Courrier International, no. 1786
TRANSVERSALES, jeudi 23 janvier 2025 1211 words, p. 38

ÉCONOMIE

L'expulsion massive des immigrés nuirait à l'économie

Publié le 6 janvier

Emploi. Aux États-Unis, les travailleurs clandestins consomment, paient des impôts et ne perçoivent pas de prestations sociales. Bref, ils coûtent peu et rapportent beaucoup à l'économie du pays.

—The Economist(Londres)

U ne fois Donald Trump installé à la Maison-Blanche, le 20 janvier, les expulsions d'étrangers feront partie des priorités. Le président élu a promis la plus grande vague de reconduites à la frontière que le pays ait jamais connue, avec des descentes chez les employeurs et la fin des programmes Parole [qui permettent d'accéder ou de rester temporairement aux États-Unis dans certaines circonstances exceptionnelles].

Stephen Miller, son futur chef de cabinet adjoint, et Tom Homan, son “tsar des frontières”, souhaitent mobiliser l'armée pour faire le boulot. Donald Trump a évoqué l'opération “Wetback” [littéralement “dos mouillé”, expression raciste faisant allusion à la traversée illégale du Rio Grande par les immigrés mexicains], une campagne d'expulsions controversée lancée durant la présidence de Dwight Eisenhower, dans les années 1950, qui avait entraîné le renvoi d'environ 1,1 million de personnes.

D'après le Pew Research Center, un groupe de réflexion, 11 millions d'immigrés vivaient clandestinement aux États-Unis en 2022, dont 8,3 millions étaient insérés sur le marché du travail. Et ces chiffres ont certainement augmenté depuis : il y aurait désormais 10 millions de travailleurs en situation irrégulière, estiment les spécialistes, soit 6 % de la population active.

La plupart d'entre eux travaillent dans la construction, l'agriculture ou la restauration, et près de la moitié ont élu domicile en Californie, en Floride, dans l'État de New York ou au Texas. Les répercussions pour l'économie américaine de l'expulsion de la totalité – ou, plus vraisemblablement, d'une partie – de ces immigrés peuvent être évaluées à l'aune de trois paramètres : l'emploi, les prix à la consommation et les finances publiques. On croit souvent que l'expulsion des travailleurs clandestins profite aux travailleurs américains. Stephen Miller affirme ainsi qu'une campagne massive de reconduites à la frontière entraînerait des créations d'emplois pour les Américains et une hausse des salaires. Mais, en réalité, la situation est différente selon que les travailleurs en situation irrégulière remplacent la main-d'œuvre indigène ou la complètent – comme il semble que ce soit effectivement le cas. Durant la présidence de Barack Obama, les expulsions ont provoqué une hausse du chômage parmi les Américains, à raison d'un emploi perdu pour onze expulsions, selon une étude menée par Chloe East, de l'université du Colorado à Denver, et ses collègues.

Emplois saisonniers. Un constat corroboré par une publication du groupe de réflexion Peterson Institute for International Economics : l'expulsion de 1,3 million de travailleurs clandestins se solderait par une hausse durable du chômage, à hauteur de 0,6 %. Le coup serait encore plus rude pour la production. “Les immigrés en situation irrégulière ne viennent pas seulement combler un besoin de main-d'œuvre spécifique, explique Michael Clemens, de l'université George Mason [en Virginie] . Ils sont un rouage indispensable de la chaîne de production.”

Car il faut bien que quelqu'un emballe les homards qui finiront en salade de la mer et cueillent les concombres des salades grecques, des tâches que les Américains sont peu disposés à exécuter aux salaires en vigueur. Durant la pandémie de Covid-19, le Conseil national des employeurs de l'agriculture avait fait une enquête pour déterminer le nombre d'Américains sans emploi qui seraient prêts à accepter l'un des quelque 100 000 postes saisonniers proposés aux travailleurs étrangers via un programme fédéral. Au plus fort de la crise, seuls 337 avaient postulé. Compte tenu du taux de chômage chez les Américains âgés de 25 à 54 ans, qui n'a jamais été aussi bas depuis dix ans, et du vieillissement de la population, la pénurie de main-d'œuvre n'est pas près de se résorber.

Le resserrement de l'offre entraîne généralement une hausse des prix, à des degrés variables selon les secteurs. L'agriculture y est particulièrement sensible. D'après le Migration Dialogue, un programme de l'université de Californie à Davis, près de 1 million des 2,5 millions d'ouvriers agricoles aux États-Unis sont en situation irrégulière. Ils sont notamment indispensables dans les élevages laitiers et avicoles, qui ne peuvent pas avoir recours aux étrangers ayant un visa de travailleur saisonnier.

La disparition de cette main-d'œuvre pourrait être compensée par une accélération de l'automatisation, par le recrutement de travailleurs étrangers ou par des importations. Dans les années 1960, l'éviction de 500 000 ouvriers agricoles intérimaires venus du Mexique avait ainsi entraîné la mécanisation du secteur, rappellent Michael Clemens, Ethan Lewis, du Dartmouth College, et Hannah Postel, de l'université Duke. Mais quand il s'agit de récolter des fraises, les robots ne font pas le poids face aux humains. Aujourd'hui, le durcissement de la politique migratoire se traduirait par une hausse des coûts ou par un déficit commercial plus important – deux perspectives désagréables pour le gouvernement Trump.

Le coût du logement pourrait aussi augmenter. Contrairement aux entreprises agroalimentaires, qui peuvent parfois miser sur l'automatisation et sur les importations, le secteur du bâtiment a peu de solutions pour remplacer les quelque 1,5 million d'ouvriers en situation irrégulière, qui représentent environ un sixième des effectifs du secteur, et même près d'un tiers dans certaines branches, comme la pose de cloisons sèches, la construction à ossature et la couverture. Le secteur subit déjà la hausse des taux d'intérêt ; de nouvelles perturbations de la chaîne d'approvisionnement pourraient amplifier les pénuries.

Du reste, bien que la multiplication des expulsions soit censée s'accompagner d'une baisse de la demande de logements, cela n'avait fait qu'aggraver la situation pendant l'ère Obama, ont récemment établi Troup Howard, de l'université de l'Utah, et ses collègues. La contraction de la demande n'avait pas suffi, à l'époque, à contrebalancer le recul de l'offre engendré par la perte de main-d'œuvre – d'autant que les immigrés clandestins achètent rarement des logements neufs.

Cotisations sociales. À tout cela vient s'ajouter le coût budgétaire. Les expulsions massives n'influeraient pas seulement sur l'offre de main-d'œuvre, elles pèseraient également sur les finances publiques. Car si les travailleurs sans papiers ne bénéficient pas de la plupart des prestations sociales, comme les aides de l'Obama-care [permettant de financer la couverture santé] ou les logements sociaux, ils contribuent en revanche à remplir les caisses de l'État par le biais de la taxe sur les ventes [prélevée sur les achats] et des cotisations pour la sécurité sociale et l'assurance médicale. Beaucoup d'entre eux paient également des impôts fonciers de manière indirecte, en payant leur loyer.

Dans le bâtiment, un ouvrier sur six est en situation irrégulière.

Les conséquences budgétaires ne s'arrêtent pas là. L'apport de main-d'œuvre immigrée nourrit la production, avec, à la clé, un accroissement des revenus imposables et des bénéfices des entreprises. D'après le Bureau du budget du Congrès américain, la récente vague migratoire devrait permettre de réduire les déficits fédéraux de 900 milliards de dollars [872 milliards d'euros] de 2024 à 2034, grâce à la hausse des recettes fiscales et du PIB. La disparition d'un grand nombre de ces travailleurs viendrait raboter l'assiette fiscale, sans réduire pour autant les dépenses publiques – la recette imparable pour un budget déséquilibré.

SOURCE THE ECONOMIST Londres, Royaume-Uni Hebdomadaire economist.com Fondé en 1843 par un chapelier écossais, The Economist est ouvertement libéral : il défend généralement le libre-échange, la mondialisation, l'immigration et le libéralisme culturel.