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lundi 20 janvier 2025 964 words, p. 28
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January 18, 2025 - Le Monde (site web)

Humanités | chronique

Trump et Musk, ou l’Internet pour le pire

par Philippe Bernard

Tous les humains, reliés, mettant en commun leurs savoirs ; une éducation de masse et une information partagée consolidant la démocratie ; les pouvoirs verticaux dépassés par le règne égalitaire de l’horizontalité… C’était le temps où le philosophe Michel Serres annonçait, dans Le Monde , en décembre 1996, « l’an zéro d’une nouvelle manière de partager le savoir » , et où Thomas Friedman, chroniqueur au New York Times, célébrait la libre circulation planétaire de l’intelligence. C’était hier, voici deux décennies.

Au même moment, une nuée de geeks libertariens annonçait la revanche sur les Etats de citoyens bardés d’informations et la régulation des conflits par la parole donnée à tous. L’Internet allait être au XXIe siècle ce que l’imprimerie avait été au XVe siècle : une révolution au service de la connaissance et de l’humanisme.

Et nous voilà à la veille de l’investiture, lundi 20 janvier, à la Maison Blanche, de Donald Trump, flanqué du milliardaire Elon Musk et applaudi par le patron de Meta, Mark Zuckerberg. La nouvelle « trinité » du pouvoir suprême américain incarne le pire de l’Internet. Parvenus grâce aux réseaux sociaux au sommet de la première puissance de la planète, ils entendent faire triompher leur aversion de l’Etat de droit, leur dédain du reste du monde, leurs intérêts financiers. Au nom de la « libre expression », ils veulent, grâce à leur fortune, imposer leur parole, autoriser les incitations à la haine et faire régner le bobard. En France, les marchands de hargne applaudissent, tout comme les idéologues du « moins d’Etat ».

La première élection de Donald Trump, en 2016, boostée à la désinformation en ligne, puis la crise liée au Covid-19, envenimée par les fake news sanitaires avaient déjà sonné la fin des promesses utopiques. La monétarisation des données générées par les réseaux sociaux a transformé les algorithmes basés sur le ressentiment et la confrontation en modèle économique. Du rêve du Web comme immense coopérative à savoir autogérée n’a survécu que l’encyclopédie Wikipédia.

« Ingénieurs du chaos »

Mais la pression montante des Etats, de l’Amérique de Joe Biden comme de ceux de l’Union européenne, en faveur d’une régulation et de la modération en ligne, et la dénonciation des « ingénieurs du chaos » – du titre du livre de Giuliano da Empoli (JC Lattès, 2019) – manipulant les colères et le rejet de l’autre au détriment de la démocratie avaient maintenu l’illusion que la partie n’était pas jouée. Le ralliement à Donald Trump de Mark Zuckerberg, longtemps déguisé en bon apôtre de réseaux sociaux émancipateurs et de la raison, cloue le cercueil d’un Web rêvé comme une gigantesque boîte à solutions.

Plutôt qu’une immense catastrophe, l’Internet est peut-être victime des conséquences pernicieuses de son colossal succès : 5,3 milliards d’humains, soit deux habitants de la planète sur trois, y sont connectés, et la plupart utilisent les réseaux sociaux. Une monstrueuse concrétisation, en quelque sorte, de l’adage « Fais attention à ce que tu souhaites, tu pourrais l’obtenir ». Jamais les hommes n’ont eu autant de moyens de communiquer et de dialoguer. Jamais ils n’ont été aussi isolés et acrimonieux.

Le piège initial, suggère l’essayiste Evgeny Morozov, pourfendeur du « solutionnisme » technologique, aurait été de faire croire que le numérique pouvait aider à régler la plupart des problèmes sociaux ou politiques alors qu’il les a souvent aggravés. « Il est beaucoup plus facile de déployer des solutions techniques pour influencer les comportements individuels que de poser des questions politiques difficiles sur les vraies causes » des inégalités ou du changement climatique, écrivait-il dans le Guardian en 2020. Et de plaider pour « donner au public la souveraineté sur les plateformes en ligne » et pour le retour du politique libéré du formatage des réseaux sociaux.

Un autre facteur des dérives de l’Internet réside dans le champ infini qu’il a ouvert à la désinformation en transformant chaque individu en relais démultiplicateur des fausses informations. « Pendant longtemps, on a vu la propagande comme quelque chose qui était livré au public, disait la chercheuse américaine Renée DiResta dans un entretien au Guardian , en 2024. A présent, nous avons un modèle où le public peut participer directement à l’amplification du message que certains veulent diffuser dans le monde. » La multiplication d’« influenceurs » se présentant comme « des gens comme vous » mais dont les « liens avec des campagnes politiques » sont masqués, apparaît redoutable. D’autant qu’ils façonnent leurs messages en fonction de la priorité des algorithmes, notamment attiser la colère .

La mise au jour et la dénonciation publique de ces mécanismes pervers peuvent nous aider à développer des anticorps. Mais pour l’Union européenne, l’arrivée au sommet du pouvoir à Washington des empereurs de l’Internet conflictuel constitue surtout un immense défi. La question est celle des investissements, publics et privés, dans les technologies cruciales, comme le préconise le rapport rendu par l’ancien président de la Banque centrale européenne Mario Draghi en 2024. L’ex-ministre des finances grec Yanis Varoufakis, lui, suggère la création d’un « Airbus des réseaux sociaux européens » capable de concurrencer la Silicon Valley comme l’avionneur européen concurrence Boeing.

L’assourdissant silence de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, face à la tornade Trump-Musk, n’est pas de bon augure. La colère d’Elon Musk et de Mark Zuckerberg envers la réglementation européenne sur la modération des contenus et sur la concurrence, suggère néanmoins que l’Europe, si elle dépasse ses divisions et tient bon, possède un moyen d’affirmer sa singularité en prônant un Web « civilisé », humanisé. L’histoire de l’Internet ne fait que commencer. L’Europe et ses valeurs ne peuvent se permettre de rester absentes du chapitre suivant.