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Le Monde des Livres, vendredi 3 janvier 2025 1303 words, p. LIV9
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January 5, 2025 - Le Monde (site web)

C’est d’actualité Édition La maison d’édition suisse de littérature en français fête cette année son demi-siècle. Retour sur une belle aventure

Zoé, la cinquantaine splendide

Florent Georgesco

Ne dites pas à Marlyse Pietri, qui a fondé les éditions Zoé il y a tout juste cinquante ans, et les a dirigées jusqu’en 2011, ni à Caroline Coutau, leur directrice depuis lors, que la maison publie de la littérature suisse romande. Elle est indéniablement située dans la partie francophone de la Suisse. Il n’est pas davantage contestable que les deux éditrices et la plupart de leurs auteurs sont suisses. Mais, proteste la seconde auprès du « Monde des livres », « nous publions à peu près 40 % de traductions, notamment de l’allemand » et, surtout, « “littérature suisse romande” est un faux concept. Les auteurs sont trop divers pour être résumés par une étiquette. Je préfère parler d’une littérature qui s’écrit, en français, sur ce territoire » .

C’est toute la question, complète Marlyse Pietri : « Nous sommes une maison d’édition située hors de France, qui publie de la littérature en français. C’était ça, le problème, l’objet de notre bagarre depuis le début : imposer nos auteurs en France, malgré… » Sa phrase reste en suspens. Malgré le chauvinisme français ? « Je vous laisse la responsabilité du mot » , répond-elle en riant.

Ainsi, quand, en 1974, à 34 ans, elle a l’idée de créer une maison d’édition, il ne s’agit pas pour elle de défendre la spécificité littéraire des cantons de Genève, de Vaud, du Valais, de Neuchâtel ou du Jura (sans oublier le Jura bernois et une partie du canton de Fribourg). Son enjeu était à la fois plus intime et plus politique. « J’étais assistante en histoire à l’université de Genève et j’avais peur de devenir poussière , raconte-t-elle. J’avais envie de quelque chose de très vivant, d’incarné. » L’esprit du temps, marqué par Mai 68, auquel elle avait pris sa part, lui fournit un idéal : « Nous nous étions beaucoup battus contre la division du travail. Alors, j’ai tout de suite imaginé une maison où nous nous occuperions de tout. Je voulais absolument que les livres soient faits avec nos mains. »

De sorte que, si la naissance officielle de Zoé peut être située à la parution, en janvier 1975, de l’anonyme De la misère en milieu étudiant , l’acte inaugural, comme elle l’a raconté dans un livre de souvenirs, Une aventure éditoriale dans les marges (Zoé, 2000), a été l’achat d’une machine à imprimer offset au format A2. Restait à apprendre à s’en servir, mais aussi à mettre en pages, et à démarcher des libraires, des journalistes. Bref, à se former, au bas mot, à quatre ou cinq métiers d’un coup.

Au début, Marlyse Pietri est accompagnée, pour tout cela, par Xavier Comtesse. Il se lasse, et part au bout d’un an. En 1976, trois femmes la rejoignent, deux associées, Arlette Avidor et Sabina Engel, et une conseillère, Michèle Fleury. Six ou sept livres paraissent par an. Personne, à ce stade, ne peut se salarier. Marlyse Pietri n’y parviendra que des années plus tard, bien après que ses associées auront quitté la maison, rupture qui se produit en 1983. En attendant, dit-elle avec un sourire, « j’ai demandé à la personne avec qui je vivais de subvenir à mes besoins » .

Pourtant, les succès viennent vite. Une traduction de l’allemand, d’abord : Reportages en Suisse. L’Exécution du traître à la patrie Ernst S. , de Nicolas Meienberg, en 1977, « un livre très dur sur l’attitude de la Suisse pendant la guerre » , puis, l’année suivante, Pipes de terre et pipes de porcelaine. Souvenirs d’une femme de chambre en Suisse romande, 1920-1940 , de Madeleine Lamouille.

Et, bientôt, l’arrivée au catalogue de quelques grands écrivains, déjà classiques ou en passe de le devenir, de Robert Walser à Catherine Safonoff, en passant par Nicolas Bouvier, Agota Kristof, Jean-Marc Lovay ou Beat Sterchi, vont enrichir la palette, et lui donner une tonalité différente, moins engagée en apparence. Ou engagée autrement, sur un plan d’abord littéraire. « La ligne de Zoé , résume Caroline Coutau, ça a toujours été un souci de la langue, qu’on considère plus importante que l’histoire racontée. »

L’éditrice, au demeurant, insiste sur la continuité plus que sur les différences entre la première époque et la sienne, bien que la maison se soit agrandie, avec sept employés aujourd’hui, et des collaborateurs extérieurs, comme Marlyse Pietri elle-même, chargée jusqu’au début des années 2020 du domaine allemand. « Zoé ressemble à ce qu’elle était à mon arrivée , explique Caroline Coutau . On ne publie pas plus, par exemple – une quinzaine de nouveautés par an, et une douzaine de poches. Et je suis restée fidèle aux auteurs historiques de la maison, tout en accueillant une nouvelle génération. »

Elle note que le principal changement a eu lieu du temps de Marlyse Pietri : la signature, en 1992, d’un contrat avec la société de diffusion Harmonia Mundi, qui a ouvert à Zoé les portes des librairies françaises. Ses livres se vendent désormais, en moyenne, pour moitié en France, pour moitié en Suisse romande (dont les près de 2,5 millions d’habitants se révèlent par là même de grands lecteurs). Sans cette évolution, la fondatrice aurait sans doute arrêté, dit-elle : à quoi bon continuer, si la « bagarre » fondamentale était perdue ? « Quinze ans après nos débuts, j’avais le sentiment que nos livres étaient enfermés derrière nos frontières, et que, dès lors, je ne les traitais pas comme j’aurais dû. » Elle a vécu, de fait, cette arrivée en France comme « le début d’une vie plus large » .

C’était aussi l’occasion de se lancer dans de nouveaux apprentissages – facilités par la vente, en 1983, de la machine offset et l’externalisation de l’impression –, en particulier une initiation accélérée aux mœurs des libraires et journalistes français. Lesquels devaient, de leur côté, s’habituer à une évidence méconnue : on peut éditer de très bons livres en français hors de l’Hexagone. Ce n’était pas gagné, se rappellent les deux éditrices. Ça l’est peut-être aujourd’hui, précise Caroline Coutau, qui dit rencontrer des interlocuteurs plus « réceptifs » que jamais.

En témoignent les succès, entre autres, d’Elisa Shua Dusapin ou, en 2024, de Gabriella Zalapi, dont le roman Ilaria ou La conquête de la désobéissance s’est vendu à ce jour à 20 000 exemplaires en France et 3 000 en Suisse (bien que grands lecteurs, les Suisses romands ne sont pas extensibles).

Quand, en 2008, Caroline Coutau, jusque-là éditrice aux éditions Noir sur blanc, a rejoint Marlyse Pietri, celle-ci pouvait commencer à se dire qu’elle avait mené la maison d’édition, sinon au port, du moins dans la grande mer, et qu’il était temps de confier le gouvernail à cette jeune femme dont elle admirait le talent. Ce qu’elle fait trois ans plus tard. « Ce n’était pas simple , reconnaît-elle . Emotionnellement, je pouvais rêver de rester jusqu’au bout. Mais logiquement, c’était beaucoup mieux. Nos forces diminuent. »

Comme emporté par la passion contagieuse des deux éditrices, on a failli oublier de demander à Marlyse Pietri pourquoi elle avait baptisé sa maison Zoé. Ce rattrapage de dernière minute l’amuse. Puis elle réfléchit : « C’est difficile à dire… Ça a été une apparition. Je voulais un prénom féminin, juste un prénom, parce qu’à l’époque les femmes, souvent, n’avaient pas de nom. Mais je ne connaissais aucune Zoé. Il y avait la signification, bien sûr : la vie, en grec. Et la beauté de ce nom. Il a donné de la vitalité à la maison, pour longtemps. » Elle ajoute, dans un dernier éclat de rire : « Je vous l’annonce : la maison va durer cent ans ! »