Le Figaro (site web)
mardi 14 janvier 2025 - 18:58 UTC +01:00 2532 words

Vox ; Vox Société

Tinder, Meetic… à l’heure des algorithmes et de l’IA, s’aime-t-on vraiment comme avant ?

Ronan Planchon et Madeleine Duffez

ENTRETIEN - Le chiffre est sans appel : près de 60 % des rencontres en 2024 se font via internet. Dans son dernier essai, Le code a changé. Amour et sexualité au temps des algorithmes (L’Observatoire), Aurélie Jean estime que les codes de nos rencontres et de nos relations ont été redéfinis en profondeur. Le philosophe Luc Ferry, qui publie IA : grand remplacement ou complémentarité ? (L’Observatoire) pense, lui, que si les algorithmes permettent d’élargir nos horizons, les codes amoureux sont restés les mêmes depuis des siècles.

LE FIGARO. - Quel lien les algorithmes entretiennent-ils avec notre vie intime ? Le « code amoureux » a-t-il vraiment changé ?

Aurélie JEAN. - Le code amoureux du couple et du mariage a toujours évolué dans l’histoire de l’humanité. Certaines pratiques restent, d’autres évoluent au gré des technologies. Au-delà des seules applications de rencontre , même les SMS créent de nouveaux rapports sociaux. Or les comportements dans le monde virtuel ont un impact sur le monde réel.

Lorsque l’on est dans une même pièce, on tend sans en avoir conscience à un certain consensus comportemental, parce que l’on s’observe les uns les autres. C’est précisément ce qui permet l’urbanité de nos rapports. Sur les réseaux virtuels , on ne s’observe guère, ce qui autorise implicitement des comportements plus transgressifs, sans filtre. Ces outils créent plus de discrimination, de stéréotypes, de stigmatisation, qui ont possiblement un effet sur le réel. Les codes ont changé.

» LIRE AUSSI - Secouées par la « dating fatigue », les applications de rencontre parient désormais sur la recherche d’amis

Luc FERRY. – C’est exact, les modalités de la rencontre ont changé avec les sites de rencontre. Ils offrent l’avantage d’élargir considérablement l’horizon : auparavant, on se mariait dans son village, dans son milieu, on peut désormais rencontrer le monde entier. 25 % des jeunes passent par les sites comme Hinge ou Tinder pour rencontrer quelqu’un. C’est considérable. Et cet idéal de « correspondance », cette idée que l’on va pouvoir « matcher » avec la personne que l’on rencontre, est très bien analysé par Aurélie Jean : elle montre que c’est en grande partie illusoire, que c’est en réalité plus compliqué qu’on ne le croit.

Pour autant, ne soyons pas naïfs : si les algorithmes changent les moyens de se rencontrer, ils ne changent rien aux fins, aux finalités qui sont encore le sexe… et plus si affinité. Ce qui a vraiment changé, c’est le sens du mariage, et ce changement a lieu pour l’essentiel à partir du XIXe siècle. Après des millénaires de mariages arrangés par les familles ou les villages, qui visaient à réconcilier des familles fâchées, voire à relier des parcelles cultivables, on est entré dans le régime du mariage d’amour.

Là, le code a vraiment changé s’agissant de la finalité même de la vie conjugale : il ne s’agit plus de se marier pour assurer le lignage, transmettre le nom et le patrimoine à l’aîné, de gérer la ferme ou d’engendrer des enfants, mais d’abord et avant tout de consacrer le grand amour. Il s’agit dans l’idéal, comme le dit Benoît XVI dans sa belle encyclique Deus caritas est (Dieu est amour), de réconcilier les trois visages de l’amour : l’ éros , disons pour aller vite, le sexe ; l’amitié, philia, mais aussi et ce que les chrétiens nomment agapè , un amour qui peut aller jusqu’au pardon de l’ennemi. Cette réconciliation donnerait alors un nouveau visage à l’amour passion qui serait en quelque sorte la réconciliation des trois autres amours.

Les jeunes générations sont dans la situation où, depuis leur naissance, le « catalogue de jouets » (le partenaire potentiel) est accessible en permanence. Les technologies de communication biaisent-elles nos attentes vis-à-vis de la réalité ?

A. J. - Bruno Patino l’explore dans son essai Submersion : plus le choix est grand, moins on a l’opportunité de choisir. Cela commence avec Netflix, où l’on peut passer vingt minutes à chercher un film, pour finir par ne rien regarder… Ce que l’on gagne en possibilités, on le perd en convictions.

L’image renvoyée aussi bien sur les réseaux sociaux que les sites de rencontre est éminemment théâtrale. Chacun perçoit les degrés de mensonges sur les sites où l’on donne une image de soi plus ou moins vraie. Je consacre un chapitre de mon ouvrage à la cristallisation : désormais, on cristallise rapidement et violemment quelqu’un par rapport à l’image qu’il donne de lui.

L. F. - En effet, les algorithmes de conformité peuvent enfermer les gens. Mais la finalité, ne tournons pas autour du pot, reste la même depuis que le mariage d’amour est devenu la règle en Occident et la question cruciale que va poser ce nouveau régime matrimonial apparaît déjà de manière géniale dans la littérature courtoise, dans ce qu’on a appelé la « révolution de la courtoisie » au XIIe siècle : l’amour passion peut-il survivre à l’usure de la vie conjugale ? Vous citez dans votre livre le fameux paradoxe de Tocqueville, qui est en vérité le contraire d’un paradoxe : les gens se marient par amour et pourtant ils divorcent !

Mais c’est précisément parce qu’ils se sont mariés par amour et que l’amour est fragile qu’ils divorcent ! C’est déjà ce que dit Montaigne au livre III de ses Essais . Il ne cesse de critiquer l’idée même du mariage d’amour parce qu’il ne peut conduire qu’au divorce : « J’ai vu parfois, écrit Montaigne, de manière honteuse et déshonorante guérir l’amour par le mariage. » Du point de vue de la finalité attribuée au mariage au Moyen Âge - la reproduction, la gestion de la ferme, le lignage c’est-à-dire la transmission du nom et du patrimoine à l’aîné - le divorce est perçu comme catastrophique. J’en reviens à votre constat, chère Aurélie : les plateformes comme Tinder ont transformé les relations amoureuses en réduisant les interactions transactionnelles, qui étaient jadis le cœur du mariage, mais la finalité reste inchangée. Les réseaux ajoutent une corde à l’arc de Cupidon, mais les finalités restent les mêmes.

A. J. - Si ces applications leur permettaient de trouver le grand amour, elles mettraient les clés sous la porte : c’est leur modèle économique.

L’autre est-il désormais vu comme un objet, un code, davantage qu’un partenaire potentiel avec sa singularité qui échappe aux lois des algorithmes ?

L. F. - Sur un catalogue, on peut sans doute rêver que son partenaire potentiel soit beau, intelligent, riche, etc., etc. Évidemment, on préfère qu’il ne soit pas vieux, moche et pauvre, mais dans la réalité, l’important demeure la singularité de l’autre : « parce que c’était lui, parce que c’était moi » . Un texte de Pascal intitulé « Qu’est-ce que le moi ? » est à cet égard génial, parce qu’il montre pourquoi l’amour ne tient qu’à la singularité absolue. Or un catalogue organisé par des algorithmes ne recense que des qualités générales. Comme l’être aimé, la belle œuvre d’art plaît par sa singularité absolue, une singularité qui se définit comme la rencontre d’un universel et d’une particularité.

» LIRE AUSSI - Tinder, Bumble, Meetic… Le grand blues des applications de rencontre en ligne

Je pense que des algorithmes du non-matching pourraient nous aider à dépasser cette croyance que l’on aime quelqu’un à partir d’un inventaire de qualités générales. Bien sûr, les algorithmes « implicites » sont plus subtils, mais dans l’ensemble, ils essaient toujours de nous faire « matcher » avec ce qui nous ressemble. Or on n’a pas forcément besoin d’être en couple avec notre reflet du miroir. L’idée que l’on puisse trouver le grand amour avec des gens qui nous « correspondent » parce qu’ils nous ressemblent est une erreur… La preuve, je suis marié depuis plus de vingt ans avec une femme, aristocrate et catholique, qui est à bien des égards pour moi une incarnation de l’altérité.

A. J. - Les algorithmes sont entraînés sur les données comportementales que nous donnons sur ces applications, ce qui est un point non négligeable. En plus de la définition de notre recherche, il y a le comportement. Or on remarque sur ces outils que le comportement peut mécaniquement pousser à stigmatiser des gens qui ne l’auraient pas été dans la vie réelle, certains types de physique par exemple. Ces algorithmes étant entraînés sur nos données comportementales, ils discriminent encore davantage, à dessein, par les suggestions de profils faites aux utilisateurs. Cela veut dire qu’ensuite, l’effet se retrouve dans le vrai monde.

Avec les applications de rencontre, on a pensé que les barrières socio-économiques sauteraient. Mais c’est tout l’inverse : il y a moins de mixité sociale sur ces applications que dans le vrai monde. Vous évoquiez le paradoxe de Tocqueville : il y a justement pleins de paradoxes dans ces algorithmes, à commencer par l’idée même d’y aller chercher le grand amour. D’abord, les critères sont simples, donc on ne peut définir véritablement ce à quoi peut ressembler la personne avec qui on partagera un grand amour. Mais le grand amour existe-t-il seulement ? Un grand amour rencontré à 20 ans n’aurait peut-être pas été un grand amour s’il avait été rencontré à 40 ans, et inversement. Il ne faudrait pas laisser aux algorithmes la main sur notre propre apprentissage de l’amour, inhérent aux relations que l’on a connues.

L. F. - Souvenez-vous du livre de Boris Vian : Et on tuera tous les affreux . C’est un roman d’anticipation qui décrit un monde où l’on fabrique des clones absolument parfaits avant d’éliminer les affreux humains. Les femmes sont comme des déesses grecques, les hommes ressemblent à des héros, mais le personnage principal s’ennuie à mourir. À la fin, seule une vieille dame a échappé au massacre des affreux, ainsi que le personnage principal et son ami. Ils vont à sa rencontre, tout émoustillés. Quand ils apprennent qu’en plus, « elle a un bec-de-lièvre », ils sont fous de joie, parce qu’elle est vraiment affreuse. Ils redécouvrent le sexe, et même l’amour. Cela rejoint ce que vous disiez sur la question de la singularité et l’échec des correspondances.

» LIRE AUSSI - Baisse de la natalité: comment les applications de rencontre et les réseaux sociaux ont bouleversé notre vie affective

Je ne suis plus sur les réseaux sociaux. Lorsqu’on y a un compte, on me dit qu’on donne accès à plus de 1500 informations sur soi : maladies, marque de sa voiture, lieux de vacances, etc. Finalement, les algorithmes implicites disent beaucoup plus sur nous que les explicites et c’est peut-être là qu’un matching de l’altérité pourrait fonctionner. La vraie grandeur de l’amour tient au fait que c’est une passion qui nous fait sortir de nous-mêmes, qui nous fait aller vers une altérité absolue, vers ce que j’appelle le sacré à visage humain. Je serais évidemment prêt à donner ma vie pour n’importe laquelle de mes filles ou pour ma femme.

Que l’on soit athée ou croyant, c’est ça l’amour, un lien avec la transcendance et le sacré, à cette altérité qui suppose une singularité absolue. Cela ne signifie pas que ces modes de rencontre nouveaux vont passer toujours à côté. Comme vous le disiez, il y a aussi des gens qui vont trouver le grand amour sur Tinder. Pourtant, il me semble que le seul point vraiment positif dans ce code qui a changé, c’est qu’il élargit les possibilités de rencontre. Pour celui qui habite dans un petit village perdu, ça peut être un moyen de rencontrer des gens qu’il n’aurait sans doute pas rencontrés dans les années 1950. L’élargissement des horizons permis par les algorithmes peut être une bonne chose.

A. J. - Les applications de rencontre servent aussi d’échappatoire à certains homosexuels mal vus dans leur famille ou villages. Pour ma part, lorsque j’ai rencontré des couples qui se sont rencontrés sur une application de rencontre, j’ai rarement été stimulée ou trouvé intéressante la relation. Cela ne me donne pas envie d’aller sur une application. En allant sur ces applications et en connaissant des échecs, ne finit-on pas par diminuer ses standards ? Par standard, je n’entends pas des critères physiques, mais plutôt ce qui est recherché dans la relation.

Une étude menée par l’Ifop de février 2024 montre qu’en 2006, 87 % des Français déclaraient avoir au moins un rapport sexuel ces 12 derniers mois, ils ne sont aujourd’hui que 76 %. Les écarts sont encore plus importants chez les jeunes âgés de 18 à 24 ans. Quelle est la part de responsabilité des algorithmes dans cette récession sexuelle ?

L. F. - En 1968 il y a eu ce mouvement de libération, j’avais 17 ans, j’en ai profité, mais croyez-moi, beaucoup racontaient plus qu’ils ne faisaient réellement. On était tous soi-disant en train de faire l’amour 24 heures sur 24, mais dans la réalité, c’était un peu différent. Aujourd’hui, les jeunes recherchent le grand amour beaucoup plus que le sexe, ils pensent que le grand amour est ce qu’il y a de mieux. Et le grand amour, c’est bien la réconciliation des trois autres que Benoît XVI évoque dans son encyclique.

C’est d’ailleurs amusant que ce soit un pape qui le dise, nos petits nietzschéens devraient y réfléchir. L’idéal du mariage d’amour est de conserver éros au sein de philia et d’ agapè . Sur agapè , Simone Weil a proposé une réflexion d’une grande profondeur dans La Pesanteur et la Grâce . Elle explique que le vrai agapè doit être comparé à la théorie juive du tsimtsoum , c’est-à-dire la création du monde suivant laquelle Dieu s’est retiré pour laisser la place à la création. C’est cela, l’ agapè . Il n’y a pas d’amour passion réussi ni de mariage qui le conserve sans agapè , sans laisser l’autre exister.

A. J. - On dit que la baisse de la sexualité chez les 18-24 ans vient des outils numériques, or il faut différencier l’outil numérique de l’usage singulier qui en est fait. Le simple fait de passer par le monde virtuel pour communiquer peut créer de l’anxiété lorsque l’on passe dans le monde réel où on est plus exposé. Le deuxième point, ce sont les algorithmes, qui tendent à perfectionner l’autre, où il se montre sous ses plus beaux atours. Il y a une virtualisation des rapports et de l’image de soi qu’on donne sur ces réseaux qui, en retour dans le monde réel, peut créer de l’anxiété chez les jeunes. L’amour fait mal, comme le dit la sociologue Eva Illouz, cela ne signifie pas qu’il ne soit pas bon.

Voir aussi :

IST: les utilisateurs d’applications de rencontres ont-ils plus de comportements à risque ?

«Retrouver la magie des rencontres en vrai» : pour redonner envie, les applications de rencontres se tournent vers le bon vieux monde réel

«L’IA peut transformer la vie des travailleurs»: l’Angleterre dévoile un grand plan pour «libérer» le potentiel de l’intelligence artificielle

This article appeared in Le Figaro (site web)