La Tribune dimanche (France)
RENTRÉE LITTÉRAIRE, dimanche 19 janvier 2025 635 words

PREMIERS ROMANS

Dans le ventre de Naples

JULIETTE EINHORN

L’Italienne Monica Acito sème vociférations et fétichisme dans la cité de la sirène Parthénope.

Uvaspina est une fleur noire, un roman démoniaque qui bouillonne sous le signe des sorcières du Vésuve. Un prodige vénéneux secoué de semences et de mauvais sorts, de puanteurs et de parfums amers. Entre caresses et sanglots, corps et cœurs y saignent, y exultent « à casseventre ». Dans Naples qui en est constellée, les personnages promènent leurs ruines et se les jettent au visage. Tout semble provenir de la mer avant de s’y engloutir.

Fracas affolé de fièvre et de ferveur, ce chef-d’œuvre charnel estomaque jusqu’à l’envoûtement, portant tous les tourments du diable, explosant d’une déflagration poétique et abrupte. On y pleure, on y mord et y meurt – même quand c’est pour de faux, c’est un peu pour de vrai : elle a beau vivre à la Chiaia, les beaux quartiers de Naples, la « Dépareillée », madone transformée en matrone, pleureuse aux enterrements, n’a pas oublié « l’art de la chiale et de la gruge » appris à Forcella, coin nauséabond de ses origines. Délaissée par un époux notaire qui ne lui accorde plus un regard, elle crache sa solitude dans les cigarettes et fait semblant de mourir tous les mercredis soir.

Un seul cœur coupé en deux

Aussi malodorants qu’éclatants, les mots visqueux de Monica Acito charcutent une réalité antique et éternelle dans les entrailles d’une ville « empagaillée ». Lancinantes et sauvages, ces « malepensées » se hissent à des hauteurs d’opéra tragique pour dire la putréfaction des cœurs.

Minuccia et Uvaspina, les enfants de la Dépareillée, s’y livrent une joute obsessive et sanguinaire, à l’amour à la mort, explorant cette déchirure d’être les mêmes et pas les mêmes, de sortir du même ventre sans comprendre ce que cela signifie. Parce que son « femminiello » de frère, comme elle l’appelle, beau et délicat, est touché par la grâce alors qu’elle se sent encombrée dans son corps, Minuccia, 17 ans, devient une « foltoupie » haineuse et diabolique, le rouant de coups et le mutilant, jusqu’à essayer de le noyer. Son brio frénétique ne recule devant rien pour l’humilier.

Liés par un « cercle magique » infernal, frère et sœur fusionnent jusque dans la flamme poisseuse de leur désir commun pour le même homme, Antonio, comme s’ils avaient un seul cœur coupé en deux. Le roman est garni de cette pâte empoisonnée, cuite et recuite d’ingrédients incuisinables – le fiel cruel de Minuccia, la férocité de ses crocs qui dévorent son frère jusqu’au dernier bout de chair n’ont d’égal que le lien archaïque qui les unit.

Monica Acito relève le défi littéraire extraordinaire de réunir la métaphore à la littéralité, au point que l’image finit par s’incruster dans ce qu’elle sert à éclairer, pour faire jaillir une dimension où la crudité aurait fusionné avec la douleur, le sadisme avec la passion. Suintant de salissures célestes, « le souffle du mythe » nous emporte au milieu du « foutoir grec » qui imprègne la ville, ces histoires de reines, de sirènes et de palais que conte Antonio. Imprégné d’érotisme mystique, le « nœud coulant de honte fétide » qui lie Minuccia et Uvaspina se resserre sur eux. Ils s’affrontent pour exister, être le premier à quitter la maison, s’échapper de leurs origines communes.

Chatoyant de meurtrissures, Uvaspina est le roman de la flagellation et de la faim. Celle d’être un autre. Celle de l’autre. Celle, aussi, de ne pouvoir manger parce qu’on n’a rien, comme la mère d’Antonio. Le livre animal, dévorant, des merveilles flapies. ■