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samedi 1 février 2025 1008 words, p. 31
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January 31, 2025 - Le Monde (site web)

Culture | Chronique

L’architecture selon Trump et l’AfD

par Michel Guerrin

S’il est un art politique, servant à loger les gens et à cerner l’esthétique d’un territoire, c’est bien l’architecture. Elle dit aussi l’air du temps. Ainsi le parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AfD) en Allemagne et Donald Trump aux Etats-Unis s’en emparent-ils au même moment, afin de mener une même bataille au nom d’un refrain familier : le beau, le traditionnel, l’identité nationale.

L’AfD, qui vient de s’allier de façon inédite à la droite allemande (CDU) sur la question migratoire, et qui pourrait grimper à 20 % lors des élections fédérales du 23 février, s’en prend violemment à la célébrissime école du Bauhaus, qui fut de tous les fronts de l’art en trois villes – Weimar, Dessau et Berlin – de 1919 jusqu’à sa fermeture, en 1933, par les nazis. Ces derniers y voyaient un lieu truffé de bolcheviques et de juifs propageant le virus d’un art dégénéré.

L’AfD étrille les théories architecturales du Bauhaus, l’accusant d’avoir inspiré, avant et après-guerre, des immeubles d’une « laideur abyssale » . A savoir, en schématisant, un cube blanc épuré en béton, à angles droits, au toit plat, aux larges fenêtres vitrées, sans volets ni ornementations sur les murs.

L’AfD qualifie ces bâtiments de sinistres boîtes à chaussures, impersonnelles et communistes, coupées des traditions ancestrales. Les partisans de ce mouvement vantent, eux, une esthétique élégante, des lignes pures dynamisées par l’asymétrie ou des balcons élancés. Surtout, la simplicité et la fonctionnalité ont permis de construire vite et à bas prix afin de loger des millions de gens.

Fatras conceptuel

L’AfD a récemment porté une motion devant le Parlement de Saxe-Anhalt demandant que les festivités des 100 ans de l’installation du Bauhaus à Dessau, en 2025, soient l’occasion d’un « examen critique » . La motion a été rejetée, mais l’essentiel est ailleurs.

Il est déjà effarant qu’un parlement allemand débatte d’un texte parlant d’ « aberration de la modernité » , de « masses uniformes » , de vision « horrible » , de bâtiments « antiallemands » – les mots utilisés par les nazis pour fermer l’école, que l’AfD s’approprie en les étendant aux migrants, comme le notait l’historienne Katja Hoyer, dans le Guardian en octobre.

Effarant aussi qu’un mouvement artistique se retrouve en procès dans son propre pays alors qu’il est considéré dans le monde entier comme le symbole du modernisme, croisant l’art et la vie, au point que ses principes ont infusé le design planétaire, de la brosse à dents à la poignée de porte, de la typographie au graphisme, des vêtements à la maison préfabriquée. On le retrouve dans le cerveau de Jonathan Ive, designer des ordinateurs et iPhone d’Apple, ou dans le mobilier fonctionnel d’Ikea.

Il y a pourtant à redire sur le Bauhaus, son sectarisme habité ou son fatras conceptuel, son allégeance au communisme pour certains, au régime nazi pour d’autres. Ou comment une utopie – l’art pour tous – est devenue un commerce. Mais l’AfD réduit le débat à la médiocrité, pour qui le toit plat est laid et le toit pointu beau. En réaction, la gauche allemande dézingue ceux qui ont le mot « tradition » à la bouche et la figure du Parti social-démocrate allemand (SPD), Aydan Ozoguz, affirme qu’il n’existe « aucune culture allemande identifiable » . Du pain bénit pour l’extrême droite.

Peut-on encore dire que l’architecture du Bauhaus est géniale et contestable ? Géniale en imposant une esthétique de l’ordinaire dans une Europe des années 1920 qui ne l’étaient pas. Contestable aujourd’hui en raison de la duplication à l’infini du bâtiment cube sans âme . Et tant pis si le mouvement n’y est pour rien – le Bauhaus n’a laissé qu’une poignée de constructions –, son concept ayant médiocrement pollinisé l’Allemagne et la planète. C’est bien cette standardisation de l’habitat mondialisé que l’écrivain Tom Wolfe moque dans un essai savoureux, Il court, il court le Bauhaus (Les Belles Lettres, 2012). La critique touche juste, notamment en Allemagne, au moment où les peuples manquent de repères.

Donald Trump actionne cette corde. Le 20 janvier, jour de son investiture, il a paraphé 42 directives dont une sur le climat culturel s’intitule « Promouvoir une belle architecture des bâtiments fédéraux ». L’élu entend défendre « le patrimoine architectural régional, traditionnel et classique afin d’élever et d’embellir les espaces publics, et d’ennoblir les Etats-Unis » .

Trump reprend mot pour mot un décret qu’il a signé en 2020 à la fin de son premier mandat, que Joe Biden avait illico supprimé. Ses références sont précises : les bâtiments grecs et romains antiques, « robustes et utiles » , que les Pères fondateurs ont déclinés en construisant le Capitole et la Maison Blanche, à Washington.

Trump s’indigne d’une rupture architecturale opérée dans les années 1950 avec des bâtiments massifs, tournant le dos au geste antique ou à la façade ornementée, érigés par une « élite architecturale » à l’ego déraciné. Il pourfend particulièrement le brutalisme, ce mouvement architectural de l’après-guerre, épigone du Bauhaus, qui manie le béton à grande échelle, qu’il juge « impopulaire auprès des Américains » .

La charge de Trump s’apparente à celle de l’AfD en Allemagne. Elle réduit le débat à deux médiocrités : d’un côté les frontons et colonnades, façon temple grec, au risque du kitsch et du pompier, si prisé par les dictatures ; de l’autre un brutalisme qui a pu être brutal, au risque du blockhaus, telle la mairie de Boston.

On balaie au passage la question, posée par Trump : l’architecture d’un tribunal ou d’un musée doit-elle évoquer sa fonction ? Doit-elle être identifiable ? Mais, on le sait, l’enjeu est autre. En vantant l’architecture classique, l’extrême droite allemande et Donald Trump entendent rassurer leur électorat populaire contre les élites mondialisées. Constatons aussi que le goût savant est toujours bousculé par le goût populaire quand les frustrations montent. Nous y sommes.