Chulpan Khamatova, actrice dans « Quiet Life » : « Ce film est comme une tragédie à l’ancienne »
Clarisse Fabre
Dans un entretien au « Monde », la comédienne russe, exilée en Lettonie, revient sur son rôle de migrante confrontée à une étrange maladie affectant ses enfants, face à la caméra d’Alexandros Avranas.
L’actrice et star russe Chulpan Khamatova, qui a joué notamment dans Good Bye Lenin ! (2003), de Wolfgang Becker, était au sommet de sa carrière lorsqu’elle a décidé de quitter la Russie, au lendemain de l’invasion de l’Ukraine, le 24 février 2022. Elle venait de signer une pétition contre la guerre. La quadragénaire s’est installée avec ses filles à Riga, en Lettonie, pays de 2 millions d’habitants où elle travaille avec de nouveaux metteurs en scène et cinéastes.
Dans la dystopie Quiet Life, du réalisateur grec Alexandros Avranas, Khamatova incarne une migrante russe, enseignante, débarquant en Suède en 2018 avec son mari activiste et ses enfants. Alors que la famille voit sa demande d’asile refusée, les deux fillettes tombent l’une après l’autre dans un état comateux. Ce film aux accents fantastiques est inspiré du syndrome de résignation, une pathologie réelle qui touche certains enfants de réfugiés confrontés à une situation d’insécurité. La comédienne aux cheveux courts raconte un tournage éprouvant qui, tout lui faisant revivre des choix douloureux, lui a fait l’effet d’une « thérapie ».
Dans « Quiet Life », votre personnage, Natalia, s’exprime peu et transmet beaucoup d’émotions. Comment avez-vous travaillé ce rôle ?
Quand j’ai quitté mon pays natal, au lendemain de l’invasion de l’Ukraine, j’ai tout perdu. Cela a été la décision la plus difficile de ma vie. En Russie, j’étais célèbre, j’étais riche, je travaillais avec les meilleurs réalisateurs, j’avais un chauffeur privé, etc. Mais je ne pouvais pas rester comme si tout était normal. Je suis allée très souvent en Ukraine, j’y ai beaucoup d’amis et je n’y ai jamais vu de fascistes ou de nazis. Que mon pays se mette à bombarder mes amis était intenable. Je pleurais jour et nuit, puis, à partir d’un certain moment, j’ai commencé à devenir très silencieuse : je n’avais plus d’émotion, plus d’énergie. Je ne pouvais entendre aucune musique, cela me faisait trop de peine. J’étais comme un corps mort, et je pense qu’Alexandros a voulu montrer ce sentiment de vide. Pour cette raison, mon personnage a peu de dialogues. C’est un rôle fantastique. Alexandros Avranas a créé un monde spécifique, à partir d’une maladie qui existe réellement. Quiet Life est comme une tragédie à l’ancienne.
Avez-vous eu le sentiment de revivre un traumatisme en incarnant une migrante russe, qui, de surcroît, perd le contact avec ses enfants, atteints d’une étrange maladie ?
Non, ce tournage a été une thérapie. Après ce passage à vide que je viens de décrire, j’ai refait surface peu à peu : j’ai décidé de me battre, de vivre, pour mes enfants, pour ma famille, pour l’art, pour mon pays aussi. Car je suis Russe et je veux garder quelque chose de lumineux, de bon, de chaleureux de mon pays. Avec quelques artistes, comme Serebrennikov [qui vit à Berlin], nous avons la possibilité de montrer au reste du monde que tous les Russes ne veulent pas détruire l’Ukraine.
Pensez-vous retourner un jour en Russie ?
Ce n’est pas simple. Début décembre, on était en répétition pour une pièce à Narva, à la frontière de l’Estonie et de la Russie. Entre les deux pays, il y a juste une petite rivière qui coule sous un pont, je l’ignorais. Des gens de la région m’ont dit, allons voir la Russie ! Mais il s’est passé quelque chose d’étrange, tout mon corps s’est mis à trembler, comme une réaction physique, et j’ai répondu : non, non, je ne suis pas prête. Je pensais avoir transformé ma vie, en Lettonie : j’ai une nouvelle langue, de nouveaux amis, je travaille avec de nouveaux metteurs en scène… Mais le seul fait de découvrir que mon pays natal se trouvait à cinquante mètres m’a vraiment perturbée. Alors, pour vous répondre, peut-être que je retournerai un jour en Russie, mais je ne peux pas y penser pour l’instant.
Et puis, je suscite la controverse en Russie, j’ai perdu tellement d’amis artistes, de collègues de travail. Dans des interviews, certains me qualifient de traître, parfois des gens avec lesquels j’ai partagé vingt ans de scène ! Certains artistes soutiennent Poutine, ou d’autres le font passivement. Car les festivals continuent, avec tapis rouges, photos dans les magazines, et beaucoup d’argent dans l’industrie du cinéma. La Russie crée une sorte de vie normale, comme toujours. Ceux qui sont contre, comme mon amie Evguénia Berkovitch, qui a écrit des poèmes contre la guerre, se retrouvent en prison.
Film allemand, estonien, finlandais, français, grec et suédois d’Alexandros Avranas. Avec Chulpan Khamatova, Grigoriy Dobrygin, Naomi Lamp, Miroslava Pashutina, Eleni Roussinou (1 h 39).
This article appeared in Le Monde (site web)