Le Matin Dimanche, no. 24246
Profils, dimanche 12 janvier 2025 4830 words, p. 13,14

[« Mon livre estune défense du métissage...]

« Mon livre estune défense du métissage et de l'impureté »

En bouclant sa trilogie « Le pays des autres » , Leïla Slimani, lauréate du Goncourt 2016, évoque le Maroc, les difficultés de la France et les questions d'identité. Interview.

Alain Rebetez

[email protected]

Le nouveau roman de Leïla Slimani, « J'emporterai le feu » , paraîtra dans une semaine en librairie en conclusion de sa magistrale trilogie « Le pays des autres ». Un récit inspiré de sa propre famille, qui parcourt cinquante ans de l'histoire du Maroc et explore ce que signifie la double nationalité - être Française et Marocaine - à l'heure où les assignations identitaires sont toujours plus pesantes à droite comme à gauche.

L'ancienne lauréate du Prix Goncourt a pris depuis quelques années ses distances avec la vie parisienne en s'installant avec sa famille au Portugal. Femme de convictions, rompue aux polémiques aussi bien pour ses prises de position contre l'islamisme, la misère sexuelle au Maroc ou les discours anti-immigrés en France, Leïla Slimani a vécu l'été dernier un épisode intense en coécrivant, avec l'historien Patrick Boucheron et la scénariste Fanny Herrero, le scénario de la cérémonie d'ouverture des JO de Paris.

Sur le tollé déclenché par la caricature de la Sainte-Cène, elle dit son étonnement: « Ça m'a stupéfiée, parce que nous, il n'y a pas eu de moment où on a pensé à une histoire de religion ou de Sainte-Cène. Au contraire, on pensait à l'Olympe, aux Grecs, on parlait dans nos notes de cérémonie païenne, on aimait l'idée d'un banquet, d'une fête. Alors quand on a vu la polémique, je me suis dit qu'il y avait vraiment des esprits tordus. »

Pour parler de son livre, sa trilogie, mais aussi de l'évolution sociale au Maroc ou de la vie politique en France, elle nous reçoit à Paris chez son éditeur, Gallimard.

Quelle était l'intention de votre trilogie?

Quand j'ai commencé le livre, en 2018, c'était lié à la publication de « Sexe et mensonges » , l'année précédente, qui était consacré à la sexualité au Maroc. Je me trouvais alors dans une situation assez compliquée, car j'étais à la fois attaquée au Maroc par les conservateurs, qui disaient que je ne représentais pas la femme marocaine et ne pouvais pas me prévaloir de cette identité, et en même temps j'étais attaquée en France par des gens qui me traitaient de « native informant » , soit une sorte de traîtresse qui essayait de plaire aux Occidentaux. Je me trouvais donc dans une très grande difficulté à déterminer et à expliquer qui je suis.

D'où ce choix de raconter votre histoire familiale de façon romancée?

Je me suis dit que si je voulais comprendre d'où je venais et expliquer aux autres qui j'étais, il allait falloir que je revienne en arrière. D'une certaine façon, je voulais aussi défendre l'idée que l'image de la Marocaine ou de la Française, ça n'existe pas. Il n'y a pas une façon d'être Marocain où on serait déterminé par tel comportement, telle origine, telle manière de pratiquer sa religion. C'était pour moi une défense du métissage, de l'impureté, de l'histoire et de cette famille certes cabossée, mélangée, mais qui n'en appartient pas moins à ces deux parties du monde: l'Europe et l'Afrique du Nord.

Vous aviez déjà tout en tête dès le début?

Depuis le début je savais qu'il y aurait trois tomes, trois générations de femmes, c'était très important pour moi cette idée du temps long. Par rapport à mes autres romans, ce qu'apporte le temps long est la possibilité du substrat historique, de regarder évoluer une société. Entre la vie de ma grand-mère, celle de ma mère et celle de ma génération, il y a une différence très grande et j'ai le sentiment que le regard des Occidentaux sur nous manque d'historicité. Tout est toujours expliqué et ramené à l'islam, comme si tout s'expliquait chez nous et de tout temps par l'islam, en oubliant les mouvements sociaux et d'émancipation, les reculs, les avancées... Souvent des journalistes étrangers me disent: Oh là là, c'est devenu pire maintenant pour les femmes au Maroc. C'est ridicule, ça n'a aucun sens. Entre la vie d'une femme dans les années 50 au Maroc et aujourd'hui, ça n'est évidemment pas pire!

Le thème de la binationalité est central chez vous.

C'est une question d'une extrême complexité qui est traitée avec un extrême simplisme par la plupart des gens, en particulier par les politiques. Quand on voit un candidat du Rassemblement national proposer d'interdire aux binationaux des postes stratégiques, ça exprime cette très vieille méfiance vis-à-vis de ceux qui sont doubles. On interroge toujours leur loyauté: de quel côté serez-vous quand il y aura un problème? Ce que j'essaie de raconter dans ce livre, c'est que l'identité est en réalité un questionnement moral, ce n'est pas une question ethnique ou raciale, ce n'est pas déterminé par votre religion ou votre lieu de naissance. Savoir « qui on est » est déterminé par les valeurs auxquelles on croit, par sa capacité à résister à des compromissions ou à la corruption. Pour moi, l'identité est vraiment une question éthique. Tous les personnages du livre se posent la question: comment faire pour rester moi-même? Face à la dictature, face aux pressions, face à l'exil. C'est cela pour moi la question de l'identité, mais on ne l'interroge jamais de cette manière-là. Aujourd'hui, c'est terrible, on en est revenus à une définition basique et avilissante de l'identité, qui fait de notre origine hasardeuse quelque chose qui nous définirait pour toujours...

En France, vous êtes une star littéraire, mais dérangez-vous au Maroc par votre liberté de penser?

Non. Au Maroc, j'ai l'impression d'être très soutenue. La dernière fois que j'ai donné une conférence à la Bibliothèque nationale, les gens ont cassé des portes pour pouvoir entrer, vous n'imaginez pas la soif de débat des jeunes. Récemment à Meknès, un couple sans doute assez conservateur m'a dit: « Vous savez, Madame, nous, on n'est pas du tout d'accord avec ce que vous défendez, mais on est très contents que vous puissiez venir au Maroc pour le défendre. Les gens ont envie de débattre, ils ont envie d'une société qui avance. Bien sûr, j'ai aussi des adversaires, comme j'en ai en France ou ailleurs, mais c'est une société où j'ai le sentiment d'être très soutenue.

Quel sens a pour vous la littérature?

Je crois que la littérature est absolument essentielle pour redonner de la complexité, de la nuance, pour développer aussi l'empathie, le rapport à l'autre. Nous vivons dans une société obsédée par le soi, par sa propre singularité, par l'orgueil d'être différent. La littérature offre un moment où l'oubli de soi est possible et où on perçoit à quel point nous appartenons à la grande famille humaine. Quelle que soit notre culture, notre religion, l'endroit où on vit ou notre âge, il y a des choses qu'on partage: la peur, l'amour, la façon de chérir nos enfants, une sorte d'universalité des sentiments qui nous traverse quand on lit un livre. La littérature est d'autant plus essentielle à une époque qui subvertit le langage, qui le manipule. Quand on écoute certains hommes politiques, on a l'impression d'entendre les médecins de Molière, qui utilisent des grands mots pour vous impressionner, mais qui n'ont aucun médicament pour vous soigner.

À quoi pensez-vous?

Quand on parle de l'islam aujourd'hui en France, de quoi parle-t-on? Est-ce qu'on parle d'islamisme ou d'une manière éclairée de pratiquer cette religion? De même, quand Bruno Retailleau

(ndlr: le ministre de l'Intérieur)

dit que l'immigration n'est pas une chance, de quoi parle-t-il? Des 30'000 étudiants étrangers qui viennent en France chaque année et dont certains intègrent Polytechnique? Des gens qui font les métiers que personne d'autre ne veut faire: aides-soignants, nounous, la plonge dans les restaurants? Des personnes en situation irrégulière? C'est ça pour moi le problème et le reproche que je fais à nos hommes politiques: je ne peux pas parler en utilisant des mots qui ne veulent rien dire et qui provoquent en nous des réflexes pavloviens. La littérature, elle, rétablit la force du langage, sa saveur, sa complexité, sa résonance. Elle nous permet de retrouver l'immense puissance du langage loin de cette manipulation politique.

Votre trilogie s'appelle « Le pays des autres » ? Pourquoi ce titre?

Parce que c'est un livre sur la perte, sur ce qui disparaît, et qu'il interroge la question de la transmission: que garde-t-on de ceux qui sont morts, qu'emporte-t-on avec soi quand on s'en va? J'ai le sentiment que ce quelque chose est le feu intérieur qu'on vous lègue mais qui est impossible à matérialiser... Dans la trilogie, on se rend compte que la grand-mère Mathilde est une femme qui aurait voulu être écrivain, que le père Mehdi est un homme qui aurait rêvé d'être écrivain, et finalement celle qui réussit à le devenir, c'est Mia. La littérature est ce feu qu'elle accepte d'endosser et je peux aussi le dire à la première personne: oui j'emporte avec moi ce feu, j'assume ce flambeau et c'est une manière de répondre à mon père et à mon grand-père, deux hommes qui étaient malheureux de ne pas avoir pu transmettre, que ce soit sa ferme pour mon grand-père, ou son passé et sa culture pour mon père. Je leur dis: oui, ça, je ne l'ai pas pris, mais le feu il est là et je l'emporte avec moi. C'est une manière pour moi de les apaiser là où ils sont.

Il y a aussi la description d'une société marocaine déchirée entre ses élites etle peuple.

Ça a tellement changé! Quand je raconte mon enfance, mes enfants n'arrivent pas à me croire, ils me disent: « Mais le Maroc ne peut pas être comme tu le racontes. Quand j'étais enfant, il n'y avait pas de classe moyenne au Maroc, 70% de la population était analphabète, 40% vivait en dessous du seuil de pauvreté, c'était un monde d'une terrible inégalité. En plus on était très isolés, le pays était protectionniste et on y regardait le monde extérieur comme quelque chose d'inaccessible. Cela n'a rien à voir avec le Maroc d'aujourd'hui, et ça m'a vraiment frappée en l'écrivant de voir à quel point c'est un monde qui a disparu. Aujourd'hui, il y a l'émergence d'une classe moyenne qui peut accéder aux loisirs, aux espaces publics, qui paie des impôts et permet au pays de s'en sortir.

Ces années difficiles, c'est la période de votre jeunesse, les années 80-90.

En plus, à ce moment-là, il y avait la montée de l'islamisme qui commençait dans les quartiers, dès le milieu des années 80, avec des Marocains qui rentraient d'Afghanistan en prônant le djihad. La contestation sociale devenait une contestation morale et religieuse qui affirmait que le pays et le pouvoir étaient décadents et que c'est par la religion qu'on pourrait rétablir notre dignité. C'était un pays sous grande tension.

Aujourd'hui, pour vous, le pays s'est beaucoup amélioré?

Oui, c'est stupéfiant. C'est un pays qui a fait un saut extraordinaire en quarante ans. Bien sûr, il y a encore énormément de problèmes de pauvreté, de discrimination, mais l'amélioration est notable. Une chose me frappe: avant, les gens ne profitaient pas de l'espace public, aujourd'hui vous voyez plein de familles qui pique-niquent dehors, qui profitent des espaces publics, qui les investissent. Pour moi, c'est le signe qu'ils ont découvert que c'est à eux et qu'ils peuvent en faire ce qu'ils veulent. Ça reste une société divisée, où tous n'ont pas le même projet, avec des tenants très conservateurs et d'autres qui ont envie d'une société moderne et ouverte sur le monde, mais j'ai quand même le sentiment qu'on peut débattre.

Vous diriez la même chose de la France?

Au Maroc, je ressens une énergie tournée vers l'avenir, avec beaucoup d'espoir et l'idée que de génération en génération, les choses s'améliorent. Je n'ai pas ce sentiment en France, ni plus généralement dans une grande partie de l'Europe occidentale. J'ai plutôt le sentiment d'une grande angoisse sur l'avenir. Je suis frappée de voir aussi que les nouvelles générations du Sud sont plus éduquées et cosmopolites que beaucoup d'élites du Nord. Si vous rencontrez des gens de l'élite indienne, nigériane ou marocaine, ils parlent deux ou trois langues, ils ont voyagé partout, sont très ouverts, ce sont des gens qui ont un rapport au monde et à la globalisation beaucoup plus apaisé que l'Europe occidentale. C'est aussi une génération qui n'a plus les mêmes complexes que la génération de mes parents qui avaient l'impression de venir du « tiers-monde » , comme on disait à l'époque, et qui regardaient avec déférence cette partie-ci du monde, avec un petit sentiment d'humiliation. Ce n'est plus du tout le cas.

Vous vivez au Portugal, mais la crisepolitique en France vous touche?

Bien sûr. Je viens très souvent à Paris, j'ai beaucoup d'amis, une grande partie de ma famille habite ici et je sens une très, très grande anxiété sur l'avenir et sur la prochaine élection présidentielle en 2027.

Vous aviez soutenu Emmanuel Macron. Vous a-t-il déçue?

Ce que je peux dire, c'est que je ne comprends pas ce qui se passe depuis six mois. Cela me paraît insensé. Je ne vois pas le sens des décisions prises et j'ai l'impression qu'elles ne sont pas de nature à combler les fractures de la société, qu'elles nous mettent dans une situation risquée face à la montée du Rassemblement national. Donc je suis à la fois anxieuse et très interrogative, mais pas dans une posture de jugement. Si je suis écrivain, c'est parce que dans ma vie j'ai beaucoup plus de plaisir à comprendre les gens qu'à les juger...

➜

« Au Maroc, je ressens une énergie tournée vers l'avenir, avec beaucoup d'espoir. Je n'ai pas ce sentiment en France. »

Leïla Slimani

Leïla Slimani: « Nous vivons dans une société obsédée par le soi, par sa propre singularité. La littérature est un moment où l'oubli de soi est possible. » Archivo ABC/Ángel de Antonio

Leïla Slimani: « Récemment, un couple conservateur m'a dit: « Vous savez, nous, on n'est pas d'accord avec ce que vous défendez, mais on est contents que vous puissiez venir au Maroc le défendre » Ludovic Marin/AFP

En dates

1981

Naissance à Rabat

1999

S'installe à Paris comme étudiante où elle fera Sciences Po

2008

Journaliste à « Jeune Afrique »

2014

Premier roman, « Dans le Jardin de l'ogre »

2016

Prix Goncourt pour « Chanson douce » , traduit en 47 langues et adapté au cinéma

2020

« La guerre, la guerre, la guerre » , suivi en 2022 de « Regardez-nous danser » , puis en 2025 de « J'emporterai le feu » , qui constituent la trilogie « Le pays des autres »

2021

S'installe à Lisbonne avec son mari et leurs deux enfants

« Mon livre estune défense du métissage et de l'impureté »

En bouclant sa trilogie « Le pays des autres » , Leïla Slimani, lauréate du Goncourt 2016, évoque le Maroc, les difficultés de la France et les questions d'identité. Interview.

Alain Rebetez

[email protected]

Le nouveau roman de Leïla Slimani, « J'emporterai le feu » , paraîtra dans une semaine en librairie en conclusion de sa magistrale trilogie « Le pays des autres ». Un récit inspiré de sa propre famille, qui parcourt cinquante ans de l'histoire du Maroc et explore ce que signifie la double nationalité - être Française et Marocaine - à l'heure où les assignations identitaires sont toujours plus pesantes à droite comme à gauche.

L'ancienne lauréate du Prix Goncourt a pris depuis quelques années ses distances avec la vie parisienne en s'installant avec sa famille au Portugal. Femme de convictions, rompue aux polémiques aussi bien pour ses prises de position contre l'islamisme, la misère sexuelle au Maroc ou les discours anti-immigrés en France, Leïla Slimani a vécu l'été dernier un épisode intense en coécrivant, avec l'historien Patrick Boucheron et la scénariste Fanny Herrero, le scénario de la cérémonie d'ouverture des JO de Paris.

Sur le tollé déclenché par la caricature de la Sainte-Cène, elle dit son étonnement: « Ça m'a stupéfiée, parce que nous, il n'y a pas eu de moment où on a pensé à une histoire de religion ou de Sainte-Cène. Au contraire, on pensait à l'Olympe, aux Grecs, on parlait dans nos notes de cérémonie païenne, on aimait l'idée d'un banquet, d'une fête. Alors quand on a vu la polémique, je me suis dit qu'il y avait vraiment des esprits tordus. »

Pour parler de son livre, sa trilogie, mais aussi de l'évolution sociale au Maroc ou de la vie politique en France, elle nous reçoit à Paris chez son éditeur, Gallimard.

Quelle était l'intention de votre trilogie?

Quand j'ai commencé le livre, en 2018, c'était lié à la publication de « Sexe et mensonges » , l'année précédente, qui était consacré à la sexualité au Maroc. Je me trouvais alors dans une situation assez compliquée, car j'étais à la fois attaquée au Maroc par les conservateurs, qui disaient que je ne représentais pas la femme marocaine et ne pouvais pas me prévaloir de cette identité, et en même temps j'étais attaquée en France par des gens qui me traitaient de « native informant » , soit une sorte de traîtresse qui essayait de plaire aux Occidentaux. Je me trouvais donc dans une très grande difficulté à déterminer et à expliquer qui je suis.

D'où ce choix de raconter votre histoire familiale de façon romancée?

Je me suis dit que si je voulais comprendre d'où je venais et expliquer aux autres qui j'étais, il allait falloir que je revienne en arrière. D'une certaine façon, je voulais aussi défendre l'idée que l'image de la Marocaine ou de la Française, ça n'existe pas. Il n'y a pas une façon d'être Marocain où on serait déterminé par tel comportement, telle origine, telle manière de pratiquer sa religion. C'était pour moi une défense du métissage, de l'impureté, de l'histoire et de cette famille certes cabossée, mélangée, mais qui n'en appartient pas moins à ces deux parties du monde: l'Europe et l'Afrique du Nord.

Vous aviez déjà tout en tête dès le début?

Depuis le début je savais qu'il y aurait trois tomes, trois générations de femmes, c'était très important pour moi cette idée du temps long. Par rapport à mes autres romans, ce qu'apporte le temps long est la possibilité du substrat historique, de regarder évoluer une société. Entre la vie de ma grand-mère, celle de ma mère et celle de ma génération, il y a une différence très grande et j'ai le sentiment que le regard des Occidentaux sur nous manque d'historicité. Tout est toujours expliqué et ramené à l'islam, comme si tout s'expliquait chez nous et de tout temps par l'islam, en oubliant les mouvements sociaux et d'émancipation, les reculs, les avancées... Souvent des journalistes étrangers me disent: Oh là là, c'est devenu pire maintenant pour les femmes au Maroc. C'est ridicule, ça n'a aucun sens. Entre la vie d'une femme dans les années 50 au Maroc et aujourd'hui, ça n'est évidemment pas pire!

Le thème de la binationalité est central chez vous.

C'est une question d'une extrême complexité qui est traitée avec un extrême simplisme par la plupart des gens, en particulier par les politiques. Quand on voit un candidat du Rassemblement national proposer d'interdire aux binationaux des postes stratégiques, ça exprime cette très vieille méfiance vis-à-vis de ceux qui sont doubles. On interroge toujours leur loyauté: de quel côté serez-vous quand il y aura un problème? Ce que j'essaie de raconter dans ce livre, c'est que l'identité est en réalité un questionnement moral, ce n'est pas une question ethnique ou raciale, ce n'est pas déterminé par votre religion ou votre lieu de naissance. Savoir « qui on est » est déterminé par les valeurs auxquelles on croit, par sa capacité à résister à des compromissions ou à la corruption. Pour moi, l'identité est vraiment une question éthique. Tous les personnages du livre se posent la question: comment faire pour rester moi-même? Face à la dictature, face aux pressions, face à l'exil. C'est cela pour moi la question de l'identité, mais on ne l'interroge jamais de cette manière-là. Aujourd'hui, c'est terrible, on en est revenus à une définition basique et avilissante de l'identité, qui fait de notre origine hasardeuse quelque chose qui nous définirait pour toujours...

En France, vous êtes une star littéraire, mais dérangez-vous au Maroc par votre liberté de penser?

Non. Au Maroc, j'ai l'impression d'être très soutenue. La dernière fois que j'ai donné une conférence à la Bibliothèque nationale, les gens ont cassé des portes pour pouvoir entrer, vous n'imaginez pas la soif de débat des jeunes. Récemment à Meknès, un couple sans doute assez conservateur m'a dit: « Vous savez, Madame, nous, on n'est pas du tout d'accord avec ce que vous défendez, mais on est très contents que vous puissiez venir au Maroc pour le défendre. Les gens ont envie de débattre, ils ont envie d'une société qui avance. Bien sûr, j'ai aussi des adversaires, comme j'en ai en France ou ailleurs, mais c'est une société où j'ai le sentiment d'être très soutenue.

Quel sens a pour vous la littérature?

Je crois que la littérature est absolument essentielle pour redonner de la complexité, de la nuance, pour développer aussi l'empathie, le rapport à l'autre. Nous vivons dans une société obsédée par le soi, par sa propre singularité, par l'orgueil d'être différent. La littérature offre un moment où l'oubli de soi est possible et où on perçoit à quel point nous appartenons à la grande famille humaine. Quelle que soit notre culture, notre religion, l'endroit où on vit ou notre âge, il y a des choses qu'on partage: la peur, l'amour, la façon de chérir nos enfants, une sorte d'universalité des sentiments qui nous traverse quand on lit un livre. La littérature est d'autant plus essentielle à une époque qui subvertit le langage, qui le manipule. Quand on écoute certains hommes politiques, on a l'impression d'entendre les médecins de Molière, qui utilisent des grands mots pour vous impressionner, mais qui n'ont aucun médicament pour vous soigner.

À quoi pensez-vous?

Quand on parle de l'islam aujourd'hui en France, de quoi parle-t-on? Est-ce qu'on parle d'islamisme ou d'une manière éclairée de pratiquer cette religion? De même, quand Bruno Retailleau

(ndlr: le ministre de l'Intérieur)

dit que l'immigration n'est pas une chance, de quoi parle-t-il? Des 30'000 étudiants étrangers qui viennent en France chaque année et dont certains intègrent Polytechnique? Des gens qui font les métiers que personne d'autre ne veut faire: aides-soignants, nounous, la plonge dans les restaurants? Des personnes en situation irrégulière? C'est ça pour moi le problème et le reproche que je fais à nos hommes politiques: je ne peux pas parler en utilisant des mots qui ne veulent rien dire et qui provoquent en nous des réflexes pavloviens. La littérature, elle, rétablit la force du langage, sa saveur, sa complexité, sa résonance. Elle nous permet de retrouver l'immense puissance du langage loin de cette manipulation politique.

Votre trilogie s'appelle « Le pays des autres » ? Pourquoi ce titre?

Parce que c'est un livre sur la perte, sur ce qui disparaît, et qu'il interroge la question de la transmission: que garde-t-on de ceux qui sont morts, qu'emporte-t-on avec soi quand on s'en va? J'ai le sentiment que ce quelque chose est le feu intérieur qu'on vous lègue mais qui est impossible à matérialiser... Dans la trilogie, on se rend compte que la grand-mère Mathilde est une femme qui aurait voulu être écrivain, que le père Mehdi est un homme qui aurait rêvé d'être écrivain, et finalement celle qui réussit à le devenir, c'est Mia. La littérature est ce feu qu'elle accepte d'endosser et je peux aussi le dire à la première personne: oui j'emporte avec moi ce feu, j'assume ce flambeau et c'est une manière de répondre à mon père et à mon grand-père, deux hommes qui étaient malheureux de ne pas avoir pu transmettre, que ce soit sa ferme pour mon grand-père, ou son passé et sa culture pour mon père. Je leur dis: oui, ça, je ne l'ai pas pris, mais le feu il est là et je l'emporte avec moi. C'est une manière pour moi de les apaiser là où ils sont.

Il y a aussi la description d'une société marocaine déchirée entre ses élites etle peuple.

Ça a tellement changé! Quand je raconte mon enfance, mes enfants n'arrivent pas à me croire, ils me disent: « Mais le Maroc ne peut pas être comme tu le racontes. Quand j'étais enfant, il n'y avait pas de classe moyenne au Maroc, 70% de la population était analphabète, 40% vivait en dessous du seuil de pauvreté, c'était un monde d'une terrible inégalité. En plus on était très isolés, le pays était protectionniste et on y regardait le monde extérieur comme quelque chose d'inaccessible. Cela n'a rien à voir avec le Maroc d'aujourd'hui, et ça m'a vraiment frappée en l'écrivant de voir à quel point c'est un monde qui a disparu. Aujourd'hui, il y a l'émergence d'une classe moyenne qui peut accéder aux loisirs, aux espaces publics, qui paie des impôts et permet au pays de s'en sortir.

Ces années difficiles, c'est la période de votre jeunesse, les années 80-90.

En plus, à ce moment-là, il y avait la montée de l'islamisme qui commençait dans les quartiers, dès le milieu des années 80, avec des Marocains qui rentraient d'Afghanistan en prônant le djihad. La contestation sociale devenait une contestation morale et religieuse qui affirmait que le pays et le pouvoir étaient décadents et que c'est par la religion qu'on pourrait rétablir notre dignité. C'était un pays sous grande tension.

Aujourd'hui, pour vous, le pays s'est beaucoup amélioré?

Oui, c'est stupéfiant. C'est un pays qui a fait un saut extraordinaire en quarante ans. Bien sûr, il y a encore énormément de problèmes de pauvreté, de discrimination, mais l'amélioration est notable. Une chose me frappe: avant, les gens ne profitaient pas de l'espace public, aujourd'hui vous voyez plein de familles qui pique-niquent dehors, qui profitent des espaces publics, qui les investissent. Pour moi, c'est le signe qu'ils ont découvert que c'est à eux et qu'ils peuvent en faire ce qu'ils veulent. Ça reste une société divisée, où tous n'ont pas le même projet, avec des tenants très conservateurs et d'autres qui ont envie d'une société moderne et ouverte sur le monde, mais j'ai quand même le sentiment qu'on peut débattre.

Vous diriez la même chose de la France?

Au Maroc, je ressens une énergie tournée vers l'avenir, avec beaucoup d'espoir et l'idée que de génération en génération, les choses s'améliorent. Je n'ai pas ce sentiment en France, ni plus généralement dans une grande partie de l'Europe occidentale. J'ai plutôt le sentiment d'une grande angoisse sur l'avenir. Je suis frappée de voir aussi que les nouvelles générations du Sud sont plus éduquées et cosmopolites que beaucoup d'élites du Nord. Si vous rencontrez des gens de l'élite indienne, nigériane ou marocaine, ils parlent deux ou trois langues, ils ont voyagé partout, sont très ouverts, ce sont des gens qui ont un rapport au monde et à la globalisation beaucoup plus apaisé que l'Europe occidentale. C'est aussi une génération qui n'a plus les mêmes complexes que la génération de mes parents qui avaient l'impression de venir du « tiers-monde » , comme on disait à l'époque, et qui regardaient avec déférence cette partie-ci du monde, avec un petit sentiment d'humiliation. Ce n'est plus du tout le cas.

Vous vivez au Portugal, mais la crisepolitique en France vous touche?

Bien sûr. Je viens très souvent à Paris, j'ai beaucoup d'amis, une grande partie de ma famille habite ici et je sens une très, très grande anxiété sur l'avenir et sur la prochaine élection présidentielle en 2027.

Vous aviez soutenu Emmanuel Macron. Vous a-t-il déçue?

Ce que je peux dire, c'est que je ne comprends pas ce qui se passe depuis six mois. Cela me paraît insensé. Je ne vois pas le sens des décisions prises et j'ai l'impression qu'elles ne sont pas de nature à combler les fractures de la société, qu'elles nous mettent dans une situation risquée face à la montée du Rassemblement national. Donc je suis à la fois anxieuse et très interrogative, mais pas dans une posture de jugement. Si je suis écrivain, c'est parce que dans ma vie j'ai beaucoup plus de plaisir à comprendre les gens qu'à les juger...

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« Au Maroc, je ressens une énergie tournée vers l'avenir, avec beaucoup d'espoir. Je n'ai pas ce sentiment en France. »

Leïla Slimani

Leïla Slimani: « Nous vivons dans une société obsédée par le soi, par sa propre singularité. La littérature est un moment où l'oubli de soi est possible. » Archivo ABC/Ángel de Antonio

Leïla Slimani: « Récemment, un couple conservateur m'a dit: « Vous savez, nous, on n'est pas d'accord avec ce que vous défendez, mais on est contents que vous puissiez venir au Maroc le défendre » Ludovic Marin/AFP

En dates

1981

Naissance à Rabat

1999

S'installe à Paris comme étudiante où elle fera Sciences Po

2008

Journaliste à « Jeune Afrique »

2014

Premier roman, « Dans le Jardin de l'ogre »

2016

Prix Goncourt pour « Chanson douce » , traduit en 47 langues et adapté au cinéma

2020

« La guerre, la guerre, la guerre » , suivi en 2022 de « Regardez-nous danser » , puis en 2025 de « J'emporterai le feu » , qui constituent la trilogie « Le pays des autres »

2021

S'installe à Lisbonne avec son mari et leurs deux enfants