
Culture
NICOLAS MATHIEU ET LES FRÈRES BOUKHERMA : « « LEURS ENFANTS APRÈS EUX » PARLE DE LA FRANCE DANS LAQUELLE ON A GRANDI »
L'ÉCRIVAIN ET LES FRÈRES JUMEAUX RÉALISATEURS DISCUTENT LITTÉRATURE, CINÉMA, FRANCE PÉRIPHÉRIQUE ET TRANSFUGE DE CLASSE.
Sorin, Etienne
Nicolas Mathieu et Zoran et Ludovic Boukherma ont beau avoir presque quinze ans d'écart, ils ont beaucoup en commun. L'écrivain de 46 ans, natif d'Épinal, et les frères jumeaux réalisateurs de 32 ans, originaires d'un village du Lot-et-Garonne, ont connu le même ennui adolescent dans une région à l'horizon bouché. Ils sont tous les trois partis à la « conquête » de Paris. Ils partagent aussi une même passion pour le cinéma américain et le (mauvais) genre. Il y a donc une sorte d'évidence à voir Leurs enfants après eux , le prix Goncourt 2018 et best-seller de Nicolas Mathieu (Actes Sud), devenir un film des Boukherma - déjà leur quatrième. Une réussite.
- Dévoilé en compétition à la Mostra de Venise - sélection qui a valu à l'acteur Paul Kircher le prix Marcello Mastroianni du meilleur interprète émergent -, Leurs enfants après eux est l'un des plus beaux films de l'année. Les jumeaux se ressemblent comme deux gouttes d'eau. L'osmose n'est pas que physique. Quand l'un commence une phrase, l'autre la termine. Ils ont accepté de parler ici d'une seule voix pour discuter avec Nicolas Mathieu. Le duo se fait trio.
LE FIGARO. - LE FIGARO. - Nicolas Mathieu, vous vous êtes fait avoir : vous cédez les droits de votre roman à Gilles Lellouche pour qu'il le réalise, et il le refile à deux gamins d'à peine 30 ans...
- NICOLAS MATHIEU. -J'avais été approché par plusieurs cinéastes et producteurs à la sortie du roman. Gilles Lellouche m'a chopé in extremis avant que je prenne un train pour rentrer chez moi. C'était dans une brasserie, à côté de la gare de l'Est, en février 2019. Et c'est un acteur, il m'a vendu l'Amérique ! Mais il était très occupé et, au bout de deux ans, il ne se passait pas grand-chose. Il m'a parlé des frères Ludovic et Zoran Boukherma et m'a proposé de voir Teddy. Je les ai ensuite rencontrés. On vient de la même France qui est représentée dans Teddy. La France des pavillons, avec des vaisseliers rustiques et des piscines autour desquelles on fait des teufs. On a accroché très vite. Plus notre passion commune pour Bruce Springsteen.
LE FIGARO. - Ludovic et Zoran Boukherma, vous n'aviez pas lu le livre à sa sortie en 2018...
- N. M. - Ils n'étaient pas nés ! (Rires.)
- LUDOVIC et ZORAN BOUKHERMA. - Gilles Lellouche nous a mis le roman dans les mains. Il nous a d'abord proposé d'écrire le scénario avec lui. À l'origine, ça devait être une série télé, et on devait se partager la réalisation des épisodes. On a eu un coup de foudre pour le livre. Il parle de la France dans laquelle nous avons grandi. On se reconnaît dans les trois personnages principaux : Anthony, Hacine et Stéphanie. Nous avions le sentiment que nous pouvions faire notre film le plus personnel en partant du texte de Nicolas. Leurs enfants après eux est à la fois une grande fresque sociale et un roman très accessible dans sa forme.
- Nicolas, Aux animaux la guerre, votre premier roman, a été adapté en série télé par Alain Tasma. Film de cinéma ou série, est-ce la même chose ?
- N. M. - Je vais vous faire une réponse à la Godard. Au cinéma, on lève la tête... C'est la messe. C'est la différence entre la prière le soir à côté de son lit et celle du dimanche à l'église. C'est du cinoche, quoi. Il fallait que ce soit large, en Scope. Cette vallée, c'est l'Amérique et pas « Strip-tease ». Ce n'est pas juste une chronique sociale, mais une fresque avec du désir, de la vitesse. Il fallait que ça envoie !
LE FIGARO. - Vos références sont américaines : Michael Cimino, Paul Thomas Anderson, Martin Scorsese...
- N. M. - Tout à fait. Ou encore Mud, de Jeff Nichols. Il y a un an, j'étais en résidence dans le Mississipi. Le roman s'inspire beaucoup de la littérature du Deep South. Si on est dans une vallée où il fait si chaud, c'est en hommage à William Faulkner ou Larry Brown. Les Américains savent montrer les gens de peu comme des héros de tragédie. Que ce soit John Ford, Bruce Springsteen ou Jeff Nichols. Son premier film, Shotgun Stories, c'est Shakespeare chez les rednecks.
LE FIGARO. - Vous, Ludovic et Zoran, vous avez grandi en voyant les films de Steven Spielberg et Robert Zemeckis...
- L. et Z. B. - Gamins, on voyait tout ce cinéma américain. On a grandi dans un milieu populaire, pas du tout cinéphile. Ces films nous permettaient de nous évader de notre campagne. On a connu le désoeuvrement, l'ennui, l'absence de perspectives. Comme les personnages de Leurs enfants après eux, nous avions des envies d'ailleurs. L'analyse sociologique de Nicolas est très pointue. On sent une compréhension du délitement de la classe ouvrière après la fermeture des usines. Et, en même temps, on trouve une narration très puissante. Il y a des touches de roman noir, de western.
- N. M. - J'ai d'ailleurs cru que j'avais écrit un roman noir. J'ai envoyé le manuscrit en pensant qu'il serait publié dans la même collection chez Actes Sud que mon précédent, Aux animaux la guerre. Il y avait un vol de moto et un pistolet qui servaient à parler d'autre chose. Le contrat liminaire de tout roman noir. C'est mon éditeur qui a vu que ça n'en était pas un.
- L. et Z. B. -Le genre permet de parler de façon décomplexée de problématiques sociales. On a été vers le cinéma de genre parce qu'il y avait plein de références qu'on n'avait pas.
LE FIGARO. - Nicolas, vous ne vous êtes pas du tout mêlé de l'adaptation ?
- N. M. - Après le prix Goncourt, j'avais la trouille de ne plus réussir à écrire. C'est une commotion dans une vie d'écrivain. J'étais très concentré sur le roman d'après pour me prouver que ça continuerait. J'étais donc sur tout autre chose. En l'occurrence Connemara. Alex Lutz est en train de le tourner, et je ne me suis pas plus impliqué dans le scénario. Le postulat est le même : un bon film n'a pas besoin d'être très fidèle au livre. Quand Truffaut adapte Tirez sur le pianiste, de David Goodis, il s'en sert pour raconter ses histoires. Et j'ai déjà écrit des scénarios, mais sans succès puisqu'ils ne sont pas devenus des films.
- L. et Z. B. -Quand on s'attaque à un Goncourt, un livre autant lu et autant aimé, c'est très intimidant. Nicolas nous a beaucoup décomplexés. On se sentait une grande responsabilité mais il nous a donné le droit d'en extraire la sève tout en faisant des petits écarts pour en faire un film. Les moyens d'expression sont si différents qu'on ne peut pas en faire une traduction littérale et parfaite. Il y a forcément une part de trahison.
LE FIGARO. - Le film resserre l'intrigue sur Anthony et Hacine, alors que le roman est plus choral...
- L. et Z. B. -On voulait ne jamais sortir de cette vallée pour insister sur l'idée de reproduction de classe. Dans le roman, il y a une double temporalité. Celle des quatre étés au présent et d'autres qui éloignent de Heillange, comme la partie au Maroc, les études de Stéphanie ou l'étape à Paris d'Anthony de retour de l'armée. On voulait montrer que cet ailleurs était impossible. Le roman ne se termine pas par hasard sur la demi-finale de la Coupe du monde 1998, France-Croatie. La France black-blanc-beur, réconciliée, n'a finalement pas eu lieu. C'est au contraire la naissance de la France fracturée d'aujourd'hui.
LE FIGARO. - Un plan sur les hauts fourneaux à l'abandon en dit autant qu'une page de description. Nicolas, vous enviez l'efficacité des images de cinéma ?
- N. M. - Chacun fait avec ses moyens. La littérature a d'autres forces. Un plan large d'une vallée ou un gros plan sur un visage est signifiant à mort, mais entrer dans la tête d'un personnage est beaucoup plus aisé pour les écrivains. On peut jouer avec la temporalité, faire des allers-retours très facilement. Le flash-back existe bien sûr au cinéma, mais la remontée est plus difficile.
- L. et Z. B. -La littérature est plus fine que le cinéma. Nous, on joue du piano avec des gants de boxe pour accéder à l'intériorité des personnages. Avec une caméra, on lutte contre le réel pour capter des choses. Contre les éléments, contre une réplique qu'un comédien ne prononce pas comme on l'imagine... On se heurte à la matérialité du monde. Et la narration au cinéma supporte moins la digression. La scène de la piscine avec Hélène est magnifique dans le roman. C'est un monologue intérieur très puissant dans lequel elle évoque son adultère en faisant des longueurs. On l'a tournée en la transformant entre un dialogue entre Hélène et sa soeur. Ce côté confidence marchait déjà moins. On a fini par la couper. Ça perdait en puissance. Dans la première partie, l'enjeu de la moto volée est tellement fort qu'il écrase tout.
- Chien de la casse, Le Royaume ou Vingt Dieux, bientôt en salle... Avez-vous le sentiment que le cinéma français est moins parisien depuis quelque temps ?
- L. et Z. B. -J'ai l'impression que ce cinéma a toujours existé. Je pense à Jean Eustache dans Les Petites Amoureuses ou à Bruno Dumont par exemple.
- N. M. - Je me pose toujours la question à propos de la France des invisibles. Est-elle invisible parce qu'on ne la représente pas ou parce qu'elle occupe moins l'attention des médias ? L'Été en pente douce, de Gérard Krawczyk, adapté d'un roman de Pierre Pelot, ou Canicule, d'Yves Boisset, d'après le roman de Jean Vautrin. Le polar a toujours traité cette France-là.
- Leurs enfants après eux sort dans un contexte de casse sociale dramatique...
- N. M. - Je suis surpris qu'il y ait encore quelque chose à casser. Cela dure depuis si longtemps. On avait pourtant entendu parler de réindustrialisation. On s'était rendu compte pendant le Covid que les petites mains étaient importantes. La vraie richesse était là. À la fin, les décisions dépendent de l'actionnariat.
- L. et Z. B. -On montre la France des années 1990, mais elle résonne malheureusement très fort avec celle de 2024.
LE FIGARO. - La France périphérique, le terme vous convient ?
- N. M. - Oui, je m'y retrouve. Je sais qu'il y a des débats entre universitaires mais on voit bien de quoi ça parle. Je ne suis pas géographe. On peut parler de France intercalaire, mais c'est passé dans le langage commun.
- L. et Z. B. -Le terme nous semble pertinent. Là où on a grandi, on avait la sensation d'être très loin de quelque chose. On s'est dit que pour faire du cinéma il fallait venir à Paris. En fait, on s'est rendu compte qu'on appartenait à la France périphérique en venant à Paris. En arrivant, on s'est mangé la différence de classe.
- N. M. - Il y a même des classes dont on ne soupçonne pas l'existence. Quand je suis arrivé à Paris pour des études d'histoire de l'art, j'ai découvert des jeunes héritières de la grande bourgeoisie que je n'avais jamais vues avant...
- L. et Z. B. -On a débarqué à Chelles, en banlieue, dans un appartement de 20 mètres carrés. On avait conscience d'être issu d'un milieu populaire avant ça, mais on ne mettait pas vraiment le doigt dessus. Là, on a commencé à avoir comme camarade de cours le fils du directeur du service de cardiologie d'un grand hôpital qui vivait dans 200 mètres carrés dans le VIe. On a compris qu'on venait de loin. Dire qu'on est dans une fac de langue suscite un vrai mépris de classe. Alors que dans notre milieu, aller à la fac est un truc de fou. C'est un peu un hasard si l'un est allé en fac et l'autre a fait l'école de Luc Besson. La Fémis, on ne savait même pas que ça existait. Au collège, on savait à peine qu'il y avait le lycée après. On a toujours navigué à vue. Et si on est devenu réalisateurs, c'est parce qu'on ignorait qu'il y avait d'autres métiers dans le cinéma. Notre envie de cinéma vient de notre désir d'aller aux antipodes de ce que la vie nous promettait. On a détesté là où on a grandi. On a eu la chance d'avoir des parents qui ne se rendaient pas compte que c'était virtuellement impossible cette affaire. Ils nous ont dit : « Pourquoi pas ? » Et, paradoxalement, ils nous ont toujours poussés à faire des activités artistiques. À 10 ans, ils nous ont inscrits à un atelier de théâtre dans notre village. On a aussi toujours dessiné. Notre père nous appelait les Artistes Anonymes... Ils sont venus à Venise pour la première mondiale du film. Pour eux, c'est lunaire, mais ils ont l'air content. Après coup, ils nous ont avoué qu'ils avaient eu très peur qu'on choisisse cette voie.
- N. M. - Mon père a arrêté l'école à 14 ans, ma mère à 16. Dès que j'ai rencontré des gens qui savaient comment ça marchait, j'ai compris que j'avais mal investi mes efforts. C'était trop tard.
- L. et Z. B. -Il y a aussi une grande part de chance dans notre parcours. D'ailleurs, on ne croise pas beaucoup de gens issus des classes populaires dans le cinéma. Ce n'est pas si facile que ça. Nous, on s'est mis la pression très tôt parce que nos parents ne pouvaient pas nous aider. On avait une urgence à écrire et à réussir avant de ne plus avoir de bourse. On est un peu pessimistes, mais on est une anomalie.
- N. M. - Moi, je venais de très loin. Écrire de la littérature ne s'apprend pas. Quand on ne vient pas d'un milieu cultivé, il faut essayer longtemps, se tromper beaucoup. On travaille tout seul dans son coin. Je me suis fait mal, j'ai usé des petites amies. C'est moins compliqué que le cinéma parce que les enjeux financiers sont moindres. Des bouquins, ils s'en publient des centaines et des centaines par an. Mais oui, le milieu littéraire est avant tout bourgeois et intellectuel. Il y a un peu d'entre soi. J'ai appris dans la douleur puisque j'ai publié mon premier livre à 34 ans après des années d'échec. Ça m'a semblé long. Arriver à vivre de sa plume, c'est autre chose. C'est encore plus darwinien et sélectif. J'ai eu de la chance en recevant le prix Goncourt. Comme un gagnant du Loto, ça vous tombe dessus un peu par hasard. Ça donne une légitimité et une sécurité sans pareil. Je ne flambe pas, mais je vis aujourd'hui de mes livres. Je suis retourné vivre à Nancy parce que la vie est moins chère qu'à Paris. J'ai calculé que je pouvais vivre avec 20 000 euros par an.
- L. et Z. B. -On a fui le lieu où on a grandi, mais, dès qu'on est venu à Paris, on s'est mis à écrire sur notre région et notre classe d'origine. Alors que quand on était encore dans le Sud-Ouest, on inventait des histoires situées en Afrique du Sud ou aux États-Unis. En arrivant à Paris, ça nous a ramenés vers l'endroit de notre jeunesse.
LE FIGARO. - Vous considérez-vous comme des transfuges de classe ?
- N. M. - Oui, même si le mot est devenu une tarte à la crème au point d'être vidé de son sens. On se retrouve un peu crétin avec l'étiquette sur soi. Je sais que j'ai quitté une classe pour une autre à laquelle je n'appartiens pas tout à fait. Mais je mesure à des milliers de détails que c'est fait.
- L. et Z. B. -On ne se sent jamais totalement à l'aise dans sa classe d'adoption. On a toujours le sentiment de mieux comprendre notre classe d'origine que le milieu dans lequel on évolue aujourd'hui.
- N. M. - Quand je suis dans ma classe d'origine, je défends celle d'arrivée. Je dis que ce ne sont pas tous des dégueulasses. L'inverse est vrai aussi. Quel que soit l'endroit où on se trouve, on est l'avocat du diable.
- L. et Z. B. - Cette position d'entre-deux est aussi une chance. C'est un très bon poste d'observation qui donne une vision d'ensemble.