Pierre Michon et ses pairs
UNE GÉNÉRATION MAJUSCULE
Depuis la parution de Vies minuscules en 1984, Pierre Michon fédère une communauté d’admirateurs et d’exégètes. Aux côtés de ce nobélisable qui nous a accordé un entretien, trois autres écrivains et amis – Olivier Rolin, Jean Echenoz et Jean Rolin — partagent son souci du détail, de la langue parfaite, des lieux, du désir. Ce qu’attestent leurs nouvelles parutions en cette rentrée hivernale.
Un soir, au milieu des années 1990, un écrivain s'égare sur les routes de la Creuse. Désemparé, il a l’idée d’appeler un camarade de plume, qui occupe de temps à autre une maison dans le coin. D’une cabine téléphonique, il compose son numéro. «Par miracle», une voix lui répond dans la nuit. Cette voix est celle de Pierre Michon, et cette anecdote est racontée par Jean Echenoz dans un texte, «Les Cards», paru dans le Cahier Michon des Éditions de LHerne (2022). Les Cards est le nom du lieu-dit où se situe la maison de Pierre Michon, au bout d’une «voie étroite, tortueuse, médiévale», parmi une «densité»d’arbres «qui procure une impression composite et confuse de forêt de Sherwood, de jungle et de fond sous-marin», écrit Jean Echenoz.
Cette maison, qui appartenait à ses grands-parents maternels et dans laquelle il est né, Pierre Michon en fait un lieu mythologique dès son premier livre, Vies minuscules, en 1984. Elle offre son paysage de «désert affreux dans les monts d’Ambazac»à certains chapitres de son nouveau livre, J’écris l’Iliade [lire l’entretien page 60]. Lun de ses narrateurs, que le «goût de noircir du papier»a abandonné, Y invente un dieu. La mythologie prend forme elle s’immisce dans les mots de ses différents narrateurs, de ses disparus anonymes ou célèbres auxquels Pierre Michon entreprend, depuis Vies minuscules, de redonner vie et voix. Conformément à son titre, J’écris l’Iliade a Homère pour héros. Homère, dont on ne sait s’il fut personnage historique ou conceptuel. Sous la plume de Michon, il est témoin de l’enlèvement d’Hélène, de la fureur de Ménélas, de la guerre engendrée par la plus belle femme du monde. Le lecteur navigue ainsi du hameau des Cards aux rives grecques, d’un «Chemin creux»breton, théâtre des ébats d’une jeune beauté avec son instituteur, aux confins de l’empire d’Alexandre. Ce n’est pas un hasard si le premier chapitre du livre se déroule dans un train, au gré d’une «aventure ferroviaire»qui dispose d’emblée le lecteur à un voyage dans l’espace et dans le temps.
FAIRE DE CHAQUE MOT UN TOTEM La littérature chez Pierre Michon s’offre comme un ersatz à l’aventure. Rendant hommage dans le Cahier Michon à son vieil ami Daniel Puymèges, l’écrivain se remémore la descente en sa compagnie dans un gouffre en Dordogne, puis leur ascension du Puy-de-Dôme «enneigé par sa face abrupte, en plein hiver, en pleine nuit, en chaussures de ville». Cet attachement aux lieux s’avère l’un des quelques liens qui rassemblent ce que nous appellerons ici «la compagnie de Pierre Michon», et dont font partie les frères Jean et Olivier Rolin, ainsi que Jean Echenoz. Nés entre 1945 et 1949, proches ou amis, présents en cette rentrée littéraire hivernale, ils partagent «cet art d’écrire, de faire de chaque mot un nom propre ou un totem», pour citer Pierre Michon dans J’écris l’Iliade.
Ainsi de Jean Echenoz, qui a rencontré l’auteur de Vies minuscules à Poitiers, en 1988 – était-ce à la gare ou dans une brasserie ? La réponse, aussi flottante que romanesque, est à lire dans le Cahier Echenoz des Éditions de L’Herne, paru en 2017. Son nouveau roman, Bristol (lire ci-dessous), nous emmène en train à Nevers, puis en avion à Bobonong, au Botswana, sur les rives du Limpopo, depuis le quartier de Grenelle, sur les rives de la Seine, où le protagoniste, un réalisateur de films d’aventures à petits budgets, a ses bureaux. Dans sa contribution à ce Cahier Echenoz, l’écrivaine Maylis de Kerangal se dépeint en automobiliste embarquée sur les «terres echenoziennes». Irkoutsk en Sibérie, Subang en Malaisie, Monfortl’Amaury, Le Havre, Nemours «et tous ces autres points disséminés dans Paris»le planisphère d’Echenoz fait irruption sur sa route, et dérègle le paysage. «Jai tracé des lignes entre tous ces noms, elles ont esquissé un portrait d’Echenoz, un dessin au trait, et alors J ai accéléré comme si je tenais là une carte idéale pour me diriger sans me perdre, et inversement», conclut-elle. Car rien n’est plus précis et évocateur qu'une description topographique de Jean Echenoz.
De quoi consoler Olivier Rolin qui, dans sa contribution au Cahier Echenoz, regrette qu’aucune voie publique en France ne porte le nom de l’auteur de Courir, alors qu’il existe au moins deux rues Michon. Un comble pour celui qui est désigné comme «grand arpenteur et cartographe des rues de Paris». Longtemps pigiste à Libération et au Nouvel Observateur, Olivier Rolin a beaucoup voyagé, notamment en Russie. Si ces nombreux déplacements inspirent ses livres (Bakou, derniers jours, Un chasseur de lions, Veracruz), il a écrit, avec Vider les lieux (2022), le récit d’un voyage intime immobile, dans l’appartement parisien où il vécut trente-sept ans avant d’être prié de partir par le propriétaire. Lexotisme du voyage, le dépaysement, n’est jamais le sujet chez lui. Seules comptent les histoires contenues dans chaque lieu, l’espace de recueillement offert. Ainsi de son récit Sept villes, réédité en poche, plongée dans le passé et le présent de Lisbonne, Prague,
La Havane, Saint-Pétersbourg, Alexandrie, Trieste et Buenos Aires – autant de «villes livres», peuplées et transfigurées par leurs écrivains. Ainsi de son nouveau livre, Vers les iles Éparses, relation de sa navigation vers ce chapelet d’îles françaises du canal du Mozambique en compagnie des jeunes militaires chargés de leur ravitaillement. Présentée comme un carnet de voyage, avec ses croquis et sa forme de journal, la narration se déploie en réalité comme un voyage dans le langage technique de la navigation, de la faune et de la flore du monde marin, doublé d’une méditation sur le passage du temps. «Locéan Indien sera pour moi la mer de la Sénilité», déclare Olivier Rolin, qui note les attentions inquiètes de ses coéquipiers «Monsieur Rolin, est-ce que vous allez pouvoir [...] monter et descendre les échappées, embarquer à bord des semi-rigides [...], supporter les mouvements du bateau sans vous casser le col du fémur?»ÉRUDITION TOPONYMIQUE Alors qu’il s’apprête à grimper le col du port de Vénasque, dans les Pyrénées, Jean Rolin, souffrant d’une sciatique, est également sans cesse ramené à son état physique. Doublés par «deux hommes jeunes, porteurs de tenues aérodynamiques, courant dans la montée en foulées et conservant encore assez de souffle pour nous saluer au passage», son coéquipier et lui forment une «sorte d’allégorie du grand âge», constate-t-il dans Tous passaient sans effroi. Dans ce nouveau roman, l’écrivain et journaliste, arpenteur des espaces proches ou lointains, poursuit son exploration des lieux-frontières (La Ligne de front, La Clôture, Le Pont de Bezons, La Traversée de Bondoufle), mêlant érudition toponymique, recherche historique, regard décalé sur le monde, sens ravageur de la litote et ironie mordante, pour en faire jaillir le sens oublié ou méprisé. Tendu entre aujourd’hui et la période de l’Occupation, Tous passaient sans effroi fait revivre les traversées au péril de leurs vies des Juifs, résistants, aviateurs des forces alliés et réfractaires au STO, fuyant la France vers l’Espagne. Dont le réalisateur Jean-Pierre Melville, Grumbach de son vrai nom, qui réussit à traverser les Pyrénées par Luchon, et son frère Jacques Grumbach, tué d’une balle dans la tête par un passeur.
Si les lieux, chez ces quatre auteurs, sont chargés, d’Histoire et d’histoires, ils sont aussi traversés par le désir de faire littérature comme de faire l’amour. Impossible d’écrire sur la compagnie de Pierre Michon sans noter la place de la virilité même pour signifier qu’elle est sur le déclin. Chez Jean Rolin, Jean Echenoz et Olivier Rolin, les hommes fument, boivent sec, se battent, et tombent les filles – ou en rêvent. Et les héros, qui signalent par endroits être dépassés par les nouvelles revendications féministes, postcoloniales ou identitaires, prennent acte qu’ils sont «d’un autre monde»(Olivier Rolin). Dans Jécris l’Iliade, le rapport sexuel est partout dans la locomotive à vapeur qui «pompe»et «déborde»– «leau refoulée ruisselait sur son flanc noir», et dont le bruit calme n’est pas «celui d’une fille besognée hurlant dans le noir»–, à l’intérieur du compartiment entre le narrateur et une passagère du train, à Poitiers comme en Sicile, entre Homère et Hélène de Sparte, Hélène de Troie, qu’il «ouvre du bout des doigts [...] car l’envie noie sa prairie, jaillit en crue». Déjà dans La Grande Beune (1995), puis Les Deux Beune (2023), Pierre Michon mêlait poursuite du désir et quête de l'origine du monde, donc de l’écriture, en situant son texte au pays des grottes préhistoriques, entre Les Eyzies et Montignac, un lieu irradié par la présence érotique d’Yvonne, la buraliste. «La sexualité se rêve comme cérémonial chamanique et transe sacrée, où la fulgurance de l’instant, nous égalant aux dieux, rejoint une initiation venue du ventre des millénaires, qui nous réintègre dans la respiration des grands souffles universels», remarque, dans le Cahier Michon,
Philippe Berthier, professeur émérite de littérature française à la Sorbonne Nouvelle. Lire Michon, c’est faire l’expérience d’une «spéléologie hallucinée»(Berthier), d’«un territoire inconnu, expatrié dans la langue littéraire qui en récupère et fait chanter la légende disparue», selon Agnès Castiglione, codirectrice du Cahier Michon.
Durant la descente dans la grotte michonienne, la navigation vers les îles lointaines d’Olivier Rolin, la traversée des lieux-frontières de Jean Rolin et des terres echenoziennes, on fera moisson d’un vocabulaire d’une extrême précision, de noms propres et de toponymes, ainsi que de mots si techniques que s’en dégage parfois quelque chose de sacré, une aura de mystère. Michon a attendu d’avoir 35 ans avant de se confronter à l’acte d’écrire. Son premier texte, une histoire fantastique sur les mœurs d’une peuplade caucasienne, écrit dans la langue précieuse de la fin du XVIIe siècle, n’a jamais été publié. À 39 ans paraît Vies minuscules, qu’il juge rétrospectivement «gavées de vocabulaire sophistiqué»et archaïque, lors d’un entretien avec Colette Fellous dans l’émission À voix nue, sur France Culture. À Didier Jacob, il a tenu ses propos rapportés dans le Cahier Michon:«Écrire ce pas tout à fait ce que l’on croit:il ne sagit pas que la finasserie, l’intelligence, le sens, le souvenir, l’image ou le son finissent par l’emporter sur le reste, mais au contraire que toutes ces choses, tout à coup, se mettent en faisceau, se réunissent en un seul trait de lumière, exact, nécessaire. La question, c’est de trouver une formule juste, précise, qui mette tout en phase. En phrase.»Et Maylis de Kerangal de définir, dans ce même ouvrage, la figure du renard de La Grande Beune, dont le cadavre est porté par des enfants hors de la forêt après qu’Yvonne, la buraliste tentatrice, s'est évanouie dans le même bois, comme ce qui «ramasse et désigne tout ce que le texte contient de logos archaïque, de nuit, de mémoire et de songe». Soit «le totem d’une langue»:la langue de Pierre Michon.
UN «PÈRE EN POÉSIE»Née en 1967, l’autrice de Réparer les vivants et Un monde à portée de main appartient à la grande famille des héritiers de Pierre Michon, tout comme François-Henri Désérable. À 37 ans, l’auteur de Mon maitre et mon vainqueur voit en Michon un «père en poésie». Désérable a 20 ans quand il le lit pour la première fois avec Les Onze, en une nuit. Le roman réveille en lui le souvenir d’un tableau déjà vu au Louvre, trois ans plus tôt:le Grand Comité de la Grande Terreur de François-Élie Corentin. Au matin, Désérable prend un train pour Paris. Au Louvre, le tableau n’y est pas. Normal, il n’existe pas, son peintre non plus. Pas rancunier, le jeune auteur lui envoie son premier roman dédicacé. Michon lui répond, et souhaite le rencontrer. Depuis, Désérable conserve la carte postale de Michon sur son bureau, dans un cadre, entre une photo de Romain Gary et une autre de Nicolas Bouvier. «Si l’appartement prend feu, j’emporte ces trois-là avec moi»nous confie-t-il.
À son avis, ils sont plusieurs dizaines de «fils en poésie»de Pierre Michon, une «société secrète»dont il ne dévoilera aucun nom. Entre autres lubies, Désérable s’occupe à convertir les infidèles de l’auteur et apprend Michon par cœur. Chose aisée selon lui, car «tout est parfaitement scandé, tout sonne juste, jamais une phrase pour écorcher l’oreille». Sa préférée se trouve dans La Grande Beune. «Je ne crois guère aux beautés qui peu à peu se révèlent, pour peu qu’on les invente; seules memportent les apparitions.»Évariste, son premier roman, est très inspiré par Michon, avouet-il. Depuis, il tente de se détacher de son influence, et ne «michonise plus autant qu’avant». Un espoir secrètement nourri ? «Mille pages posthumes», glisse-t-il. Avant de conclure:«Mais Michon est immortel. La vie se demande ce que Michon lui réserve.»Nous aussi. Gladys Marivat et Laëtitia Favro LE DICTIONNAIRE DE MICHON & COMPAGNIE Dans J’écris I'lliade, Pierre Michon compare la «gueule»de la locomotive à «un casque d’hoplite»le fantassin de la Grèce Antique. Évoquant sa relation avec Vire, il se réfère à l'art d’assiéger les villes:«J'étais expert en cette poliorcétique.»Dans Vers les îles Éparses, Olivier Rolin navigue avec un cipal (maître principal dans la Marine nationale), avise une cagna (abri de tranchée), observe un pseudorque et un péponocéphale (espèces de cétacés), ainsi que le fonctionnement d'un guindeau (treuil pour relever lancre). Chez Echenoz, outre le buste annapurnien de Michèle, référence au dixième plus haut sommet du monde, notons la présence de holométabole (insecte) et diptérologie (étude des diptères). Aussi des toponymes méconnus Saulzais-le-Potier, Bruère-Allichamps et Saint-AmandMontrond, qui se disputeraient le titre de centre géométrique de la France. Enfin, au début de Tous passaient sans effroi, Jean Rolin nous entretient du cincle plongeur, un passereau qui vit en bord de rivière et que l'auteur n'a vu que sur les bords du Salat, à SaintGirons, de la Miljacka, à Sarajevo, et du Chassezac, aux Vans, en Ardèche.
G.M.
U n pas dans le nouveau roman de Jean Echenoz, Bristol, et un homme nu vous tombe sur la tête. Qui est-il ? Pas le temps de s'en soucier. Il faut suivre le dénommé Bristol, héros du roman éponyme perdu dans ses pensées. En revanche, vous saurez tout sur l’histoire de la rue des Eaux, dans le 16e arrondissement de Paris. Manière de
LE CADAVRE EXQUIS DE JEAN ECHENOZ Bristol est une réjouissante variation sur le thème de l’échec, où l’on suit un réalisateur parisien parti tourner un film au Botswana.
vous indiquer que vous êtes bien dans l'univers echenozien, où la phrase est brève, la digression de mise et les destinées humaines jamais dans les clous. Où l'ambiance sonore d'un quartier jaillit en divines allitérations – «Froissement feutré, frileux, fragile de la pluie quand elle tombe [...]», Le récit reviendra à ce cadavre, après un long périple en compagnie de Bristol, producteur de film d'aventures à budget serré. Son dernier projet est adapté d'une fiction. L’homme se rend chez la riche autrice installée près de Nevers pour obtenir son aval, en profite pour coucher avec la gouvernante (sa future assistante), et se voit obligé (contre un bon gros chèque) d’embaucher «la petite Céleste»pour le premier rôle du film, tourné au Botswana. Le Botswana poursuit Bristol jusqu'à Paris en la
personne du commandant Parker, qu'il doit héberger, quand ce dernier n'est pas occupé à former un trouple avec Michèle, la torride voisine, et l'officier de police judiciaire Claveau. Le film est un fiasco, Bristol déprime. Mais au fait, qui a tué l’homme nu ? Echenoz signe un réjouissant hommage au nanar, doublé d'une réflexion sur l’ambition et l'échec, clin d'œil au film The Player de Robert Altman. Gladys Marivat
Durant la descente dans la grotte michonienne, la navigation vers les îles lointaines d’Olivier Rolin, la traversée des lieux-frontières de Jean Rolin et des terres echenoziennes, on fera moisson d’un vocabulaire si technique que s’en dégage parfois quelque chose de sacré