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Le Monde des Livres, vendredi 17 janvier 2025 570 words, p. LIV7
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January 21, 2025 - Le Monde (site web)

Critiques Essais

L’extra-terrestre au secours de la Terre

Essai d’écologie spéculative du philosophe Frédéric Neyrat, « La Condition planétaire » décentre notre regard

David Zerbib

Que certains milliardaires prévoient de séjourner sur Mars ou qu’ils envisagent, comme l’imagine Frédéric Neyrat dans La Condition planétaire , d’y déplacer des « damnés de la Terre » quand des parties du monde seront rendues inhabitables, ces scénarios ne doivent pas nous apparaître comme de la science-fiction. Il s’agit, défend l’auteur, d’un type de perspectives désormais indissociables de la réflexion philosophique et politique sur le devenir des sociétés humaines à l’ère de l’anthropocène.

Paradoxalement, ce serait en effet dans notre manière de regarder vers les profondeurs insondables du ciel, en songeant à la place de notre planète dans l’Univers, que pourrait se dessiner l’avenir de la vie terrestre. Grande question, mais posée jusque-là dans une trop petite maison : la pensée « écologisée » , explique Neyrat, a réduit l’ oikos – ce « foyer » désigné par l’étymologie grecque du terme – à un espace trop local et territorial. Le philosophe, qui enseigne aux Etats-Unis, cible, en forçant parfois le trait, le nouveau « géocentrisme » qui nourrirait en particulier l’ « hypothèse Gaïa » , cette théorie qui tend à personnifier la Terre en lui conférant un statut d’exception. Il critique ainsi l’écologie lorsqu’elle prône un « retour à la terre » technophobe, impuissant face aux pouvoirs nouveaux de l’ « astrocapitalisme » .

« Comment éviter le renfermement territorial, terrestre et, en définitive, terrifiant qui nous accable aujourd’hui et qui limite notre horizon » sans pour autant « oublier la Terre » ? Le philosophe propose une « dialectique du planétaire » qui consiste en un dialogue renversant entre Terre et Ciel. Il recourt pour cela à deux moteurs que tout semble opposer : les cosmologies indigènes et l’astrophysique contemporaine. Quel rapport entre la « théologie stellaire » des Indiens Lakota et, par exemple, l’ « énergie sombre » dont parlent les scientifiques à propos de la force responsable de l’accélération de l’Univers ? Dans les deux cas, la Terre n’est pas isolable de l’Univers et, dans ce lien, l’humain se trouve dépendre d’un rapport à l’inconnu, à l’invisible, à l’étrange. Cette dimension, qui excède notre seule « situation » terrestre, serait le cœur de notre « condition planétaire » .

Frédéric Neyrat creuse une trajectoire originale pour le « tournant planétaire » identifié dans la pensée du début du XXIe siècle. Souvent abordée sous l’angle des limites matérielles, cette « planétarité » est au contraire, ici, comme disait le philosophe des sciences Alexandre Koyré (1892-1964) à propos de la révolution copernicienne, « lancée dans les cieux » . Retour aux sources : pas d’écologie sans cosmologie, nous dit Neyrat.

Autrement dit, pas de vie terrestre digne de ce nom sans conscience « extra-terrestre » , ce qui est à comprendre comme le « terrestre plus intense encore » . « Sans cette possibilité de vivre cette liberté cosmologique au sein d’une Terre extra-terrestre, notre seul horizon sera celui de la guerre » , affirme l’auteur. Cette écologie spéculative, qui revendique le rôle politique de l’imaginaire, assume sa dynamique expérimentale, sans programme ni manifeste. Son grand mérite est de nous réveiller de notre « sommeil cosmologique » , comme dans cet ultime appel du livre, qui semble résonner de la capsule errante du Major Tom de la célèbre chanson de David Bowie, devenu philosophe : « Planétaires de tous les pays, (un)hissez-vous ! »