montagnarde fait les frais des contrecoups de la guerre de Crimée. Suivant les clauses du traité de Paris, les Russes ont en effet dû abandonner leurs fortifications côtières et restent inquiets des ambitions britanniques en mer Noire, notamment à l'égard de la Circassie. Les Circassiens doivent émigrer vers les plaines insalubres ou vers l'Empire ottoman, et sont remplacés par des colons cosaques et russes. Des masses de réfugiés, épuisés, malades, affamés, s'entassent sur les côtes d'un Empire ottoman affaibli et très endetté. Les ports de la mer Noire sont submergés, les épidémies se propagent. Les réfugiés sont réinstallés dans les provinces européennes, en particulier en Bulgarie, pour sécuriser les régions visées par les Russes pendant la guerre.
En 1860, une commission ottomane est mise en place pour gérer tous ces réfugiés musulmans (les muhacir ), dont le nombre menace de déborder les capacités administratives et économiques de l'empire. Au cours des décennies qui suivent, elle permettra d'organiser l'arrivée de millions de réfugiés musulmans fuyant l'Empire russe puis les Balkans après les indépendances, à partir de 1878. En tout, ce sont 4 à 5 millions de réfugiés musulmans qui vont s'installer dans l'Empire ottoman entre 1860 et la Première Guerre mondiale - Empire ottoman qui compte 25 millions d'habitants en 1914.
D'un point de vue diplomatique et militaire, la guerre de Crimée est une « aventure » aux résultats quasi nuls, une partie du « grand jeu » russo-britannique. C'est néanmoins un tournant pour la Crimée, pour la mer Noire, pour les Empires russe et ottoman. Elle déclenche des mutations profondes des sociétés et des États, des mouvements de populations massifs, des réformes structurelles. Elle achève de transformer l'affrontement russo-ottoman d'un conflit local en un enjeu global, et de le redéfinir en termes de conflit entre religions et civilisations. Dans cette montée en puissance, se renforce, des deux côtés, le patriotisme impérial. Avec un prix lourd à payer pour les populations locales, prises dans des engrenages infernaux, instrumentalisées par les pouvoirs qui mettent en doute leur loyauté, chassées de régions malgré leur enracinement souvent pluriséculaire.