Le Télégramme (Bretagne)
lundi 27 janvier 2025 899 words, p. AURAY20

Monde

Finistère « À Auschwitz, mon père soutenait ma mère pour ne pas qu’elle soit tuée »

Delphine Tanguy

Delphine Tanguy

Fils et petit-fils de déportés à Auschwitz, Claude Isaac Borreda, 67 ans, maître de conférence du mémorial de la Shoah à Paris, a le devoir de mémoire chevillé au corps. Depuis près de 30 ans, il témoigne et dénonce les horreurs perpétrées par les nazis.

« Mon père avait 13 ans quand il a été déporté, ma maman 14 ans. Ils sont sortis du camp d’Auschwitz à 16 ans. Ils se sont connus lors de la marche de la mort. Mon père soutenait ma mère pour ne pas qu’elle soit tuée. Ils ne se sont plus quittés », relate avec pudeur, Claude Isaac Borreda, ancien aide-soignant des hôpitaux de Paris désormais retraité à Audierne (Finistère). Ses grands-parents paternels ainsi que le frère de sa mère ne reviendront pas d’Auschwitz (Pologne), le plus grand complexe concentrationnaire du Troisième Reich, à la fois camp de concentration et centre d’extermination dont on célèbre les 80 ans de la libération, ce lundi.

Il découvre à 20 ans que ses parents ont été déportés

Son père était égyptien. Souffrant d’une pneumonie, il venait se faire opérer dans l’Italie de Mussolini quand il a été déporté avec ses parents. Après avoir perdu ses parents, pendant la guerre de 1936, sa mère, d’origine espagnole, avait été placée avec son frère dans une famille d’accueil par la Croix Rouge?. « Ils ont été dénoncés pour deux cochons. J’ai retrouvé la famille, la ville, mais je n’ai pas été les voir. Cette année, je me suis dit que j’allais leur parler pour leur dire ce qu’avaient fait leurs grands-parents », raconte Claude Isaac Borreda. L’histoire de ses parents, aujourd’hui disparus, il ne la découvre qu’à l’âge de 20 ans. « Un jour, ma mère est sortie de la douche et j’ai vu son matricule, le n° 25963. Je comprenais pourquoi, été comme hiver, elle portait des pulls et des manches longues. Pour mon père, cela a été différent. Il n’a jamais voulu en parler. Il disait : "Tu verras ça avec ta mère" », se souvient Claude Isaac Borreda. Il respecte son silence. C’est d’ailleurs pour cela qu’il ne mentionne jamais son numéro de matricule.

Tous les deux ans, il emmène des adolescents à Auschwitz

À l’âge de 22 ans, sa mère, Dolorès Abad, l’emmène à Cracovie, en Pologne, « une très jolie ville ». Le lendemain de leur arrivée, un taxi les attend, direction le camp d’Auschwitz. « On n’est pas préparé psychologiquement. C’est elle qui m’a permis de rentrer dans le camp », précise ce dernier. Elle qui l’aide à passer cette fameuse rampe, où étaient postés six hommes à l’arrivée des convois. « D’un seul regard, on décidait si vous alliez à la chambre à gaz ou si vous aviez une chance de survie en allant travailler », décrit-il. Tous les deux ans, il fait le voyage avec une quinzaine d’adolescents, aux mois de décembre-janvier, quand la température descend à - 25 ou -30 degrés. « Je les fais se mettre en tee-shirt devant le mur des fusillés pendant 30 secondes. L’hiver, la bise est cinglante. Ils faisaient l’appel à 2 h du matin, surtout les blocs 11, 12 et 13. Le bloc 13, c’était celui de mon père », poursuit-il. Pour qu’on n’oublie pas, inlassablement, depuis 30 ans, Claude Isaac Borreda va témoigner dans les collèges et les lycées et donne des conférences à travers le monde. Sa fille, âgée de 38 ans, assure ?la relève. Elle aussi contribue à entretenir cette mémoire de la Shoah, « la catastrophe » en hébreu, qui désigne la mise à mort de près de six millions de juifs d’Europe par l’Allemagne nazie et ses collaborateurs pendant la Guerre 39-45.

« Il reste 124 fours à Auschwitz sur 687 »

Du cynisme de cette phrase « Arbeit macht frei » (le travail rend libre), inscrite sur le portail des camps aux fours crématoires - « Il reste 124 fours à Auschwitz sur 687 » -, en passant par les atrocités commises par le Dr Mengele, Claude Isaac Borreda n’élude aucun détail de l’histoire lorsqu’il s’adresse à son jeune public. Jusqu’à cette question des cendres. « On n’a pas encore tout découvert sur les camps, cela fait 80 ans. On ne sait toujours pas ce qu’ils faisaient des cendres. Quand l’Armée rouge est arrivée, ils ont été surpris de ne pas en trouver », explique le fils et petit-fils de victimes de la Shoah, par ailleurs sollicité pour authentifier des lettres de déportés cachées dans les interstices des murs. Les dernières qu’on lui a confiées, il y a peu de temps, l’ont particulièrement ému. Elles émanent de deux jeunes filles, l’une est polonaise et l’autre grecque. Les mots sont, dit-il, d’une grande douceur. « Elles se sont sans doute connues à Auschwitz et visiblement étaient amoureuses l’une de l’autre mais n’ont jamais osé se l’avouer. C’est assez troublant », décrit-il.