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jeudi 9 janvier 2025 - 11:00 UTC +0100 1947 words

Ecrire à haute voix, la nouvelle vie d'Hanif Kureishi

ADRIEN GOMBEAUD

Paralysé après une attaque cérébrale, l'ex-enfant terrible de la littérature britannique publie « Fracassé », le récit cru et puissant des pires mois de sa vie. L'auteur d'« Intimité » nous a reçus chez lui, à Londres, où il réapprend à vivre et à écrire, dans un corps désormais figé.

Hanif Kureishi observe la couverture de son nouveau livre. « C'est quand même extraordinaire d'avoir réussi à faire un livre en moins d'un an… Oui, c'est un exploit, si on songe que, cette année-là, j'étais à l'hôpital et que je suis devenu tétraplégique. » Hanif Kureishi fixe encore le fruit de son travail acharné, tout près, à portée de main, sur la table du salon. Du fond de son fauteuil, il ne peut pas se pencher pour le saisir. Il ne peut pas non plus le feuilleter. Le livre s'intitule « Fracassé ».

Au lendemain de Noël 2022, Kureishi se trouvait à Rome dans l'appartement de son épouse, Isabella D'Amico. Soudain pris d'un violent vertige, il s'est effondré, la tête entre les jambes. Lorsqu'il est revenu à lui, l'auteur du « Bouddha de banlieue » baignait dans son sang, le cou tordu selon un angle inquiétant. A 69 ans, il venait de subir une attaque cérébrale. Dans sa chute, il avait perdu l'usage de son corps.

Une bouteille à la mer du Net

Quelques jours après, l'écrivain londonien traduit dans 36 langues envoyait des nouvelles sur un compte Twitter, bouteille jetée à la mer du Net, depuis les rives de l'hôpital Gemelli. « Je crus que j'étais en train de mourir, qu'il ne me restait que quelques souffles. Il me sembla que c'était une façon bien triste et pitoyable de m'en aller » , racontait-il sur le réseau.

« J'ai reçu des réponses d'Inde, des Etats-Unis, de Nouvelle-Zélande… de partout ! Ces gens me connaissaient peut-être un peu par mes livres, mais on établissait là une relation d'un ordre tout à fait différent. J'étais seul, paralysé dans cette chambre, mais je savais que des milliers de personnes pensaient à moi, parlaient de moi et prenaient même le temps de me répondre. Je devais continuer à écrire. » Au fil des jours, des semaines, des mois, ces notes se sont accumulées pour former « Fracassé », un journal où alternent des moments désespérés, drôles, tendres et cruels… Le récit d'un retour à la vie par l'écriture.

La main et le cerveau

Régulièrement, son aide médicale ou Isabella porte une tasse à sa bouche. Kureishi, telle une tortue, tend lentement le cou. Puis, du bout des lèvres, il attrape une paille pour aspirer une petite gorgée. « Comme vous pouvez le constater, j'ai perdu l'usage de mes mains. Or j'aimais l'aspect physique de l'écriture. J'aimais l'encre qui imbibe la page. J'aimais la sensation de ma paume qui glissait sur la feuille. J'ai toujours préféré ça au clavier. » Kureishi évoquait déjà ce plaisir tactile de l'écriture bien avant son accident. En 1998, dans une page de son plus célèbre roman, « Intimité », le rapport à la page devenait érotique : « Il existe peu d'instruments plus exquis qu'un stylo-plume qui glisse sur un papier de bonne qualité, tel un doigt sur une peau juvénile ». « Je ne m'en souviens plus, soupire l'auteur. Je veux bien vous croire. Seulement pour moi, c'est terminé. Je ne pourrai vraisemblablement plus jamais tenir un stylo. »

Selon le philosophe grec Anaxagore, l'homme est le plus intelligent des animaux, car il a des mains. Pour Aristote, en revanche, l'homme a des mains parce qu'il est le plus intelligent des animaux. Mais on en revient toujours à ce chemin si fondamental pour l'humanité de la main au cerveau. Or, Hanif Kureishi a dû apprendre à travailler autrement. Dicté à ses proches, « Fracassé » n'est pas écrit en langage parlé et encore moins improvisé : « Je compose les textes dans ma tête, explique-t-il. Je mémorise l'ordre des mots, des phrases, je visualise les paragraphes. Puis je les dicte. Ensuite, on m'imprime le texte. Une page doit être esthétique. »

Le passage par l'oral a toujours été une étape dans son écriture. « Autrefois, je me relisais déjà à voix haute. Une erreur de syntaxe, ça s'entend. Il y a une musique dans l'écriture. » Le handicap aura bouleversé l'ordre de la création puisque Kureishi parle son texte, et doit composer avec la réaction de ses proches. Pour autant, « Fracassé » n'est pas un ouvrage rédigé à plusieurs. Sur le fond, comme sur la forme, il en est autant l'auteur que de ses livres précédents. Cependant, le phrasé s'est trouvé transformé par cette méthode peu orthodoxe. « C'est un livre plus direct. Le style de 'Fracassé' reflète la façon particulière dont il a été rédigé mais aussi ma condition. Quand on est désespéré, on n'a pas envie d'enjoliver ou de poétiser, on veut juste dire les choses. »

« Fracassé » est aussi né de la technologie. Si l'homme a été sauvé par la médecine, l'auteur est ressuscité par le numérique. « Je connaissais l'existence des blogs mais je ne les lisais pas. J'ai tout de suite aimé l'idée d'écrire et d'être lu instantanément. Il y a encore quelques années, si je voulais m'exprimer sur un sujet, je devais envoyer un texte au 'Guardian' et attendre. Parfois, ils me disaient : 'Désolé, mec, c'est pas pour nous.' D'autres fois, ils répondaient : 'OK, on le publiera… dans quelques jours.' Et il fallait encore attendre. Tout ça, c'est terminé. Je peux écrire, poster et aussitôt trouver 30.000 ou même 100.000 lecteurs. Ça n'est jamais arrivé dans l'histoire de l'humanité. C'est une chance exceptionnelle pour tous les écrivains. »

Hanif Kureishi s'interrompt, tire un peu de thé sur sa paille. « Avant, j'étais paresseux. J'écrivais deux ou trois heures, puis j'allais me promener ou boire une bière au pub. Ça me convenait. Depuis l'accident, tout déplacement est devenu très compliqué. Aussi, je n'ai jamais eu autant envie d'écrire. Désormais, c'est ma seule façon de prendre mon pied. »

Un paysage intellectuel

« Fracassé » vient se ranger parmi d'autres récits de maladie, de traumatisme et de reconstruction. Dans les années 1570, Montaigne écrit l'un de ses essais en se remettant d'une grave chute de cheval qui a failli lui coûter la vie. Plus près de nous, Jean-Dominique Bauby rédige « Le Scaphandre et le Papillon » alors qu'il ne communique plus qu'en clignant d'une paupière. A chaque clignement correspond une lettre de l'alphabet, son livre fait 150 pages, soit environ 200.000 clignements. Philippe Lançon, survivant de la tuerie de « Charlie Hebdo », publiera en 2018 « Le Lambeau », sans doute le plus grand texte d'hôpital à ce jour.

Et, tandis que Kureishi travaillait à « Fracassé » entre Rome et Londres, son ami Salman Rushdie, rescapé d'une tentative de meurtre, achevait à New York « Le Couteau », un essai sur son agression et ses conséquences. Rushdie et Kureishi s'évoquent mutuellement dans leurs textes respectifs.

Dans ces trois derniers livres, il est sans cesse question de littérature. Quand on perd son corps, quand l'horizon bute contre le mur d'une chambre d'hôpital, il vous reste la culture. Les grandes oeuvres brillent comme un phare qui vous guide dans l'obscurité, formant ce que Hanif Kureishi appelle un « paysage intellectuel » . Ainsi Shakespeare revient dans ces trois récits récents. Pour Rushdie, s'ajoutent Flaubert ou Carver. Lançon, lui, est accompagné par Proust, Mann, Kafka… que l'on retrouvera aussi chez Kureishi. « J'y pensais en affrontant l'absurdité de la bureaucratie des services de santé britanniques. Mais aussi en songeant à mon propre corps, littéralement métamorphosé. A mon tour, je devenais ce cafard. »

Dans « Le Lambeau », Philippe Lançon écrit : « A défaut de trouver des mots suffisamment vierges et fluides, je relis sans cesse ceux des autres. » Hanif Kureishi confirme : « Kafka a imaginé la situation dans laquelle je me trouve. Il a déjà vu ma vie. Et il a posé des mots sur des sentiments que je ne parviens toujours pas à formuler moi-même. »

Dans ses propres oeuvres, se trouve une longue et troublante nouvelle intitulée « Le Corps ». En 2002, Hanif Kureishi avait inventé un monde où des personnalités vieillissantes et bien introduites parvenaient à s'acheter les corps en bonne santé de jeunes gens morts prématurément. « J'avais vu un reportage à la télé sur la chirurgie esthétique. On filmait ces riches qui vivent le vieillissement comme une insulte à leur narcissisme. Je me suis dit : 'Pourquoi ne s'achèteraient-ils pas un corps en entier, au lieu de refaire le leur par petits bouts ?' Ça arrivera un jour, je vois bien Elon Musk finir comme ça. Mais moi, je n'ai pas accès à cette technologie… même si j'aimerais bien. »

Le choix de la vie

De retour à Londres après des mois interminables en Italie, le romancier trouve son plaisir là où il le peut. Auparavant, il détestait faire les courses. Aujourd'hui, il aime se rendre à la supérette du coin et même pousser jusqu'à Marks & Spencer. Dehors, rien n'est adapté à la hauteur de son fauteuil. Les trottoirs sont jonchés d'obstacles redoutables que le piéton ne soupçonne pas. Mais l'écrivain s'est habitué au regard des passants et même aux signes de croix qui, parfois, saluent son passage. Il habite essentiellement son salon, entre sa bibliothèque à laquelle il n'a plus accès et le lit médicalisé dans lequel on le hisse tous les soirs.

« Fracassé » raconte pourtant, tout simplement, le voyage d'un homme qui, malgré tout, choisit la vie. « Quand j'étais en train de mourir, ça m'a énervé, vous savez. J'étais hors de moi. Je me suis dit que c'était bien trop tôt et que j'en voulais plus. Alors je dirais que j'aime encore la vie. Un peu. » Il réfléchit et tranche : « Oui. C'est quand même chouette d'être vivant. » Le 6 janvier 2023, son premier tweet s'achevait par ces mots : « On dit qu'au moment de mourir, on voit sa vie défiler ; toutefois, dans mon cas, ce n'était pas au passé que je songeais mais plutôt à l'avenir - à tout ce qui allait m'être pris, à tout ce que j'avais envie de vivre. »

Trente-cinq ans auparavant, dans les dernières lignes du « Bouddha de banlieue », Hanif Kureishi avait déjà, sans le savoir, rédigé l'épilogue de sa propre histoire. « J'étais entouré des gens que j'aimais et je me sentais heureux et malheureux à la fois. Je pensais au gâchis auquel j'avais été mêlé, mais je me disais qu'il n'en serait pas forcément toujours ainsi. »

« Fracassé » de Hanif Kureishi, traduit de l'anglais par Florence Cabaret. Ed. Christian Bourgois, 306 p., 23 euros.

Adrien Gombeaud