Langue Française ; Expressions
«Censé» ou «sensé»... Les homonymes, cette spécificité bien française
V.L.
Dans 100 homonymes de la langue française (Le Figaro Littéraire), Julien Soulié nous conte avec brio l’histoire passionnante de ces mots espiègles.
«Je demande à l’employé : -Pour Caen, quelle heure? -Pour où ? -Pour Caen ! - Comment voulez-vous que je vous dise quand, si je ne sais pas où ? - Comment ? Vous ne savez pas où est Caen? - Si vous ne me le dites pas ! - Mais je vous ai dit Caen ! - Oui !… mais vous ne m’avez pas dit où ! [...] - Enfin !... Caen !... dans le Calvados !... - C’est vague !» Ces bons mots de Raymond Devos sont restés célèbres. La langue française est peut-être, de toutes, la plus prodigue en homonymes. Julien Soulié, verbicruciste, expert et formateur au Projet Voltaire, remet à l’honneur ces mille facéties dans un ouvrage du Figaro Littéraire, 100 homonymes de la langue française (décembre 2024).
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Les homonymes sont des farceurs linguistiques. Imaginez un ver vert qui roule vers un verre en vair. Ou une marchande qui vend une fois du foie dans la ville de Foix. Ou encore votre mère, maire d’une ville de bord de mer... Pour le simple son ô, notre langue ne possède pas moins de huit homophones : «au» , «aulx» , «eau» , «haut» , «ho» , «ô» , «oh» , «os» . Connaissez-vous l’histoire derrière ces mots qui se ressemblent? Florilège.
Cou, coup, coût
Ici, un «p» muet. Là, un «t» et un accent circonflexe... Ces variantes n’ont rien d’arbitraire. Connaissez-vous leur histoire ? Comme l’explique Julien Soulié, le mot «cou» remonte au latin collum , qui donne d’abord «col» . D’où l’expression «cache-col» , cette écharpe étroite que l’on porte autour du cou. Quant au coup, son origine est grecque : il vient de kolaphos , signifiant «soufflet» . Passant par le latin classique colaphus , puis le bas latin colpus , il apparaît dès le IXe siècle en langue française sous les formes «colp» , «cop» ou encore «col» . Pourquoi le «p» étymologique est-il maintenu ? Il est bon de le garder pour le distinguer de son homonyme, juge l’Académie française à la fin du XVIIe siècle.
Enfin, qu’en est-il du coût ? Le verbe «coûter» , noté en français à partir du XIIe siècle sous la forme «coster» , vient du latin constare signifiant «se tenir fixé» , et en latin populaire «être à tel prix» . Le «coût» est d’abord «cust» puis «coust» , mais le «s» y est déjà muet: il sera remplacé par un accent circonflexe en 1740. Quant au «t» final, il s’amuït, c’est-à-dire qu’il devient muet, dès le XIIIe siècle.
Date, datte
Même en cherchant bien, vous ne trouverez aucun moyen de rapprocher ces deux homonymes. C’est parce que leur étymologie, malgré leur prononciation similaire, est complètement différente. L’un vient du latin, l’autre du grec. Ainsi, le mot «date» est emprunté du latin médiéval data littera , «lettre donnée» , premiers mots d’une formule indiquant la date à laquelle un acte a été rédigé. «Datte» , quant à lui, vient du grec ancien «daktulos» , «doigt» ... comme la forme allongée du fruit. Le saviez-vous? A la Renaissance, plusieurs lexicographes et grammairiens proposent la graphie «dacte» , avec restauration du «c» étymologique. Sans succès.
Héros, héraut
En classe primaire, ces homonymes sont régulièrement confondus. Ils n’ont pourtant pas le même sens. Le mot «héros» est emprunté au grec hêrôs , qui donne le latin heros signifiant «demi-dieu» puis «homme de grande valeur» . Il n’arrive dans notre langue qu’au XVIe siècle. D’où vient ce «h» aspiré en début de mot ? Il est introduit pour éviter la liaison et le malheureux calembour «les z’héros» , précise Julien Soulié. Quant au «héraut» qui signifie «messager» , il nous vient du francique «heriwald» signifiant «chef d’armée» .
Conte, compte, comte
Voilà un cas intéressant. Pour ces trois mots, il n’y a en effet que deux étymologies. La première est le latin computare, qui donne «conte» au XIIe siècle. Que signifie alors ce mot ? Il a de quoi réconcilier scientifiques et littéraires, désignant à la fois le «récit» et le «calcul» . La graphie phonétique «conte» accapare très vite le sens figuré de «ce qui est raconté» . Au XIIIe siècle apparaît donc la graphie «compte» qui signifie exclusivement le «calcul» . Quant au titre de noblesse «comte» , il est issu du latin comitem , ( «compagnon» puis «haut dignitaire» ) et apparaît dès le XIe siècle.
Dessin, dessein
Cette fois encore, une même étymologie est à l’origine de deux mots distincts : le latin disegnare , qui signifie «représenter, dessiner, désigner» . Il donne en italien le terme «disegnare» , qui fait fureur à la cour des Valois comme un bon nombre d’italianismes. Ainsi arrivent les formes «desseigner/dessigner» et «desseing/dessing/desing» . Après de nombreuses hésitations, le mot «dessin» est choisi comme unique graphie en 1835, laissant à «dessein» l’acception de «projet» . Quant au verbe «dessiner» , il s’agit d’une réfection, d’après «dessin» de l’ancien «dessigner» qui a fourni le doublet «désigner» .
Vingt, vain, vin
Voici des homonymes faciles à distinguer. Le numéral «vingt» , issu du bas latin vinti s’écrit «vint» pendant presque tout le Moyen Âge. Le «g» étymologique est ajouté à partir du XIIIe siècle. Quant à l’adjectif «vain» , il est tiré du latin vanus signifiant «vide, creux» et s’écrit «vein» et «vain» dès ses premières attestations en français au XIIe siècle. La graphie étymologique l’a ensuite logiquement emporté. Enfin, le «vin» vient du latin vinum et attesté en français dès le Xe siècle.
Censé, sensé
Êtes-vous une personne véritablement «sensée» ? Ou bien êtes-vous simplement «censée» l’être ? Ce dernier adjectif, toujours suivi d’un verbe à l’infinitif, est assez récent (1611). Synonyme à l’époque de «classé, répertorié, estimé» , c’est à la fin du XVIIe siècle qu’il acquiert son sens actuel de «considéré comme, supposé» . «Censé» est à l’origine le participe passé d’un verbe disparu, «censer» , du latin censare . Et l’adjectif «sensé» ? Signifiant «raisonnable, sage» , il est d’abord attesté d’abord dans la tournure «mal sensé» , comme le rapporte Julien Soulié. C’est dans Mélite de Pierre Corneille en 1629 qu’il apparaît avec son sens actuel: «Apprends que les discours des filles bien sensées/Découvrent rarement le fond de leurs pensées...» Il est dérivé de «sens» , dont le sens ancien de «jugement» est conservé dans notre «bon sens» .
Cru, crû
Un accent vous manque et tout est dépeuplé. Gare à ne pas faire l’erreur de confondre «cru» et «crû» ! Le premier participe passé «cru» est celui du verbe «croire» , issu du latin vulgaire «credutus» qui donne d’abord le mot «creu» , écrit le plus souvent «creü» afin de marquer l’hiatus. À partir du XIVe siècle, le «e» n’est plus prononcé, mais la graphie «creu» , prononcé «cru» , perdure jusqu’au XVIIIe siècle. On introduit alors l’accent circonflexe à la place du «e» afin de noter la durée longue de la voyelle. Quelques décennies plus tard, un nouveau changement se fait : l’Académie simplifie le mot pour aboutir à la graphie actuelle : «cru» , «crue» ...
Le participe passé «crû, crue» est quant à lui issu du verbe «croître» . Il remonte au latin vulgaire crevutus qui aboutit en ancien français à «creu, creue» . Quand le «e» devient muet, il devient impossible de distinguer les deux participes passés «cru» et «crû» . En 1798, l’Académie française décide donc de systématiser l’accent circonflexe dans de nombreuses formes de «croître» , notamment le participe passé... mais uniquement au masculin singulier. Et nos grands crus ? Attesté au XIVe siècle sous la forme «creu» , il devient définitivement «cru» à partir de 1740.
Avocat
Comment un fruit exotique et un défenseur des droits peuvent-ils être désignés de la même manière ? Ils n’ont en fait pas la même étymologie. La profession d’ «avocat» est empruntée au latin aduocatus , dérivé du verbe uocare qui signifie «appeler puis citer en justice» . La graphie savante «aduocat» , puis «advocat» , en parallèle d’avocat, sera fréquente jusqu’au XVIIIe siècle, bien que le «d» ne se prononce pas. Ce n’est qu’en 1762 que l’Académie lui préfère la graphie simplifiée «avocat «» . Quant au fruit, rapporté d’Amérique du Sud au temps des grandes explorations, il est emprunté à l’espagnol «avocado, abogado» .
Voir aussi :
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