Masculinité, liberté d'expression : pourquoi Mark Zuckerberg vire trumpiste
Par Guillaume Grallet
Masculinité, liberté d'expression, style : à tout juste 40 ans, le créateur de Facebook change du tout au tout. Histoire d'un revirement.
En cette journée printanière, Bill Gates a fait le déplacement, tout comme le président de Stellantis et gérant d'Exor, la holding de la famille Agnelli, John Elkann, ou encore le créateur du champion des puces Nvidia, Jensen Huang. Ce 14 mai 2024, ils sont tous venus fêter les 40 ans de Mark Zuckerberg, une tranche de bonne humeur qui s'est terminée tard dans la nuit. Pour l'occasion, sous l'impulsion de Priscilla, la femme du patron de Meta, la maison de Palo Alto a pris des petits airs de Cambridge, la ville de la banlieue de Boston où se trouve le campus de Harvard, que les deux époux ont fréquenté au début des années 2000.
On retrouve dans le jardin une reconstitution miniature d'une chambre du dortoir, une autre de la pizzeria Pinocchio que Mark chérissait étudiant et, enfin, une autre de son premier appartement avec juste un matelas par terre : autant de clins d'oeil au turbulent passé de Mark Zuckerberg, au début de ses études, à l'époque où il a eu l'idée de créer Facebook. Présent lui aussi à la birthday party, Maurice Lévy, le président du conseil de surveillance du groupe Publicis, se souvient : « C'était une ambiance très bon enfant. »
Tour à tour, chacun des invités a fait un discours qui devait être tout sauf flagorneur. L'idée était de taquiner l'hôte des lieux devant une pièce montée géante. Vint le tour de Sheryl Sandberg. Celle qui fut économiste à la Banque mondiale auprès de Larry Summers, puis sa directrice de cabinet lorsque ce dernier a été secrétaire d'État au Trésor sous Bill Clinton, avant de devenir directrice générale de Facebook de 2008 à 2022 est connue pour avoir publié Lean In (En avant toutes en français, JC Lattès, 2013), un manifeste enlevé défendant l'émancipation des femmes. Dans sa courte allocution, elle a brocardé certaines erreurs de gestion de Mark Zuckerberg à la tête de Facebook. Éclat de rire général et applaudissements devant le sens de l'autodérision de Zuckerberg, qui, à l'occasion de cette journée de printemps, avait accepté d'être le roast, c'est-à-dire l'objet de plaisanteries piquantes de proches.
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Carnivore. Un avant-goût de son vaste projet d'élevage de bovins dans son ranch en construction à Hawaï. Risque-tout. Passionné de MMA, il pratique avec les plus grands champions. « Little big men ». Pour ses 40 ans, avec Bill Gates dans la reconstitution miniature d'une chambre de Harvard, à son domicile de Palo Alto. Boss. Trump reçoit le patron de Meta à la Maison- Blanche le 19 septembre 2019.©Everett Collection/ABACA Retournement de vestes. Au côté de Jensen Huang, le numéro un de Nvidia, avec lequel il a échangé sa veste.
« Énergie masculine »
Personne n'imaginait alors que moins d'un an plus tard, le 10 janvier 2025, Mark Zuckerberg, dans une interview de plus de trois heures avec le podcasteur Joe Rogan, se livrerait à quelques sorties qui ont surpris ceux qui pensaient prédire chaque agissement de ce père de famille désormais bien rangé. Entre plusieurs considérations sur l'informatique quantique, il a fait le procès du wokisme, sans jamais prononcer le mot, et a insisté sur la nécessité de réintégrer une certaine « énergie masculine » dans le monde professionnel.
Morceaux choisis. « Je pense qu'une grande partie de notre société est devenue castrée, en quelque sorte, ou émasculée. » « Avoir une culture qui célèbre un peu plus l'agressivité a ses propres mérites qui sont vraiment positifs. » Ou encore : « Avoir une activité que je peux faire avec mes amis masculins où nous nous battons un peu, c'est bien. » Certes, il considère qu'il est toujours important que « les femmes puissent réussir dans l'entreprise », mais que « c'est allé trop loin ».
Allégeance
Faut-il y voir un signe d'allégeance à Donald Trump ? Le 27 novembre 2024, Mark Zuckerberg avait dîné avec celui qui venait d'être réélu président des États-Unis dans sa résidence de Mar-a-Lago en Floride. Il s'agissait de réchauffer des relations quelque peu tendues, notamment après la suspension de Donald Trump sur Facebook à la suite de l'assaut contre le Capitole, le 6 janvier 2021, une interdiction qui n'a été levée que le 7 janvier 2023. Pour faire bonne figure, « Zuck » a effectué un don de 1 million de dollars pour la cérémonie d'investiture du chef de l'État, le 20 janvier . Surtout, c'est le revirement du patron de Meta sur sa politique de modération qui a été saluée par la nouvelle administration. Ce 7 janvier, dans une vidéo de cinq minutes, le natif de White Plains, en banlieue de New York, a annoncé que les équipes dévolues à la modération allaient déménager de la Californie vers le Texas, un État considéré comme moins woke, et que Meta mettait fin à son programme de vérification des faits au profit d'un système de « notes communautaires » .
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Le principe ? Les près de 4 milliards de membres des plateformes de Meta pourront signaler des publications potentiellement trompeuses et ajouter des notes fournissant des corrections ou un contexte supplémentaire. Pour qu'une note soit affichée publiquement, un consensus devra être atteint entre des contributeurs, promettant ainsi une approche équilibrée et réduisant les risques de prendre de mauvais biais. Ce système est similaire à celui de X, le réseau social qu'Elon Musk s'est offert en 2022. « Mark, Meta, welcome to the party », a scandé Linda Yaccarino, la directrice de X, sous des applaudissements nourris au Consumer Electronic Show, qui a eu lieu début janvier à Las Vegas. Pour cette dernière, qui a multiplié les piques contre les médias traditionnels, « les notes communautaires représentent la naissance d'une conscience collective mondiale à même de vérifier les faits sans biais ».
Mark Zuckerberg a-t-il tout simplement eu le choix ? En décembre, il a rencontré Stephen Miller, un conseiller en communication de Donald Trump qui vient d'être nommé chef adjoint de cabinet à la Maison-Blanche. Lors de cette réunion, Miller a informé Mark Zuckerberg de l'intention du président élu de s'attaquer aux initiatives de diversité, d'équité et d'inclusion (DEI). En réponse, Zuckerberg a expliqué vouloir changer de politique. Et en signe de bonne volonté, Zuck a promu Joel Kaplan, un allié républicain, en tant que responsable des affaires internationales de Meta, en remplacement de Nick Clegg, l'ancien vice-Premier ministre étiqueté centre gauche du Royaume-Uni. Plus surprenant, il a nommé Dana White, un ancien prof d'aérobic et soutien de la première heure de Trump devenu président de l'Ultimate Fighting Championship (UFC), la plus grande ligue américaine de MMA, au conseil d'administration de Meta...
High tech society. Mark Zuckerberg et son épouse, Priscilla Chan, à la cérémonie d'investiture de Donald Trump, pour laquelle il a versé 1 million de dollars, au Capitole, le 20 janvier. - 2025 Getty Images
Chasse aux sorcières
L'étau semble se resserrer sérieusement sur les autres tycoons de la tech. Lorsque, le 21 novembre 2024, Sundar Pichai, le PDG d'Alphabet, la maison mère de Google, a appelé pour féliciter Donald Trump, il a eu la surprise d'entendre également au bout du fil... un certain Elon Musk, qui va jouer un rôle clé dans la nouvelle administration. Qu'adviendra-t-il de Sam Altman (OpenAI) ? Comme Jeff Bezos (Amazon) et Mark Zuckerberg, il a versé 1 million de dollars pour contribuer à l'organisation de la cérémonie d'investiture du 20 janvier... Mais il a tenté de renforcer ses propres liens politiques avec le nouveau président. Il a sollicité ses contacts, y compris Jared Kushner, gendre de Trump, et Joshua Kushner, frère cadet de Jared et fondateur de Thrive Capital, un investisseur majeur d'OpenAI, la maison mère de ChatGPT qu'il dirige.
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Sam Altman a également cherché à rencontrer Howard Lutnick, conseiller de l'administration entrante et allié de Musk, pour discuter des projets ambitieux d'OpenAI en matière de construction de centres de données et de création d'emplois aux États-Unis. Cela suffira-t-il ? Elon Musk ne porte pas vraiment dans son coeur Sam Altman, avec qui il a cocréé OpenAI en 2015, avant de s'en éloigner pour désaccord stratégique. « Je ne fais pas confiance à OpenAI ni à Sam Altman. Je ne pense pas que nous voulions que l'IA la plus puissante du monde soit contrôlée par quelqu'un qui n'est pas digne de confiance », a expliqué il y a trois mois Elon Musk, qui, depuis, met en avant Grok, le concurrent de ChatGPT qu'il a lancé... La chasse aux sorcières a-t-elle commencé dans la tech ?
Latin, grec
Certes, tout n'a pas changé chez Mark Zuckerberg. Celui qui, au lycée, a démontré un intérêt marqué pour le latin et le grec ancien a gardé son obsession pour les figures de l'Antiquité. Ses trois filles portent des prénoms tirés de la Rome antique : Maxima, August et Aurelia. Et parmi ses tee-shirts favoris figure celui où est inscrit Carthago delenda est (« Carthage doit être détruite »), une phrase que le sénateur romain Caton l'Ancien répétait à la fin de chacun de ses discours. On peut aussi le voir arborer Pathei mathos (en grec, « souffrir pour comprendre »), tirée d'une tragédie d'Eschyle. Tout comme Aut Zuck, aut nihil (« Ou Zuck, ou rien »), une référence à Aut Caesar, aut nihil (« Ou empereur, ou rien »), une expression attribuée à César Borgia.
Plus amusant : en août 2024, Mark Zuckerberg a commandé une statue censée représenter sa femme, Priscilla. Cette sculpture de 2,13 mètres de haut, réalisée par l'artiste américain rétro-futuriste Daniel Arsham, représente son épouse vêtue d'une tunique drapée argentée. Zuckerberg a partagé une photo de l'oeuvre sur Instagram en déclarant « faire revivre la tradition romaine qui consiste à faire faire des sculptures de [sa] femme ». Depuis la statue trône dans leur jardin et Priscilla Chan a réagi avec humour : « On ne peut pas me manquer ! » Celui qui adore se replonger dans L'Énéide de Virgile a même changé de coiffure : il est passé de la coupe courte à la César aux boucles d'Alexandre le Grand...
Aficionado. Mark Zuckerberg assiste à la victoire de Merab Dvalishvili contre Henry Cejudo en poids coq à l'Ultimate Fighting Championship 298, à Anaheim (Californie), le 17 février 2024. - 2024 Zuffa LLC
« Show off »
Concernant le look, on est davantage show off... Oubliez le teint pâle et l'allure frêle : l'adepte du surf exhibe désormais des chaînes massives en or, et celui qui s'habillait toujours de la même manière pour gagner du temps a été vu portant un costume Alexander McQueen. En janvier 2025, lors de l'annonce de la fin des partenariats de fact-checking aux États-Unis, Mark Zuckerberg portait une Greubel Forsey Hand Made 1, une montre suisse extrêmement rare. Et, en septembre 2024, il a alterné entre Patek Philippe Grand Complications 5236 P en platine, une montre perpétuelle à affichage en ligne, et De Bethune DB25 Starry Varius en or rose, dont le cadran représente la Voie lactée.
Sa passion pour les sports de combat remonte à l'approche de sa quarantaine. Notre geek a commencé à s'intéresser au jiu-jitsu brésilien (BJJ) pendant la pandémie du Covid, en 2020. Il a expliqué que cette discipline l'aidait à améliorer sa concentration. Amusant : lors de sa première participation à un tournoi de jiu-jitsu en mai 2023, Zuckerberg a utilisé Mark Elliott, son prénom et son deuxième prénom, pour s'y inscrire, afin de ne pas être reconnu. À son arrivée, il portait également des lunettes de soleil, un chapeau et un masque pour dissimuler son identité. Zuckerberg s'est entraîné avec des figures notables du MMA, notamment l'ex-champion de l'UFC Max Holloway.
Le temps semble s'accélérer. Celui qui expliquait en 2019 au Point vouloir mettre le paquet sur l'éducation personnalisée et la « curiosité » des enfants pour vivre à l'ère de l'intelligence artificielle « car le monde change de manière très rapide » se montre encore plus inquiet. Au micro de Rogan, Zuckerberg a pronostiqué : « Probablement en 2025, chez Meta, ainsi que dans d'autres entreprises qui travaillent sur ce sujet, nous aurons une IA capable d'agir comme un ingénieur de niveau intermédiaire, capable d'écrire du code. »
Ranch
Pourtant, celui qui est convaincu que nous communiquerons un jour de cerveau à cerveau garde un ressort que l'on a encore du mal à comprendre. Pour s'en rendre compte, rendez-vous à Hawaï, où avec sa femme Priscilla, il crée en ce moment un vaste complexe privé sur l'île de Kauai : le Ko'olau Ranch, né du rassemblement d'une myriade de terrains acquis depuis 2014, s'étend sur environ 570 hectares, l'équivalent de 800 terrains de football.
La confidentialité entourant le projet est renforcée par des accords de non-divulgation très stricts imposés à tous ceux qui travaillent sur le site, sous peine de licenciement. Plusieurs gardes surveillent l'entrée principale. Pour avoir un aperçu de ce à quoi va ressembler le ranch de Zuckerberg, mieux vaut donc passer par la mer. Direction Larsen's Beach, une plage de sable blanc discrète. On abandonne sa voiture sur un parking de terre battue. Un tableau en bois répertorie le nombre de nageurs qui se sont trop aventurés : il est déconseillé d'aller au-delà des rochers noirs qui protègent des courants. On descend ensuite un chemin abrupt, arrosé, c'est selon, de pluies drues comme d'un plein soleil. En longeant la plage, on tombe nez à nez avec un gigantesque phoque moine, en pleine sieste. Également friands de ce petit paradis, les albatros de Laysan nichent au-dessus de la plage, sur les terres appartenant à Zuckerberg lui-même...
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Bovins wagyu et angus
Pour s'y rendre, on décide de remonter un chemin escarpé qui nous conduit vers un champ sans barrière. À proximité, une armée de tracteurs et de bulldozers. Le chantier est tentaculaire. Zuckerberg prévoit d'ériger pas moins d'une douzaine de bâtiments interconnectés, avec deux manoirs, de près de 5 300 m2 chacun, abritant au moins 30 chambres. Les amas longilignes de terre laissent deviner le tracé des tunnels qui mèneront à un bunker. Ce dernier sera protégé par une porte en métal et abritera des générateurs de secours pour fournir de l'énergie en cas de coupure électrique. « C'est le chantier d'une décennie, on ne sait pas quand ils auront fini », explique Bob, un ouvrier spécialisé dans le terrassement qui a travaillé durant trois ans dans le ranch.
Mark Zuckerberg est-il obsédé à ce point par sa propre survie ? Car la propriété, qui se veut totalement autonome, abritera aussi une exploitation agricole comprenant des chevaux, du bétail et même une ferme produisant du gingembre et du curcuma. « Mon objectif est de produire une viande de boeuf parmi les meilleures au monde. Les bovins sont des wagyu et angus, et ils grandiront en mangeant de la farine de noix de macadamia et en buvant de la bière que nous cultivons et produisons ici, au ranch », s'est enthousiasmé le tout jeune quadragénaire le 9 janvier 2024... sur Instagram. Avant de poursuivre : « Mes filles aident à planter les macadamias et s'occupent de nos différents animaux. Nous n'en sommes qu'au début de notre aventure. De tous mes projets, celui-ci est le plus délicieux. »
Dons
Son installation à Kauai ne signifie pas qu'il vit reclus. Le couple se rend parfois au Palate Bar, un bar à vin local qui accompagne ses champignons portobello grillés de Ponzi Pinot Noir de Williamette. Pour rassurer les riverains qui voyaient d'un mauvais oeil leur arrivée sur l'île, Mark et Priscilla se sont engagés à réparer le barrage du réservoir de Ka Loko, désormais propriété du ranch, qui lorsqu'il a cédé en 2006 a libéré 1,5 milliard de litres d'eau et provoqué la mort de 7 personnes. Ils ont aussi effectué un don de 25 000 dollars à la Kilauea Point Natural History Association. Cette organisation soutient un sanctuaire pour plusieurs espèces d'oiseaux marins menacés, comme le puffin de Newell, ou pour des plantes fragilisées, tel le resplendissant hibiscus de Hawaï.
À proximité du refuge familial de Zuckerberg se trouve le phare de Kilauea, haut de 13 mètres et érigé en 1913, qui a longtemps servi à guider les navires dans les eaux dangereuses du Pacifique. Le volcan Kilauea, à proximité du phare, est considéré par les autochtones comme un lieu sacré où des esprits ancestraux ou protecteurs, appelés aum kua, résident pour protéger l'île et ses habitants. L'histoire ne dit pas encore si les aum kua aideront Mark Zuckerberg à naviguer dans les eaux tumultueuses du trumpisme §
This article appeared in Le Point.fr