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Le Monde l'époque, lundi 13 janvier 2025 1477 words, p. EPH7
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January 12, 2025 - Le Monde (site web)

Loisirs

Les fétichistes de la remorque

De jeunes hommes passionnés de poids lourds scrutent les routes françaises pour photographier des camions customisésDjaïd Yamak

Djaïd Yamak

Une matinée d’automne, un jeune homme campé sur un pont d’autoroute observe des véhicules rouler sur l’A81, entre Laval et Rennes. Un camion vert et blanc surgit dans le brouillard. L’adolescent le mitraille avec son smartphone. Le camionneur, qui l’a remarqué, le gratifie d’un coup de klaxon amical et d’un appel de phares. Adrien Babinot, 19 ans, est un traqueur de camions. Depuis trois ans, il photographie des poids lourds en mouvement. Mais pas n’importe lesquels : « Je m’intéresse aux camions customisés de tous les styles, pas aux camions classiques. »

Plusieurs fois par semaine, il enfourche son vélo pour rejoindre une autoroute située à 10 kilomètres de chez lui, et « spotter » (de l’anglais to spot , « repérer ») des camions de marchandises qui traversent les Pays de la Loire. Seul ou avec son père, il peut passer entre cinq et six heures à attendre qu’une « belle machine » passe sous son objectif. A la recherche d’un emploi, le jeune homme rêve de devenir chauffeur routier.

La communauté des lorgneurs de poids lourds, disséminés aux quatre coins de la France, est jeune. « La plupart ont entre 15 et 20 ans », évalue Joshua Mercier, truckspotter en Charente-Maritime. Leur point commun ? Beaucoup n’ont jamais conduit de camion, mais tous en rêvent. Le groupe Facebook qui les fédère, « Les TruckSpotter de France », compte plus de 12 000 membres. Il rassemble des traqueurs de camionneurs et des camionneurs traqués. Certains documentent leur activité sur Instagram, TikTok ou Snapchat. Les truckspotters courent après les poids lourds qui sortent de l’ordinaire : customisés, colorés, ou les deux à la fois.

Joshua Mercier, 20 ans, découvre le truckspotting sur son lieu de travail, à côté de La Rochelle, en 2021. Apprenti dans les silos de céréales, il voit passer de nombreux camions venus « charger et décharger » sur le site de son entreprise. « Je me disais : “Mais c’est quoi, ces machines ?” » Il commence à spotter, en d’autres termes observer et répertorier. « Mes premiers congés payés sont passés là-dedans » , se souvient-il.

Il se réjouit de vivre près d’ « une belle nationale » , la N 11. Sur cette route, les chances de voir passer un camion customisé sont plus élevées que sur une départementale. Quand il ne photographie pas les camions dans le feu de l’action, Joshua les contemple à l’arrêt. « Autour de la N 11, il y a une grosse culture du transport. Beaucoup de villages organisent des rassemblements et des courses de camions, comme les 24 heures Camions, au Mans. » L’occasion de photographier l’intérieur des engins. « Quand tu pars à la semaine, c’est ta deuxième maison. C’est normal que tu décores ton camion à ton image » , observe le jeune passionné.

Si le ballet des poids lourds suscite souvent l’indifférence des usagers de la route, les truckspotters voient dans ce défilé de remorques customisées l’expression de plusieurs mouvements artistiques nés à même l’asphalte, dans les années 1950 aux Etats-Unis, puis dans les années 1980 en Europe du Nord.En France, la culture du « custom » se développe dans les années 1990 avec l’organisation de « trucks shows » et de rassemblements de poids lourds.

Stars des truckspotters, les transporteurs routiers sont les figures tutélaires de cet art de la semi-remorque. Des entreprises de fret routier autorisent leurs salariés à personnaliser leurs machines. D’autres les encouragent à le faire, pour les transformer en outil de communication ou doper leurs performances. Plusieurs parties du camion peuvent être relookées : les rampes, la visière, le pare-chocs, les feux de brouillard, la remorque… Des ateliers de peinture, des boutiques d’accessoires ou de lustrage de véhicule se sont ainsi spécialisés dans la customisation de poids lourds, donnant libre cours aux extravagances des camionneurs, que l’on peut voir acheminer de la pomme de terre au volant d’une remorque « Indiana Jones ».

L’école hollandaise est très populaire chez les truckspotters. Elle se distingue par quelques invariants esthétiques : « Les camions Holland Style ont généralement quatre couleurs avec un pare-buffle, une rampe de feu sur le toit, une lame de pare-chocs en bas, des gyrophares dans les déflecteurs » , détaille Joshua Mercier.

D’autres styles, inventés par des entreprises de transport méditerranéennes, trouvent grâce à leurs yeux. Le mouvement italien, à l’approche moins linéaire, se caractérise par une utilisation systématique de peintures chromées et de couleurs flashy. L’école grecque par une certaine exubérance sonore et visuelle, « avecdes énormes pare-buffles et des serpentins sous le camion pour que le bruit du moteur soit plus fort côté conducteur », décrit Joshua Mercier.

Les pisteurs de camions essaiment là où le trafic routier est le plus dense. Les autoroutes et les zones industrielles sont les deux grandes aires de pratique du truckspotting. « Le pire, c’est à côté du marché de Rungis. Une merveille pour les yeux » , note Joshua Mercier. Les flux commerciaux orientent les déplacements des amateurs. Les fêtes de fin d’année représentent un pic d’activité pour la vingtaine de truckspotters de Charente-Maritime. « On voit tourner beaucoup de camions frigorifiques, qui transportent des crevettes, de la langouste, des huîtres. On est très actif à ce moment de l’année. Mais peu importe la période ou l’endroit, tu trouveras toujours un camion » , poursuit-il.

Pour observer les camions rouler, les truckspotters ont leurs emplacements stratégiques. Les ponts, les ronds-points et les stations essence sont prisés. Les amateurs de vrombissement attendent les camions sous des tunnels, dans l’espoir de provoquer des bruits de klaxon plus retentissants. Les plus esthètes préfèrent les ronds-points, qui permettent de capturer l’engin dans son intégralité, à l’avant et à l’arrière. A l’inverse des ponts, où le truckspotter est obligé de traverser la chaussée pour photographier le dos de la machine.

Pour dénicher des pépites, Joshua se calque sur les horaires des transporteurs routiers, souvent prévisibles. Son spot favori ? « Au-dessus d’une 2 × 2 voies ou d’une 3 × 2 voies. » Tous les mardis matin, il se rend sur un pont de l’A10 pour capturer un rugissant camion hollandais chargé de fleurs. Les samedis après-midi, le jeune homme a ses habitudes dans une station essence où « de beaux camions » font le plein. Lorsqu’il part spotter, il envoie un message sur le groupe Facebook de la communauté pour signaler aux camionneurs qu’il sera de passage. Certains se font un plaisir d’être « paparazzé » par le jeune homme, ils klaxonnent et allument leurs phares. « Des fois, on prend des vents. Je préfère un camion décoré avec simplicité mais qui joue le jeu, plutôt qu’un camion hypercustomisé qui t’ignore » , dit-il.

Sans dédain pour la pratique, certains routiers sont trop concentrés sur la route pour remarquer que des curieux les photographient du haut d’un pont. Les camions frigorifiques qui roulent de nuit, les céréaliers qui roulent de jour, les routiers qui partent « à la semaine » et découchent : les ponts d’autoroute sont devenus, pour Joshua, un mirador sur la réalité du métier. « Souvent, je vois des mecs qui repassent en dessous du pont plusieurs fois dans une journée, ce qui montre qu’ils ne font pas de pause. »

Le truckspotting ne laisse pas indifférent. Certains pratiquants, accusés de perturber la circulation routière ou de se mettre eux-mêmes en danger, se voient interdire l’accès à un pont ou un rond-point par la police. « Les forces de l’ordre pensent qu’on va jeter des cailloux… ou se jeter du pont » , déplore Simon Petitjean, 17 ans, truckspotter en Essonne et lycéen en bac professionnel conducteur transport routier marchandises.

Un jour, Adrien Babinot se rend sur son lieu de spotting favori, un rond-point situé à la sortie d’un centre de logistique. Des camionneurs tournent plusieurs fois autour de la place circulaire pour lui permettre de prendre ses photos. Les bruits de klaxon font bondir un voisin de son jardin, qui agresse physiquement le jeune homme. « Je prenais juste des photos, je ne les incitais pas à faire du bruit », se défend celui-ci. Cette explosion de violence ne l’a pas découragé de poursuivre ses rondes au-dessus de l’A81 et de la D 57. Encore moins de devenir routier. « Crois en tes rêves, mon gars », lui lâche un jour un chauffeur depuis la cabine de son Scania de style hollandais. Le jeune homme se souvient encore de la phrase. Après une session de truckspotting, Joshua Mercier retrouve la route sur son ordinateur. Il joue à Euro Truck Simulator, un jeu de simulation de conduite de poids lourds. A la tête d’une entreprise de transport virtuelle, il gère plusieurs camions, contracte des emprunts bancaires, livre des remorques d’un pays à l’autre. En attendant, un jour, de prendre le volant d’une vraie machine.