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critique-litteraire, dimanche 12 janvier 2025 - 20:00 UTC +0100 2206 words

Les brèves critiques de la rentrée littéraire d’hiver : Constantin Alexandrakis, Evgueni Kharitonov, Alison Mills Newman, Laurence Tardieu…

Raphaëlle Leyris, Lanwenn Huon, Elena Balzamo, Gladys Marivat et Florent Georgesco

Chaque semaine, une sélection de parutions récentes, au-delà des titres phares.

Trois récits, trois romans, un recueil, une revue, un essai… Voici les brèves critiques de neuf ouvrages notables en cette deuxième semaine de l’année.

Roman. « L’Hospitalité au démon », de Constantin Alexandrakis

Un texte comme un corps-à-corps : la lutte douloureuse, acharnée, d’un homme avec son histoire, ses traumas, sa masculinité et une « culture du viol » que l’auteur fait remonter au moins à la mythologie grecque. Mais reprenons. Soit « le Père » – il ne se désignera presque jamais qu’à la troisième personne du singulier –, que la parentalité renvoie aux atteintes sexuelles imposées, entre ses 9 et ses 14 ans, par un ami de la famille. Accablé par ses souvenirs et ses angoisses, il est terrifié à l’idée d’être lui aussi un agresseur en puissance. Il se met à traquer les signes du « démon » en lui et autour de lui, lit les textes d’autres victimes, analyse le rapport de la société, et plus précisément du monde de l’art, à la pédocriminalité, envisage d’en dresser une « cartographie ». S’il « patauge dans le sombre », la lumière provient de l’ahurissante inventivité littéraire dont Constantin Alexandrakis réussit à faire preuve dans L’Hospitalité au démon, son deuxième livre, après Deux fois né (Verticales, 2017). Viennent s’y prêter main-forte la rapidité de la langue, des jeux typographiques drôles ou inquiétants, jamais gratuits, et une forme de distance sarcastique qui rappelle ce que Neige Sinno désignait comme son propre « petit ton bravache » dans Triste tigre (P.O.L, prix littéraire Le Monde 2023). L’écrivaine signe d’ailleurs la préface de ce livre à la force peu commune, saisissant d’intelligence et de courage. R. L.

« L’Hospitalité au démon », de Constantin Alexandrakis, préface de Neige Sinno, Verticales, 240 p., 20 €, numérique 14 €.

Roman. « Cairns », de Martin Baldysz

Au début du XXe siècle, un jeune pasteur et un vieux paysan, surnommé « le Montagnard » pour sa bonne connaissance de la région de Sunnmore (ouest de la Norvège), partent à la recherche d’une brebis galeuse. Au sens figuré, car il s’agit d’une femme soupçonnée d’avoir commis un meurtre. De ces deux hommes qui ne se connaissaient pas auparavant, le premier est un fidèle serviteur du Seigneur, tandis que le second ne vénère que la bouteille d’eau-de-vie. Ce couple insolite chemine au sein d’une nature automnale, de plus en plus sombre et menaçante. Mais aussi de plus en plus « incarnée », car les phénomènes naturels font surgir les images archaïques des forces païennes : des elfes, des « huldres », ces créatures aussi séduisantes que dangereuses, belles vues de devant, mais arborant une queue de vache ou de renard qui dépasse des jupons, et un dos creux. La jeune femme qu’ils cherchent n’appartiendrait-elle pas à cette race ? Le récit s’appuie ainsi sur deux dynamiques : celle des rapports entre les deux hommes, si différents, et celle du combat contre la nature, qu’aucune connaissance, même la plus intime, comme celle du Montagnard, ne peut pénétrer. Ce livre du romancier norvégien Martin Baldysz (né en 1977), inspiré par sa région natale, et le premier à être traduit en français, donne envie de découvrir plus avant sa production. E. Ba.

« Cairns » (Vardane), de Martin Baldysz, traduit du norvégien par Marina Heide, Paulsen, 128 p., 18 €, numérique 14 €.

Roman. « Mère est-elle morte », de Vigdis Hjorth

Il y a plus d’un siècle, le Suédois August Strindberg (1849-1912) inventa le concept de « guerre des sexes », qui féconda longtemps la littérature nordique. Dans Mère est-elle morte, la Norvégienne Vigdis Hjorth (née en 1959) élargit le champ des hostilités : l’action a lieu à l’époque contemporaine et il est désormais question d’une « guerre des générations » qui oppose une femme à sa mère. Une rupture, un mutisme mutuel durant de longues années, des tentatives de rapprochement… Mère est-elle morte est un imbroglio inextricable d’obsessions, de mensonges et de trahisons relaté avec une minutie et une maîtrise des moyens littéraires qui sont la marque de fabrique de la romancière. La narration est à la première personne, c’est la fille qui monopolise la parole – au lecteur de rétablir la vérité qui se cache derrière les chapitres, tantôt longs, tantôt brefs, qui rythment ce fascinant monologue. E. Ba.

« Mère est-elle morte » (Er mor dod), de Vigdis Hjorth, traduit du norvégien par Hélène Hervieu, Actes Sud, 384 p., 23,50 €, numérique 18 €.

Recueil. « En résidence surveillée », d’Evgueni Kharitonov

Juste avant de succomber à une crise cardiaque, en plein Moscou, Evgueni Kharitonov (1941-1981) avait réuni ses écrits, tous clandestins, dans l’intention de les faire passer en Occident. En tant que dissident et, qui plus est, en tant qu’homosexuel revendiqué, il n’avait aucune chance de faire entendre sa voix dans son pays. Après la fin de l’URSS, ses textes – qui jusque-là avaient circulé sous le manteau – purent voir le jour. Les voici aujourd’hui traduits. On découvre un corpus profondément original, témoignant d’un grand talent et, surtout, d’une étonnante liberté intellectuelle. Cette œuvre composite, allant des textes autobiographiques aux essais, en passant par des fragments poétiques ou théâtraux, préfigure les recherches avant-gardistes des années 1990. A en juger par leurs titres – « Tract », « L’achat du spirographe », « Un Russe qui ne boit pas »… –, les sujets, très divers, d’Evgueni Kharitonov pourraient paraître anodins. Mais, au-delà de l’anecdote, ils révèlent toujours une facette nouvelle d’un pays étouffé sous la chape de plomb soviétique.

Il n’est pas toujours facile de s’orienter dans cette profusion de textes disparates. Par bonheur, la préface d’Arthur Clech éclaire merveilleusement l’ensemble. S’y ajoute un riche appareil critique, indispensable pour apprécier à sa juste valeur un auteur réduit au silence de son vivant et autorisé enfin à nous parler à haute voix. E. Ba.

« En résidence surveillée » (Pod domachnim arestom), d’Evgueni Kharitonov, traduit du russe par Raphaëlle Pache, préface d’Arthur Clech, Perspective cavalière, 300 p., 23 €.

Récit. « La Colline qui travaille », de Philippe Manevy

Des arbres généalogiques coule une sève qui, contrairement à son habitude naturelle, va des plus hautes branches vers le tronc. Ainsi, « des vies dont nous ignorons tout (…) continuent de traverser les nôtres ». Dans La Colline qui travaille, Philippe Manevy va des unes aux autres, explorant les existences antérieures pour éclairer ce qui fait la matière de notre présent. Il se propose de remonter la lignée généalogique maternelle pour raconter la vie de ses grands-parents, Alice et René. Il s’agit pour lui de rendre le « souvenir définitif ». Car Alice et René sont des gens « ordinaires ».

Appartenant à la classe ouvrière – elle, tisseuse, lui, typographe –, ils ont connu une existence simple, de celles qui s’estompent doucement dans les plis du temps. L’écrivain retrace ainsi leur jeunesse et leur vie d’adultes à Lyon, sur les hauteurs de la Croix-Rousse (la colline laborieuse, recouverte d’immeubles de canuts), montrant comment les mouvements de l’histoire (le Front populaire, la seconde guerre mondiale…) ont infléchi leurs trajectoires. A cette traversée du XXe siècle, il mêle interrogations et réflexions sur la mémoire et l’écriture : « J’écris pour que les êtres et les liens qui les unissent cessent de se distendre et de disparaître. » Le phrasé clair et juste de Philippe Manevy parvient à sauver de l’oubli des rubans d’existence, qu’il déroule avec beaucoup de délicatesse. L. Hu.

« La Colline qui travaille », de Philippe Manevy, Le Bruit du monde, 368 p., 22 €, numérique 16 €.

Récit. « Francisco », d’Alison Mills Newman

Francisco est le nom de l’homme dont Alison Mills Newman, née en 1951, tombe amoureuse à 21 ans. C’est aussi presque celui de la ville qui accueille leur idylle lorsqu’ils ne tentent pas de percer à Los Angeles. Lui est un réalisateur prometteur, membre du Black Arts Movement ; elle a été la première adolescente afro-américaine à jouer dans une série télévisée. Elle est habituée au racisme de ces « années 1970 qui n’en finissent pas ». Voici un truculent récit de formation, nourri de l’histoire d’une période désargentée mais riche en projets de films, militantisme, machisme, sexe et fêtes où « la moitié du monde est bourrée ou défoncée à quelque chose ». Occupée à en démêler le chaos, Alison Mills Newman « essaie d’apprendre, de grandir, d’aller plus loin ». Publié pour la première fois en 1974 et salué par Toni Morrison, Francisco est le journal de bord de jeunes gens intenses que la prose crue et nerveuse de l’autrice rend à jamais présents. Gl. Ma.

« Francisco », d’Alison Mills Newman, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Serge Chauvin, Zoé, 160 p., 18,50 €, numérique 11 €.

Récit. « Vers la joie », de Laurence Tardieu

Cinq mois où le monde et le temps avaient cessé d’exister. C’était en partie ce que racontait le très beau D’une aube à l’autre (Stock, 2022), où Laurence Tardieu retraçait les cent cinquante-huit jours passés au chevet de son fils de 5 ans, soigné en chambre stérile pour une leucémie, sauvé par une greffe de moelle osseuse. Vers la joie reprend là où s’était arrêté le texte précédent, en août 2020, au moment où, en quittant l’hôpital, l’autrice se retrouve comme précipitée dans le monde et dans le temps, avec l’impression d’une accélération des événements, particulièrement des catastrophes – maladies de proches, chocs (géo)politiques. « La quantité de réel absorbable est-elle limitée ? », se demande-t-elle dans la première partie du livre, qui ploie sous les mauvaises nouvelles et l’accablement. Dans la seconde, elle s’attelle à trouver en elle-même, et par l’écriture, les moyens de renouer avec la lumière. R. L.

« Vers la joie », de Laurence Tardieu, éd. Robert Laffont, 180 p., 19 €, numérique 13 €.

Essai. « Le Perroquet », de Patricia Victorin

C’est en Inde, au Ve siècle avant notre ère, que le médecin grec Ctésias, qui en livrera la première description connue, a rencontré le perroquet, rare créature réelle au milieu des êtres fantastiques qui, selon lui, peuplaient le pays – licornes, hommes-chiens, « grandes-oreilles »… Tel est le destin de l’« oiseau à langue humaine », comme le nomme Aristote : on ne sait jamais au juste où il se trouve, entre rêve et réalité, parole humaine et parure animale, amour et moquerie de l’amour, sacré et profane, ou, selon le sous-titre du précis que lui consacre Patricia Victorin, Orient et Occident. C’est un messager ailé, qui volette d’un monde à l’autre.

La spécialiste de langue et littérature médiévales l’a traqué dans ses infinies représentations littéraires, scientifiques, artistiques, des premiers étonnements antiques à Hergé ou Pirates des Caraïbes. Ce volatile capable de parler toutes les langues « offre un miroir à l’homme pour réfléchir à ce qui fonde son humanité : le langage, la raison, le geste », écrit-elle, tout en promenant ce miroir au long des siècles dans ce petit livre savant et sautillant, coloré et joueur, à l’image de son sujet. On y apprend beaucoup sur le perroquet, et pas moins sur les ressorts de la fascination qu’il exerce sur nous, mais aussi sur ce que cela révèle de notre propre hybridité, d’être fasciné par si proche et si différent de soi. Fl. Go

« Le Perroquet. Entre Orient et Occident », de Patricia Victorin, PUR, « Epures », 152 p., 12 €.

Revue. « Sauver la démocratie dans un monde dangereux », sous la direction d’Yves Charles Zarka

Fondée en 2000 par le philosophe Yves Charles Zarka, la revue trimestrielle Cités fête ses 25 ans dans un centième numéro qui n’usurpe pas le qualificatif d’« exceptionnel ». Il l’est par sa taille : près de 550 pages serrées, plus de 50 auteurs, parmi lesquels, pour n’en citer qu’une poignée, Paul Audi, Serge Audier (collaborateur du « Monde des livres »), Nicolas Duvoux, Juliette Grange, Iannis Roder, Dominique Schnapper, Nicolas Tenzer, ou encore Boualem Sansal, dont un texte écrit peu avant son arrestation par le régime algérien clôt le numéro. Il l’est aussi par son sujet – le plus brûlant de ce deuxième quart de XXIe siècle : les menaces qui pèsent sur les démocraties et sur l’idée démocratique elle-même. Il l’est, surtout, par la richesse et la diversité des points de vue, qui convergent dans une manière d’état des lieux global du contemporain, d’une ampleur peu commune.

Les défis de toute nature que nos sociétés doivent affronter sont passés au crible dans des études approfondies, où la lucidité n’empêche pas la recherche constante, sinon de solutions, du moins de méthodes pour réarmer les démocraties face aux « ennemis de la liberté », de Poutine à Xi, du terrorisme islamiste à la montée du populisme complotiste dans les Etats-Unis de Trump comme en Europe. La revue s’accompagne d’un slogan, qui résume son ambition : « Retour à la cité réelle et ouverture vers la cité possible. » Il trouve dans ce numéro anniversaire un remarquable accomplissement. Fl. Go

« Sauver la démocratie dans un monde dangereux », sous la direction d’Yves Charles Zarka, « Cités », n° 100, PUF, 548 p., 32 €.

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