Langue Française ; Actu des mots
«Ne pas parler français, c’est collaborer à notre disparition politique et culturelle»: un écrivain s’alarme de la montée du globish
Victoire Lemoigne
ENTRETIEN - Pascal-Raphaël Ambrogi, écrivain et lexicologue, invite à ne pas considérer le «globish» comme davantage qu’un outil de communication appauvri. Sa propagation croissante pourrait-elle signer la mort des langues nationales?
Pascal-Raphaël Ambrogi est haut fonctionnaire chargé de la langue française et de la terminologie, écrivain et lexicographe. Il est également capitaine de vaisseau au sein de la réserve opérationnelle de la Marine nationale, et auteur de plusieurs ouvrages, dont le Dictionnaire culturel du christianisme (Honoré Champion) en 2020, et récemment le Dictionnaire culturel de la mer et de la marine (Honoré Champion) en septembre 2024.
LE FIGARO. - Le globish devient une «lingua franca» mondiale. Pour autant, peut-on le comparer au grec dans l’empire d’Alexandre le Grand, au latin dans l’Empire romain ou encore au français du XVIIIe siècle ?
Pascal-Raphaël AMBROGI. - À la différence du grec et du latin, le globish n’est pas une langue, mais un simple outil. Les Romains, contrairement aux entrepreneurs anglo-américains, n’ont pas considéré que l’extension de leur langue était liée à leurs désirs d’expansion. Le latin ne fut pas imposé comme langue officielle aux régions conquises. Les cités grecques vaincues ont continué d’utiliser le grec. Partout, le latin a complété les langues en usage, sans s’y substituer. Alexandre le Grand, quant à lui, voulut étendre le grec, langue administrative de son empire. Les langues locales survécurent. Si une règle a bien prévu que les magistrats de Rome dussent répondre en latin aux ambassadeurs au Sénat ou hors de Rome, on parlait grec au Sénat, a dit Cicéron. Pour les Romains du temps de la République, la préséance du latin permettait de souligner la supériorité romaine. Le grec fut cependant utilisé dans la perspective d’un lien renforcé avec les populations. Après la conquête du monde grec, les Romains consacrèrent un système bilingue de communication efficace.
Comme il fut primordial de promouvoir une langue chrétienne universelle, il fallut consacrer une langue de la diplomatie. Cette dernière conserva le latin jusqu’au XVIIe siècle, tout comme les sciences jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Depuis le milieu du XVIIe siècle, le français était la langue la plus usitée, prenant la place de l’italien qui avait régné après la Renaissance. Le français, bénéficiant d’une extraordinaire expansion sociale et culturelle, se substitua au latin de plus en plus défaillant et corrompu comme langue de la diplomatie sous Louis XIV. Le français a joui de ce statut jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale. Le XVIIIe siècle fut incontestablement celui du triomphe du français, langue internationale de toute l’Europe.
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Aujourd’hui en 2025, le globish est-il le seul assaut contre lequel la langue française doit résister?
On peut en citer principalement cinq. Tout d’abord, l’anglais, une langue merveilleuse, très menacée dans sa forme élaborée , issue à 63% du français. Il s’impose aujourd’hui partout, par recouvrement. Il tend aussi à décrire les objets nouveaux alors que notre langue s’était toujours nourrie d’une pluralité d’autres pour les décrire. Deuxièmement, le globish , forme rudimentaire de l’anglais, sabir au vocabulaire très limité et à la syntaxe élémentaire, s’étend comme langue véhiculaire. En troisième lieu, le franglais qui est une langue française anglicisée du fait de l’emprunt de termes et de tournures syntaxiques.
Enfin, deux formes nouvelles sont apparues. L’une, invasive, agit par substitution inutile d’un mot français par un mot anglais ( barber, call, etc.). La grammaire est de même visée par cette tendance (l’inversion du prédicat par ex.). La substitution n’a pourtant jamais eu cours en français ; il n’a cessé d’inventer en puisant son enrichissement dans ses racines grecques et latines. Les innombrables apports étrangers ont toujours été, quant à eux, remaniés par l’esprit français. L’autre, auto-colonisatrice, agit sous l’influence de pseudo-élites qui précèdent les attentes du maître anglo-américain dans une démarche d’infériorisation de soi, en créant un anglais imité et incompris du reste du monde. Toutes ces atteintes sont nourries et encouragées par les «collabos de la pub et du fric» que stigmatisait Michel Serres ; elles amplifient les forces qui favorisent l’assimilation d’une langue par une autre.
De quelle manière une langue est-elle fragilisée?
Disons d’abord que le français est d’autant plus fragile qu’il est une langue écrite qui se parle, qu’il se caractérise par une vérification constante de l’oral par l’écrit. Or l’orthographe connaît sans doute la détérioration la plus grave. En dehors de quelques curiosités, elle n’est pas plus difficile qu’une autre. Mais elle n’est plus réellement maîtrisée.
Le français parlé se dégrade. Le vocabulaire se rétracte. Avec la disparition des prépositions et des articles, on observe la généralisation de la substitution d’un ou de plusieurs mots français par de l’anglais, du neutre dans les pronoms relatifs et les accords, ou de la fin des liaisons. Toutes ces atteintes à la langue relèvent de l’imitation de l’anglo-américain, comme les solécismes («sur comment, sur pourquoi» reproduisant on about ). On trouve encore d’autres formes d’altérations, et notamment celle du rapport à l’autre institué par le français, la double flexion, la prolifération du neutre, ou encore la perte des temporalités par l’avènement du présent perpétuel et la disparition du futur.
Il en résulte une montée de la violence du fait de la relation étroite entre cette dernière et l’impuissance linguistique qui s’accroît : un vocabulaire pauvre, une syntaxe approximative ne permettent pas de partager la moindre pensée ou d’élaborer un raisonnement dans l’intelligence d’un interlocuteur, par la force du verbe. Souvenons-nous de Goebbels, qui écrivait : «Nous ne voulons pas convaincre les gens de nos idées, nous voulons réduire le vocabulaire de telle façon qu’ils ne puissent plus exprimer que nos idées.»
Peut-on compter sur «les élites» pour enrayer cette détérioration ?
Cet environnement hostile au français tient moins à l’air du temps qu’à une politique linguistique menée surtout par de grandes entreprises françaises avec la complaisance béate et intéressée des élites. Certains de nos ministres ont cru bon de déclarer que «la langue française est inutile» ou que «les Français doivent cesser de considérer l’anglais comme une langue étrangère ». Or, «un pays qui mésuse sa langue est un pays en voie de décadence» , écrivait Jean Paulhan dans Les Fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les lettres (publié en 1941). Ne pas parler français ou contribuer à sa destruction, c’est collaborer à notre disparition politique et culturelle.
L’américanisation de la société, les atteintes progressives portées à la langue, l’hyper connectivité et l’addiction aux écrans qui ont imposé le reflux des normes langagières les plus exigeantes intellectuellement, sommées de s’aligner sur celle étriquées qu’impose la lecture sur des outils numériques, ont suivi des voies parallèles : toutes conduisent au même désastre, à la destruction de la langue, du livre. Citons aussi l’usage d’une langue altérée dans les réseaux sociaux où le parler immédiat est transcrit, la déshérence de la langue écrite, la valorisation de la «parole spontanée» ou encore le niveau de langue délibérément indigent de la littérature offerte à la jeunesse.
Vous soulignez le lien entre langue et culture. L’uniformisation de l’anglo-américain joue-t-elle un rôle dans la standardisation croissante de la culture?
Le globish , ce « dialecte de transaction », disait Chateaubriand, s’érige partout en vecteur dominant, véhicule des images, des usages et un mode de pensée. Sa domination économique et culturelle est plus forte que si elle était politique. Il résulte d’une volonté imposée et d’une soumission volontaire qu’elle précède parfois. Elle est amplifiée par des techniques de communication donnant à l’impérialisme linguistique des moyens de pression et de séduction inédits. Mais c’est un langage pauvre, un « outil » dépourvu de dimension culturelle qui ne peut se substituer aux langues complètes.
Une langue est bien plus qu’un outil de communication. L’enjeu n’est donc pas seulement la substitution d’une langue à une autre, mais aussi celui de la substitution d’une civilisation à une autre. On pense et on crée dans sa langue. On ne pense pas comme un Américain ou un Chinois dont les textes de référence sont différents. Le français requiert donc nos attentions. Comme l’a écrit le poète Francis Ponge, «la meilleure façon de servir la République est de redonner force et tenue au langage». Répétons-le, outre le globish, les autres formes d’atteintes aux langues, par les forces insidieuses de destruction des langues nationales qu’elles engagent, sont encore plus virulentes. Les langues, affectées dans leur lexique et leur grammaire, localisées, infériorisées, sont menacées.
Le vocabulaire anglo-américain, souvent dénaturé et, à tort, considéré comme connu du public, outre les atteintes portées au sens et aux nuances, a pour conséquence une discrimination croissante entre les publics. La promotion d’une langue juste, neutre et stable, n’est pas une obsession conservatrice. Bien au contraire, elle devrait être l’exigence légitime de tout citoyen animé du désir qui sous-entend notre pacte républicain.
Quels remparts face à cela?
Cette pente fatale ne pourra être contrariée que par l’éducation, l’engagement exemplaire des familles, de l’École, de la délégation générale à la langue française, et bien sûr de la gardienne de la langue, l’Académie française. Il importe de ne pas s’accommoder d’une uniformisation et d’une simplification excessive, d’une pensée unique, et de promouvoir une langue respectueuse de sa forme et de son histoire. Qui mieux que le livre le lui permet ? L’écran ne devra jamais remplacer le livre qui demeure le principal et le meilleur maître. Il y a davantage de richesses linguistiques dans les livres préscolaires les plus pauvres que dans les productions verbales les plus prépondérantes ou les programmes audiovisuels éducatifs.
Lire, c’est comprendre. C’est apprendre. Un élève qui lit construit son futur . Enfin, contrairement aux médias audiovisuels promouvant un outil passif, la lecture implique une co-création entre l’auteur et le lecteur. «Nous sommes tous devant le romancier, comme l’esclave devant l’empereur : d’un mot, il peut nous affranchir» , écrivait Proust. L’écriture et la lecture, conquêtes récentes de l’humanité, doivent plus que jamais être transmises et enseignées. Elles permettront de lutter contre la déshumanisation de la société qui est en cours. La vie de l’esprit est en jeu.
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This article appeared in Le Figaro (site web)