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livres, vendredi 24 janvier 2025 - 08:00 UTC +0100 942 words

« Platon et l’Europe » : quand le philosophe tchèque Jan Patocka prend soin de l’âme

Nicolas Weill

Dans des cours éblouissants, le penseur dissident, mort en 1977, retourne aux sources philosophiques de l’Europe – Platon et Aristote.

« Platon et l’Europe » (Platon a Evropa), de Jan Patocka, traduit du tchèque et de l’allemand par Erika Abrams, nouvelle édition revue et augmentée, Verdier, « Philosophie », 442 p., 26 €.

Ceux qui réduisent la philosophie à un réservoir de recettes pour satisfaire notre aspiration au bien-être ou ceux qui n’y voient qu’une béquille pour les sciences ne trouveront guère à puiser au Platon et l’Europe, du Tchèque Jan Patocka (1907-1977). Cette éblouissante série de cours donnés hors université, au début des années 1970, est en effet l’œuvre d’un philosophe progressant au rythme des problèmes que la pensée s’est posés à elle-même tout au long de son histoire, quitte à retrouver notre époque, sans y être asservie. Dans ces interventions et dialogues retranscrits s’exprime la qualité qui fut éminemment celles des philosophes depuis le terreau grec, celle de transmettre autant que de savoir.

Formé à l’école d’Edmund Husserl (1859-1938) et de Martin Heidegger (1889-1976), Jan Patocka radicalise ici les intuitions du courant fondé par le premier, la phénoménologie, en montrant d’abord avec clarté que l’objet de la philosophie est moins l’être que sa « manifestation » (ou phénomène). L’être n’est pas une « chose » statique posée dans le ciel des idées, mais un processus dynamique de « mise à découvert ». Patocka ajoute que cette relation à l’être ainsi conçu caractérise l’Europe – depuis l’Antiquité –, bien plus que la domination coloniale ou le progrès technologique. C’est à la diminution d’une telle exigence de vérité que se mesure le déclin de notre continent et non à la perte de sa puissance ou de son influence.

Parue une première fois en 1983, la traduction française de ces leçons a bénéficié entre-temps de l’édition, en 1996, des œuvres complètes du philosophe praguois, lequel fut entravé dans ses enseignements et ses publications par le régime communiste (il mourut des suites d’interrogatoires policiers). Cela n’empêcha nullement Patocka d’être informé des évolutions de la philosophie de son temps et de les discuter. L’auteur des Essais hérétiques (Verdier, 2007) révèle ainsi une conscience aiguë des risques qu’un certain positivisme scientiste, la concentration exclusive sur le langage et la métamorphose du philosophe en professeur peu soucieux, au rebours d’un Aristote, de la « vie bonne », font courir à l’existence même de la philosophie. D’où l’urgence d’en retrouver les fondamentaux en replongeant dans une couche originaire que Patocka situe chez Platon et chez Aristote.

Un « projet général »

Car le motif principal, qui court depuis les dialogues de Platon jusqu’à nos jours, est pour Patocka le souci ou « soin de l’âme ». Ce motif majeur et constant de la philosophie européenne n’a rien à voir avec une quelconque attention de type psychologique portée à l’individu. Il désigne ici un programme en forme de triptyque : un « projet général » portant sur l’être, l’homme se caractérisant par sa capacité à embrasser la totalité du monde ; le « projet d’une nouvelle forme de vie au sein de l’Etat », dont l’élaboration pointe dans La République, de Platon ; enfin, « l’élucidation de ce qu’est l’âme en elle-même », Patocka considérant que la finitude et la mort en déterminent les limites tout en en permettant justement la « manifestation ».

A l’inverse, il juge peu convaincantes les célèbres démonstrations de Socrate sur l’immortalité de l’âme à la veille de son exécution, dans le Phédon, de Platon, et consacre de passionnants développements à l’atomisme de Démocrite, qui concevait l’âme comme une substance fine répandue dans l’ensemble du corps. On peut lire ces passages comme une conversation cryptée avec le matérialisme de Marx, qui avait fait de cette pensée l’objet de sa thèse (Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Epicure, 1841).

Le dialogue comme style de pensée s’impose d’autant plus que tout le discours de Patocka est imprégné de dualisme : entre la clarté de la définition et le chaos de l’indétermination, entre la finitude et l’infini, le « diurne » et le « nocturne ». Ne replace-t-il pas la quête platonicienne d’une vérité située au-delà de l’opinion et des apparences dans le cadre historique de la dégradation de la démocratie athénienne ? Une démocratie en apparence rétablie après les régimes autoritaires et aristocratiques installés à la faveur de la victoire de Sparte dans la guerre du Péloponnèse (404 av. J.-C.), mais qui met à mort Socrate et conserve une « mentalité tyrannique latente ». La trahison des promesses de la liberté, voilà un legs bien actuel, de Platon à Patocka.

Extrait

« Voilà ce qui fait la spécificité de l’Europe : c’est uniquement en Europe que la philosophie a pris naissance au sens de cet éveil par lequel l’homme se dégage de la tradition pour entrer dans la présence de l’univers, uniquement en Europe ou plutôt en ce qui fut le germe de l’Europe – en Grèce. La polis [cité] grecque laisse un héritage, l’héritage de la réflexion sur un Etat où les philosophes pourront vivre, un Etat de justice, où la justice se fonde, non pas sur la simple tradition, mais sur la vie intellectuelle. Après la catastrophe des cités grecques, (…) ce sont de nouveau les philosophes qui formulent ce programme, qui disent que cet Etat devrait être la patrie de la justice ; un Etat des philosophes. »

Platon et l’Europe, pages 116-117

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