LE POUVOIR DE LA DE LA JO D O S S I E R ans S P É C I A L OIE Dossier réalisé par la rédaction et coordonné par Morgane Bertrand, Julien Bordier, Sylvain Courage et Nolwenn Le Blevennec Pour fêter son anniversaire, “le Nouvel Obs” vous offre 60 éclats de joie qui crépitent dans ces pages comme des bougies étincelles : 60 contributions de personnalités venues de tous horizons, pour sortir un instant de l'abattement trumpien, de l'effroi des conflits, de l'éco-anxiété. Chez Thomas Jolly, qui ouvre le bal, la joie “naît forcément dans un partage avec d'autres”. Celle que nous partageons avec vous cette semaine peut sembler éphémère, mais qui sait ce qu'elle apportera ? “La joie, nous suggère l'historien Patrick Boucheron, prépare les grandes batailles politiques” P our l'anniversaire de notre journal, nous avons intitulé ce numéro «Le pouvoir de la joie ». Que vous inspire ce choix ? D'abord, c'est une très bonne idée pour un anniversaire… Joyeux anniversaire « le Nouvel Obs », donc ! Ensuite, la joie, ça a toujours été mon carburant. Dans ma formation d'acteur, les moments de création pouvaient parfois être compliqués, laborieux, angoissants, dans le rapport au metteur en scène notamment. Quand j'ai commencé à faire mes propres spectacles, j'ai donc tout de suite posé ce cadre: on peut être sérieux et exigeant tout en travaillant dans la joie. Cela permet même d'accéder, avec les acteurs et les actrices, à une créativité bien meilleure, y compris dans les choses tragiques… Et j'éprouve toujours de la joie à faire ce que je suis en train de faire, qu'il s'agisse de monter un opéra à Bastille ou quatre cérémonies olympiques. Même quand il y a du stress, de la peur – et je peux vous dire qu'il y en a eu pour les cérémonies, où nous sommes passés par tous les sentiments. C'était vraiment une aventure assez folle, avec des rebondissements jusqu'au dernier moment… Ça ferait d'ailleurs un très bon scénario de film ou de série télé [rires]. De la joie, il y en avait dans les cérémonies ellesmêmes. Or vous auriez aussi pu vouloir créer une atmosphère différente : plus solennelle par exemple… Je tenais à intituler la cérémonie « Ça ira ». D'abord parce qu'il y a tellement eu de bashing, de scepticisme, de non-confiance en la France, en la capacité du comité olympique Paris 2024 et au-delà en nous-mêmes, que c'est ce que j'avais envie de dire aux gens. Et puis, au-delà des Jeux, je voulais envoyer ce message d'espoir et de confiance. Même si, aujourd'hui, on ne se dit pas que « ça va », moi, je suis persuadé que « ça ira ».
Le « grand nous » que je souhaitais affirmer avec la cérémonie s'inscrit dans une démarche de considération, de soin à l'autre, de représentation. Si on se regarde les uns et les autres, si on se considère, « ça ira ».
Et d'ailleurs « ça a été ».
Non seulement lors de la cérémonie, mais pendant toute cette séquence olympique et paralympique.
Ona vu que quand on expose nos singularités, oncréedel'unité…et cen'étaitpasunegrande hallucination collective. Il y a beaucoup de choses perfectibles, bien sûr, mais la France, c'estprécisémentunpaysqui seperfectionne. Je l'aime pour ça : les Français se remettent en question, parfois dans la contestation, et c'est tant mieux. La République aime tous ses enfants. Elle les protège, les considère. C'est cela que je voulais mettre en lumière.
Spinoza disait justement que la joie est « le passage d'une moindre perfection à une plus grande»… Le mode festif, carnavalesque, enjoué de votre travail, avec du jeu dans tous les sens du terme, peut-il être un levier pour améliorer la vie de tous ? Le spectacle vivant sert clairement à cela, parce qu'il a la capacité de synchroniser toutes celles et ceux qui y assistent, dans leur singularité. Qu'on sorte de sa journée de travail ou de nontravail, de sa vie de famille ou de son célibat, chacun arrive de son endroit et, tout à coup, il y a une synchronisation. Des études disent même que les coeurs se synchronisent, parfois, dans les salles de spectacle… Les sciences cognitives pourraient sans doute nous donner des clés sur ce qu'Aristote appelait la catharsis. C'est, je crois, ce qui fait que le théâtre tient depuis la nuit des temps alors qu'il s'est pris pas mal de trucs dans la figure : le cinéma, la télé, internet, le streaming, le jeu vidéo… Le théâtre est toujours là parce qu'il nous rappelle que nous sommes tous vivants et vivantes au même endroit en même temps. Quels que soient les débats qui agitent les médias, cette vérité-là me semble indiscutable. Comment faire pour vivre tous et toutes au même endroit et en même temps ? Le théâtre n'a pas besoin de donner des solutions pour être politique. Il est en soi un outil pour être ensemble. Ce n'est pas un hasard si les Grecs l'avaient installé dans la vie de la cité. On l'a bien vu cet été, avec cette cérémonie qui a suscité tout à coup un sentiment de fierté et d'unité parce qu'il y avait 350 000 personnes sur les quais et 25 millions de Français devant leurs écrans… On a parlé de 2 milliards de téléspectateurs à l'échelle de la planète… Je ne sais pas si ce chiffre est le bon, mais l'essentiel, c'est que des gens se rassemblent, et ça, c'est déjà politique. Ensuite, ils reçoivent la même chose au même moment, et ça aussi, c'est politique. Un spectacle l'est toujours quel que soit son propos. Ça me fait donc rire quand certaines critiques disent que j'ai « voulu être politique »… On ne peut pas faire autrement, que l'on joue dans un petit théâtre devant 50 spectateurs ou pour 25 millions de personnes ! Dans une France traversée par des débats qui la polarisent beaucoup, vous auriez pu chercher le plus petit dénominateur commun… Mais vous avez fait ce pari de créer de l'unité en montrant nos différences. Pourquoi ? Comme vous, je constate un pays qui se morcelle et se divise, avec des polarisations multiples qui donnent le sentiment, depuis longtemps, d'une incompréhension générale, et même d'une non-cohabitation qui se ferait dans la violence. J'en suis meurtri. Mais mon ambition et ma mission, ce n'était pas de régler ça, c'était d'abord de dire aux athlètes : « Bienvenue chez nous. » Et ce « chez nous », c'est quoi ? En réalité, c'est beaucoup de choses, qui sont très intéressantes. C'est des gens qui aiment l'opéra, des gens qui aiment le rap, des gens qui aiment le rock. C'est des gens qui ont diverses ori- gines. Ce sont des cultures qui ont traversé la France, et qui l'ont nourrie. Paris est ellemême une ville-monde, faite d'influences et de confluences en permanence. D'ailleurs, au début de la préparation, je voulais trouver des éléments dans notre culture française qui soient reliés à chacun des pays participant aux Jeux, et faire 206 propositions pour montrer que la France s'est toujours construite dans une relation permanente, depuis des siècles, avec le reste du monde… Vous y avez finalement renoncé ? Oui, mais en gardant l'idée que chacun et chacune se sentent considérés par l'événement. Que personne ne puisse se dire : «Moi, je n'en fais pas partie, je ne suis pas invité à la fête parce que je ne fais pas partie de ce pays… » Il s'agissait que chaque Française et chaque Français se voient surtout représentés.
Le climat politique pesant qui a précédé les Jeux, avec la dissolution et les législatives, a-t-il joué un rôle dans l'enthousiasme général, comme si tout le monde en avait besoin ? En réalité, quelle qu'ait été l'issue des élections, nous n'aurions pu changer la cérémonie. Nous ne le voulions pas, de toute façon. Et ce qui s'est produit, c'est que la morosité et la tension, qui ont gagné du terrain en France tout au long du printemps, ont fait apparaître la cérémonie comme une espèce de bouffée d'air. Il y avait l'envie de se dire : « Cet épisode politique-là nous a fait du mal, mais on est ensemble, on a envie d'unité. » Après, si la dissolution avait abouti à un autre résultat, la cérémonie aurait revêtu une autre signification, en exprimant probablement une forme de résistance. Mais ça allait au-delà de moi. La puissance d'un objet artistique se déploie aussi en fonction du contexte.
Le résultat, c'est qu'une très large majorité, 85% des Français, a considéré la cérémonie inaugurale comme une réussite… Oui, et une minorité a décidé de l'attaquer. Elle a fait beaucoup plus de bruit, et ça aussi, c'est assez intéressant. Je l'ai dit le lendemain, c'est comme si on était bien plus nombreux à vouloir bien vivre ensemble, mais qu'on était moins bruyants. Là-dessus, la joie de la cérémonie a peut-être été un déclencheur : si on entend tout le temps ceux qui divisent, ceux qui critiquent, voire sont dans la haine, alors on a la sensation qu'ils sont majoritaires. Sauf qu'ils ne le sont pas.
Ce qui a émerveillé, c'est aussi votre audace. De tableau en tableau, les spectateurs ont été surpris, étonnés, se sont dit : «C'est gonflé. » Un peu comme lorsque vous avez mis en scène Shakespeare sur vingt-quatre heures ou repris «Starmania »… Est-ce que l'audace vous semble une source de joie ? Si l'audace est une volonté de mettre au jour quelque chose de neuf qui va faire du bien, je suis d'accord. Si c'est juste pour choquer, ou être dans une radicalité destinée à faire parler de soi, je ne suis pas là-dedans. Mais l'audace, ça se jauge aussi aux spectateurs à qui on s'adresse. Chaque spectateur a son rapport à l'art vivant, son prisme d'analyse… Evidemment que lorsque l'on s'adresse à 25 millions de personnes, il y aura 25 millions de réceptions subjectives du spectacle. Et puis l'audace se mesure également au contexte : en 2000, pour la cérémonie de clôture des Jeux de Sydney, le stade entier était rempli de drag-queens. Et je ne me souviens pas d'une quelconque crispation. En 2024, trois drag-queens performent et les esprits s'échauffent violemment. Ce n'est pas rassurant. D'autant que l'art du travestissement émaille toute notre culture littéraire, théâtrale, opératique… Alors était-ce audacieux de simplement montrer la France, unie pour un soir dans la richesse de sa diversité, la beauté de sa pluralité ? Je mesure que cela a été perçu comme tel, mais la vraie question, c'est pourquoi ? On a dit beaucoup de choses sur la cérémonie, mais on n'a pas fait un spectacle « woke » sur une France qui n'existe pas. Ce qu'on a montré, c'est la France : belle, plurielle, fraternelle. Des corps différents, des façons d'être au monde différentes… Et que la République prend dans ses bras. C'est la seule France qui existe ! L'audace, c'est sans doute de l'avoir réaffirmé fièrement et joyeusement ! Comment faire pour perpétuer cette France finalement plus unie qu'on ne pense, et unie dans sa diversité ? On s'organise. Les racistes, étant moins nombreux, s'organisent mieux que les antiracistes, qui sont très nombreux parce qu'être antiraciste, c'est la base. Sauf que puisqu'on parle de joie, il faut bien dire ceci : oui, j'ai reçu des vagues de haine, des messages homophobes, des menaces de mort… Mais j'ai aussi reçu des dizaines et des dizaines de milliers de messages de joie et d'amour. Des gens m'en envoient encore aujourd'hui. Certains me disent : « J'ai re-regardé les cérémonies ! » Les médias ont beaucoup rendu compte de la haine qui s'est manifestée, et c'est très bien parce que le harcèlement est un délit et qu'il faut le condamner. Mais ils ont moins parlé des flots de reconnaissance qui se sont manifestés aussi. Or si on ne le dit pas, si on ne le voit pas, ça n'existe pas. Si on ne dit pas assez dans les journaux que 85 % des Français ont aimé la cérémonie, ça n'existe pas. C'est une question de perception, de focale… et d'organisation. Organisons-nous, oui. Organisons le fait qu'on a envie d'être ensemble, organisons la tolérance, l'accueil, l'acceptation, la générosité, organisons tout ça. Et puis, exprimons-le. C'est une mission politique et médiatique, mais aussi une mission de chacun.
Comment analysez-vous cette sorte de déni ? Il y a une peur infondée que je comprends mal, pour être très sincère, mais parce qu'on parle de joie : c'est essentiel d'être en accord avec soi-même, ça rend heureux et ça aide à faire le bien autour de soi. Chacun est libre, dans le respect des différences de l'autre. Certains vont aller à l'église, et c'est très bien ; certains vont avoir d'autres façons d'être au monde, et c'est très bien aussi. Certains sont issus de l'immigration, et la diversité est une richesse pour la société française. D'autres éprouvent un mal-être et s'interrogent sur leur genre : c'est une exploration suffisamment complexe pour appeler à la bienveillance. Nous sommes aujourd'hui dans une époque où les singularités veulent s'exprimer, être mieux acceptées, comprises et représentées dans l'espace public, pour participer à notre récit commun. Ces singularités diverses et nombreuses, la République les embrasse dans un socle de valeurs que sont la liberté, l'égalité et la fraternité. Et c'est ce que nous avons montré au monde lors de ces cérémonies, que nous avions la capacité de vivre ensemble avec nos différences, d'être fiers de faire société ensemble. En somme, nous avons incarné la devise européenne, « Unie dans la diversité », et renforcé l'universalisme français ! Et à vous, personnellement, qu'est-ce qui vous apporte de la joie, de l'énergie pour résister aux passions tristes de notre époque ? Ce sont surtout des choses… collectives. Des salles qui se lèvent et qui applaudissent. Des stades qui chantent, des cris de joie, des liesses. Unemanif… J'ai l'impression que ma joie personnelle naît forcément dans un partage avec d'autres. C'est sans doute pour ça que je fais du théâtre, et que j'en fais dans le service public, c'est-à-dire pour servir quelque chose et servir à quelque chose. Mais il n'y a pas que mes propres spectacles ! Quand je sors d'un spectacle de danse, j'ai envie de danser. Quand je sors d'un concert, j'ai envie de chanter. D'ailleurs je chante. Je reviens chez moi, et je continue à chanter… Bio express Né en 1982 à Rouen, Thomas Jolly est acteur et metteur en scène. Il a notamment remporté le molière 2015 du metteur en scène d'un spectacle de théâtre public avec « Henry VI », de Shakespeare, et le molière 2023 du spectacle musical avec sa recréation de « Starmania », de Michel Berger et Luc Plamondon. Il était le directeur artistique des cérémonies d'ouverture et de clôture des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024.
La vue d'un sommet, la sensualité d'une coquille Saint- Jacques, les premières notes d'une symphonie… Avec Sandrine Kiberlain, Kamel Daoud, Annette Messager ou encore Philippe Katerine, quand un frisson nous parcourt le dos, le sublime s'invite dans l'ordinaire. “ THE EYES, THE EARS” PAR Rinko Kawauchi Influencée par la spiritualité, le shintoïsme ou le bouddhisme, la photographe et poétesse japonaise magnifie le quotidien dans cette série du début des années 2000 : une balade en forêt, un feu d'artifice, un gros plan sur son oeil… Coumnme e sensation L'ART DE LA FAUCHE PAR Gaspard Koenig Essayiste L 'année dernière, j'ai appris à faucher. Ce gazon ras coupé par la lame de la tondeuse m'était devenu insupportable, un mauvais succédané de jardin à la française. J'ai donc laissé pousser l'herbe autour de chez moi. Et boboïquement plongé dans mes souvenirs d'« Anna Karénine », où Tolstoï décrit les vertus méditatives d'une journée de fauche parmi les paysans, j'ai acheté une faux. Les débuts furent pathétiques, et je n'obtins qu'une herbe couchée. Non seulement le mouvement n'est pas instinctif, mais une faux non préparée est un jouet inutile tout juste bon à sortir pour Halloween. Et puis j'ai rencontré un ancien qui m'a appris à aiguiser la lame et à adapter ma position. Ce long travail de préparation n'a rendu que plus intense la jouissance ASMR du matin, quand la lame tranche en grinçant l'herbe alourdie de rosée. C'est une joie pure, celle de faire de son corps un instrument au service de son milieu. On se sent comme le coiffeur de la nature. Et on est récompensé, dès les mois suivants, par l'arrivée massive des mésanges, des étourneaux et des chardonnerets, attirés par toute cette nourriture offerte, et rendant le printemps aussi peu silencieux que possible. Cette expérience toute privée donne raison à Arne Næss, le théoricien spinoziste de « l'écologie profonde », qui associait l'écologie aux passions joyeuses et considérait qu'un ou une écolo triste était une contradiction dans les termes (avis à certains militants !).
LA VOIE DE LA VOCATION PAR Fabrice Luchini Comédien L 'époque est sinistre et nos vies sont, bien sûr, traversées par le dérisoire, mais j'ai cette chance d'avoir une petite vocation, qui dure. Et qu'est-ce qu'une vocation ? « C'est un miracle à faire avec soi-même », disait Jouvet. Ce qui rend la vie formidablement intéressante, c'est de réciter du Hugo devant six cents, mille personnes et de conserver toujours l'ambition d'améliorer l'instrument.
ODE À LA SAINT-JACQUES PAR Mory Sacko Chef cuisinier C haque automne, l'ouverture de la saison des saint-jacques me met en joie. Mais cette année, plus que jamais : la loi de 2021 sur la régulation de la pêche de ce mollusque commence à porter ses fruits. On peut en voir l'impact concret sur les étals des marchés : les saint-jacques n'ont jamais été si belles, si charnues, si savoureuses… et si peu chères ! C'est la preuve vivante, visible par tous, que les mesures écologiques fonctionnent, qu'elles permettent, parfois plus rapidement qu'on ne le croit, à la nature de se régénérer. Voilà qui donne de l'espoir quant à l'avenir de la planète. Ça me réjouit au plus haut point, en tant que citoyen préoccupé par le changement climatique, mais aussi en tant que chef. J'aime tellement cuisiner les saint-jacques à la façon des steak houses de Kobé, au Japon : cuites au barbecue et accompagnées d'une sauce yakiniku, mélange de piment, miso et sauce soja, qui relève ce produit si délicat. Mais crues, avec un simple beurre noisette et un zeste de citron, ça marche très bien aussi… NOCES MÉDITERRANÉENNES PAR Kamel Daoud Ecrivain Qu'est-ce qui me met en joie ? Sans hésitation, c'est la mer Méditerranée, et plus précisément au petit matin, en hiver ou en saison creuse, lorsqu'elle est véritablement elle-même. Elle s'anime avec une éternelle échappée, une pureté mêlée d'algues, une ténacité et des roulements. J'aime y aller, me détendre et ressentir la joie.
Quelle joie ? D'abord, celle du silence cérébral. C'est l'un des rares endroits où le monologue intime cesse, la mer prend sa place. C'est un endroit où les religions ont rarement mis les pieds, tout cesse : Dieu, le péché, les bruits des hommes. C'est comme une horloge qui permettrait de remonter le temps, peut-être, ou la preuve qu'on peut vivre nu. Ainsi, la joie, c'est ceci : être semblable à elle, gagner son affection, y arriver. Devenir païen. Etre ancien. Etre minuscule. Ne pas se sentir contraint de prier, d'expliquer ou de trouver les bons mots. C'est un grand muscle du vide intérieur ! SUR LA DUNE PAR Sandrine Kiberlain Actrice et réalisatrice E n dehors de la passion du jeu qui m'habite depuis toujours, je dirais très spontanément qu'écouter la version de Bob Dylan de « Can't Help Falling in Love » sur une dune face à la mer, ambiance « Un été 42 », en faisant de la poterie ou en dessinant des fruits – des poires, des citrons… – me met en joie. Avec des rires d'enfants et des gens sur la plage, pas loin, à observer. Ne penser à rien tout en restant dans le monde. Et pourquoi pas croiser le regard de quelqu'un. Sentir que le mouvement, une rencontre, est encore possible dans le chaos ambiant.
L'AMOUR EST DANS LA POÊLE PAR Grace Ly Ecrivaine L 'odeur de l'ail émincé qui crépite dans l'huile chaude. Pschitt. Le bruit du couteau de boucher sur le billot. Tchac, tchac, tchac. Le vert de la ciboule, il ne faut surtout pas le jeter. Les yeux de mes enfants qui s'illuminent à la vue du bouillon qui glougloute. Réunir, partager, raconter à travers ce qui nous nourrit. Autant de recettes de famille, transmises par ma mère, mes tantes, ma grand-mère, au fil de leurs exils. Dans nos familles, servir de la nourriture dans nos bols était plus facile que de parler des émotions, des blessures et des espoirs. Ces recettes et ces plats me disent « je t'aime » à la place des mots.
LA MUSIQUE DES POÈTES PAR Edgar Morin Philosophe N ous sommes en un temps où nos joies ne peuvent venir que de notre vie privée et de nos relations affectueuses. Les émotions que me donnent une musique ou un poème sont de l'extase. J'écoute le premier mouvement de la Neuvième Symphonie de Beethoven, qui, depuis l'âge de 15 ans, me met dans un état second, mais aussi mes airs chéris d'Amérique latine – « El cóndor pasa » joué à la flûte de pan par un Indien. Côté poésie, je reviens souvent aux « Nuits » de Musset et à « Une saison en enfer » de Rimbaud, dont la fin me donne courage : « Et à l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes. » PAR Omar Sy Acteur VU D'EN HAUT Ce qui me met en joie, c'est de grimper. De viser le haut, d'aller chercher un sommet, d'admirer la vue, de voir les choses avec cette hauteur.
LA QUÊTE DE L'ART PAR Jacquemus Créateur de mode En ce moment, ce qui me rend heureux, c'est de retourner à ma passion première : l'art. Ça me galvanise de suivre les ventes aux enchères sur Christie's online. Et de chiner des meubles ou des oeuvres. Je constate que je passe tout mon temps aux puces à chercher de nouvelles pièces. Rien que cela, chercher, me met en joie.
L'ASTRE DES JEUX PAR Sophie Fontanel Journaliste et écrivaine E n juillet dernier, j'ai découvert que la vasque olympique avait été installée à Paris, sous mes fenêtres. Cela m'a littéralement transportée de voir hissé chaque soir ce grand ballon, que j'ai immédiatement surnommé « la boule » et dont je ne faisais que parler à longueur de journée. Bouleversée, je l'étais certains jours au point de pleurer devant son candide entêtement à s'élever dans le ciel, et en entendant la clameur de la foule, à ses pieds, et en dévalant mon escalier pour aller rejoindre cette chaleur humaine. « La boule » de Mathieu Lehanneur, qu'on l'ait vue de près ou de loin, en vrai ou sur un écran, immanquablement exerçait son sortilège. Plus encore qu'un tour de magie, c'était un miracle, notre émerveillement possible dans une actualité abominable.
LE PAPILLON DE LÉON MARCHAND PAR Abel Quentin Ecrivain L es cinquante derniers mètres de Léon Marchand, lors de sa victoire au 200 mètres papillon, aux JO de Paris. Le scénario hollywoodien. Il est deuxième au moment d'attaquer la dernière longueur. Ça paraît plié. Et puis la remontée. Impossible de regarder ça en étant assis. Tu es debout derrière ta télé, et tu gueules comme un putois. Tu parles à Léon Marchand, les dents serrées. Tu l'aimes, et tu veux qu'il grappille chacun de ces centièmes de retard. Le sport offre ça, au spectateur : le sentiment stupide et phénoménal d'une oeuvre collective. Et le commentaire de Laure Manaudou : « Il a mal, le Hongrois. » C'est génial de dire ça. Est-ce que c'est une joie durable ? Non. Comme on dit, ça vous fait la soirée. D'un autre côté, ça reste « au grenier », avec les autres souvenirs de spectateur. Un endroit qu'on a plaisir à revisiter, de temps à autre.
HEUREUX CHAMPIGNONS ! PAR Andreï Kourkov Ecrivain J e connais les champignons qui poussent dans les forêts près de mon village, dans la région de Zhytomyr, en Ukraine. Ils se cachent sous les feuilles mortes. Il faut s'armer d'un bâton, soulever ces feuilles humides et vérifier : voit-on au-dessous un chapeau jaune, un chapeau couleur de lait safrané ou celui brun brillant de la famille des bolets ? Depuis l'enfance, j'aime cueillir les champignons, l'excitation de la recherche. Une fois rentré à la maison, le long processus de nettoyage et de préparation commence. Le soir, le fruit de votre chasse matinale se retrouve sur la table, frit et accompagné de pommes de terre. Tous les convives se réjouissent avec vous. Cette joie est l'une des plus anciennes, des plus primitives et des plus sincères. Vous êtes un chasseur. Non, vous n'avez pas tué un mammouth et apporté sa viande dans la grotte, mais vous avez participé à un processus vieux de milliers d'années en nourrissant votre famille et vos amis avec votre prise forestière. Notre village a eu de la chance jusqu'à présent : ni lui ni les forêts les plus proches n'ont été bombardés par l'armée russe.
LE CHOC CHAUVET PAR Laurent Le Bon Président du Centre Pompidou A pprendre la découverte de la grotte Chauvet, en Ardèche, a été un choc inouï. Magie de l'archéologie, ce site, mis en évidence en 1994, représente l'espoir de faire encore des découvertes extraordinaires sur la Terre. Cette capsule temporelle inviolée me fascine. Elle renferme toute la beauté du monde : la qualité des dessins et des pigments, les effets de dégradés, l'utilisation contextuelle de la roche comme élément du motif… La sobriété minimale de certaines des formes tracées il y a 36 000 ans devance celles du xxe siècle. L'art préhistorique contient déjà le figuratif et l'abstraction dans un environnement naturel exceptionnel. Le livre atlas, le numérique, la réalité virtuelle et la réplique physique offrent désormais à chacun la possibilité de ressentir l'émotion provoquée par cette oeuvre d'art totale.
RENDEZ-VOUS À DJERBA PAR Monia Chokri Réalisatrice J 'ai eu la chance de découvrir l'île de Djerba, en Tunisie, avec deux précieuses amies. Djerba, comme toute bonne île méditerranéenne qui se respecte, a la capacité magique d'arrêter le temps. D'une beauté exceptionnelle, elle est aussi modeste dans son architecture maladroite. Les siroccos font tourbillonner le sable fin et la chaleur de la lumière franche (même au mois d'octobre) apaise. Plus je vieillis et plus la Tunisie (pays de mon père) me permet de me reconnecter avec mes souvenirs d'enfance. Ces pensées sont naïves et légères et me permettent de toucher pour un court instant une joie totale et absolue.
PAR Fabcaro Auteur de BD et écrivain AU VIDE-GRENIERS Aller dans un vide-greniers le dimanche, le plus tôt possible pour sentir la petite fraîcheur matinale, sous un ciel bleu lumineux. Déambuler dans les allées au milieu du parfum des premiers cafés des stands, de l'odeur de tabac (il n'y a plus que dans les videgreniers de province que les gens fument, partout ailleurs la fumée a un parfum de fraise-papaye) et écouter parler les badauds, petits morceaux d'existence, sorte de florilège de brèves de comptoir à ciel ouvert.
LA DANSE DE LÉO PAR Vincent Delerm Chanteur oir salle.
Depuis toujours cet instant-là, d'avant-spectacle, préféré.
N La salle qui s'éteint. Enfant, c'était avant le cirque. Ado, avant les concerts, le théâtre.
A présent parfois avant la danse, et les spectacles de Léo Walk.
Regarder autour de soi, derniers instants précédant l'extinction des feux.
Voir un Châtelet, une salle Pleyel peuplés de gens si jeunes, attendant la silhouette de Léo et des siens.
Tous ces visages plaçant si haut l'idée de troupe, de vibrer ensemble le temps d'une soirée.
De se reconnaître dans les corps qui vont déambuler sur scène.
La Marche bleue, c'est le nom de la compagnie. Danseuses et danseurs de 20 à 39 ans, miroirs du public. Musiques de Flavien Berger, à-plats de couleurs, ombres et reliefs si purs.
Et puis ces élans du corps qui mettent les larmes aux yeux.
Par deux fois j'ai assisté à la dernière d'un spectacle de La Marche bleue, par deux fois j'ai vu les bouquets de fleurs jetés dans la salle, l'équipe technique rejoignant la troupe sur le plateau, le chahut enfantin final.
Le bazar. Et la joie, vraiment la joie, brute.
Et aussi, par deux fois j'ai pensé à cette phrase de Truffaut : « S'il y a une chose contre laquelle on ne peut rien faire, c'est le charme. » COMME UN REFRAIN PAR Annette Messager Plasticienne Dessin réalisé par Annette Messager pour « le Nouvel Obs ».
La joie pour moi, c'est flairer une piste dans mon travail, par exemple trouver comment lier deux mains, une en cire et l'autre en papier mâché, c'est jouer avec des chats, dîner avec des gens que j'aime, manger un morceau de très bon chocolat, écouter « Hallelujah » de Leonard Cohen. « Hallelujah » est un cri de joie. Quelquefois, je chante toute seule ce refrain.
ASCENSION CORSE PAR Philippe Wahl PDG de La Poste C e qui me rend particulièrement heureux, c'est de monter, chaque année, avec ma femme, mes enfants et des amis au sommet du Monte Incudine. C'est une montagne trapue de la Corse-du- Sud, appelée l'Alcùdina, ou « l'enclume ». C'est devenu un rituel. On part dès 5 h 45 de la maison familiale dans le golfe de Propriano, et on démarre ce% e marche, de six heures environ, à partir des bergeries de Matalza, pour grimper jusqu'au sommet, à plus de 2 000 mètres. C'est une randonnée incroyable. On marche, on parle, on respire. On croise des chevaux sauvages, des chèvres. On pique-nique au sommet. De là-haut, la vue est époustouflante. On voit toute la Corse.
“L'HISTOIRE DE L'AMOUR” PAR Maylis de Kerangal Ecrivaine C 'est la fin de « l'Histoire de l'amour » et je suis assise sur un banc de square – comme l'est Alma aux dernières pages du roman de Nicole Krauss. Je referme le livre et quelque chose prend corps en moi, un mouvement à la fois rayonnant et impalpable, une émotion que je peine à contenir bientôt me soulève, me déborde, mon coeur et ma respiration accélèrent, et soudain j'ai l'impression que la grosse ville, la rumeur des rues, ce jardin public désert et moi à l'intérieur, le livre serré sur le thorax, tout cela s'agence dans une continuité fulgurante qui me donne la certitude d'habiter pleinement le monde.
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“ MUSHROOMS & FRIENDS” PAR Phyllis Ma La photographe sino-américaine dévoile l'étrange beauté plastique des champignons, ces organismes mystérieux contributeurs discrets à la bonne santé des sols. Ici, une limace et un bolet dans les Alpes suisses, en 2024.
DU MICRO AU MACRO PAR David Castello-Lopes Humoriste PLAYLIST INTÉRIEURE PAR Karim Rissouli Journaliste L J 'une des joies les plus simples et les plus fiables que je connaisse, c'est d'être confronté à des gens ou des objets qui n'ont pas leur taille habituelle. J'adore voir de très petites ou de très grandes personnes. Surtout des très grandes, parce qu'il est socialement plus acceptable de leur demander combien elles mesurent. J'achète régulièrement aussi des versions miniatures d'objets du quotidien. Et plus elles respectent les proportions des objets d'origine, plus je suis content. C'est aussi l'une des raisons qui me font aimer les cafés gourmands dans les restaurants – non pas pour le café en lui-même mais pour les mini-macarons qui les accompagnent – et également les sculptures démesurées de Ron e peux être archi préoccupé mais, avec une musique arabe, vous me décrocherez toujours un sourire. C'est tripal, une émotion primaire qui me chope. Quand j'étais enfant, mon anniversaire – le 5 août – était fêté très joyeusement au Maroc avec toute la famille paternelle. De retour de la plage, mes cousines dansaient dans le camping-car sur « Nour El Ain », qu'on peut traduire par « la lumière de tes yeux », un hit LA TRACE DES RÊVES PAR Mathieu Lehanneur Designer Mueck. J'ai conscience que c'est un plaisir qui vient tout droit de l'enfance, des maisons de poupées et des soldats de plomb. Mais je soupçonne que c'est un goût universel.
d'Amr Diab, une énorme star égyptienne. Bien sûr, j'ai concocté ma playlist et, bien sûr, je ne comprends pas tous les textes, Lorsque des rêves subsistent au réveil, je file à la douche et Un goût que les Japonais développent dans leurs jardins, où les buissons deviennent des arbres et les cailloux des montagnes, et que les Américains développent dans leur obsession des voitures hautes de trois mètres ou longues de quinze.
mais à 90 % les chansons arabes parlent d'amour. Elles me raccrochent à l'enfance et aussi à une époque où l'origine n'était pas un sujet de débat polémique et permanent sur les chaînes d'info.
je verbalise à haute voix ce dont je me souviens. L'eau couvre ma voix et, dans l'intimité de la salle de bains, les mystères se dénouent et le sens apparaît.
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“ MUSHROOMS & FRIENDS” PAR Phyllis Ma La photographe sino-américaine dévoile l'étrange beauté plastique des champignons, ces organismes mystérieux contributeurs discrets à la bonne santé des sols. Ici, une limace et un bolet dans les Alpes suisses, en 2024.
DU MICRO AU MACRO PAR David Castello-Lopes Humoriste L 'une des joies les plus simples et les plus fiables que je connaisse, c'est d'être confronté à des gens ou des objets qui n'ont pas leur taille habituelle. J'adore voir de très petites ou de très grandes personnes. Surtout des très grandes, parce qu'il est socialement plus acceptable de leur demander combien elles mesurent. J'achète régulièrement aussi des versions miniatures d'objets du quotidien. Et plus elles respectent les proportions des objets d'origine, plus je suis content. C'est aussi l'une des raisons qui me font aimer les cafés gourmands dans les restaurants – non pas pour le café en lui-même mais pour les mini-macarons qui les accompagnent – et également les sculptures démesurées de Ron Mueck. J'ai conscience que c'est un plaisir qui vient tout droit de l'enfance, des maisons de poupées et des soldats de plomb. Mais je soupçonne que c'est un goût universel. Un goût que les Japonais développent dans leurs jardins, où les buissons deviennent des arbres et les cailloux des montagnes, et que les Américains développent dans leur obsession des voitures hautes de trois mètres ou longues de quinze.
LA TRACE DES RÊVES PAR Mathieu Lehanneur Designer Lorsque des rêves subsistent au réveil, je file à la douche et je verbalise à haute voix ce dont je me souviens. L'eau couvre ma voix et, dans l'intimité de la salle de bains, les mystères se dénouent et le sens apparaît.
PLAYLIST INTÉRIEURE PAR Karim Rissouli Journaliste J e peux être archi préoccupé mais, avec une musique arabe, vous me décrocherez toujours un sourire. C'est tripal, une émotion primaire qui me chope. Quand j'étais enfant, mon anniversaire – le 5 août – était fêté très joyeusement au Maroc avec toute la famille paternelle. De retour de la plage, mes cousines dansaient dans le camping-car sur « Nour El Ain », qu'on peut traduire par « la lumière de tes yeux », un hit d'Amr Diab, une énorme star égyptienne. Bien sûr, j'ai concocté ma playlist et, bien sûr, je ne comprends pas tous les textes, mais à 90 % les chansons arabes parlent d'amour. Elles me raccrochent à l'enfance et aussi à une époque où l'origine n'était pas un sujet de débat polémique et permanent sur les chaînes d'info.
AH ! LES PISSENLITS ! PAR Philippe Katerine Chanteur La joie, c'est d'abord celle de l'enfance. Cette joie-là passe par les narines. On la trouve dans des odeurs de pissotière ou de pissenlit.
FACE AU LÉZARD PAR Sandrine Rousseau Députée Les Ecologistes e pas faire de bruit.
N Rester immobile. Retenir mon souffle. Regarder. Juste cela. Mes articulations commencent à être douloureuses, mais je ne bouge pas. Rien ne pourra me voler ces quelques secondes de face-à-face. Yeux dans les yeux. Je trouve sublime le camaïeu pourtant commun de beige, noir et jaune des écailles de ce lézard des murailles. Lui non plus ne bouge pas. C'est son rocher après tout, qu'est-ce que je fais là ? Je respire lentement pour prolonger le temps. Cette rencontre est volée à la course du monde, au temps qu'il nous reste. Elle m'accompagne quand je dois monter les marches de la tribune de l'hémicycle pour y prendre la parole. Je sais pourquoi je mène ce combat.
“LE MURMURE” DE CHRISTIAN BOBIN PAR Bartabas Metteur en scène C'est une lecture qui m'a rempli le coeur.
En refermant le dernier « Murmure » de Christian Bobin, j'ai été envahi d'une joie profonde, inaltérable. Cet homme nous fait découvrir ce que l'on peut voir de joyeux dans l'interprétation de nous-même. Il faudra maintenant y revenir. Toujours.
. MASAHISA AND K, AN ACTOR PAR Masahisa Fukase Dans les années 1970, le photographe japonais réalise la série de portraits « Family », invitant des inconnus à se dénuder dans ses photos pour célébrer la vie.
goût des Le autres Pousser la porte d'une petite librairie, chanter un refrain à plusieurs, pouvoir compter sur un ami… Il y a mille façons de se réchauffer le coeur, comme le racontent Camille, Philippe Jaenada ou encore Judith Godrèche. “ BELINDA ET ROSITA” PAR Alessandra Sanguinetti La photographe argentine a suivi deux cousines dans la campagne de Buenos Aires, Guillermina et Belinda (ici, avec sa chèvre Rosita en 1998), de l'enfance à l'âge adulte. Une chronique tendre et ludique de l'apprentissage de la vie.
EN REGARDANT LE PETIT COCHON PAR Benoît Poelvoorde Acteur et scénariste V ous fêtez vos 60 ans, moi aussi. Qu'est-ce qui pourrait bien me donner l'envie de continuer ? Je suis d'une nature pessimiste. Nous n'avons pas d'enfants, mais des voitures.
J'aurais pu vous parler des oiseaux, du paquet de clopes que l'on retrouve à 2 heures du matin.
De la sonate inachevée de Schubert. Du rire de mon épouse. De la place laissée libre dans l'avion. Du bruit de la pluie… Bref.
Non. Ce qui me donne vraiment envie de finir sans colère ni amertume, ce sont les progrès de la chimie.
Et aussi ce petit cochon, accroché au plafond, qui, par grand vent dans mon jardin, voit les trois plumes qu'un habile artisan lui a fourrées dans le cul tourner à n'en plus finir.
Je vous embrasse et vous souhaite un joyeux anniversaire.
UNE VIE DE CHIEN PAR Ovidie Réalisatrice L e ventre chaud d'un chiot, la joie d'un chien qui fixe la balle qu'on s'apprête à lancer, le bruit des griffes sur le parquet, le son de la queue qui bat contre les murs, parce que le chien nous a entendus nous lever, l'air ahuri d'un chien à qui on a fait un tour de magie, la patte qui gigote quand on lui gratte le ventre, la douceur de ses oreilles qu'on glisse entre ses doigts, le spectacle d'un molosse qui essaie de se faire une place dans un panier pour chihuahua, le ronflement d'un bouledogue, le soupir à travers la porte des toilettes d'un chien qui ne comprend pas pourquoi il n'a pas le droit de m'accompagner, le couinement d'un chien endormi qui rêve d'une course contre un lapin, l'aboiement dissuasif d'un gros dogue, le regard inquiétant d'un gardien, prêt à nous défendre à la vie, à la mort, la mauvaise haleine qui bâille et même l'odeur putride d'un pet de chien allongé à mes pieds.
TEMPS SUSPENDU PAR Delphine Ernotte Directrice générale de France Télévisions J'aime les instants volés à la course au temps.
Par exemple, cet été, avec mon fils, nous étions au métro Bastille et au moment de nous séparer, nous avons continué à discuter de manière passionnée, une heure debout en plein milieu de la station, sans voir le temps passer.
AVEC ALI EN AFRIQUE PAR Hemley Boum Ecrivaine J 'ai lu récemment l'autobiographie de Simon Diasolua, premier pilote de ligne congolais. Il y raconte sa rencontre avec Mohamed Ali. Simon Diasolua est le pilote qui conduit Ali de Paris à Kinshasa pour son fameux combat contre Foreman, en 1974. Cet affrontement est le premier de cette ampleur organisé en Afrique. Le fameux « Ali boma ye, Ali tue-le » crié par les enfants de la rue qui, par dizaines, suivent le boxeur lors de ses entraînements et de son footing quotidien en ville est resté dans les mémoires grâce à la rumba congolaise, aux auteurs et à la pop culture qui irradie le continent. Mohamed Ali n'a jamais vu de pilote d'avion noir. Sa vision de l'Afrique se résume à Tarzan, aux animaux sauvages, à cette terre au coeur des ténèbres habitée par des femmes et des hommes qui peinent à entrer dans la civilisation. Simon Diasolua raconte la surprise d'Ali, sa peur. Pour l'Afro-Américain, traverser l'Atlantique dans un avion piloté par un équipage exclusivement congolais est si improbable, si éloigné de sa réalité et de sa construction mentale que, dans un premier mouvement, il s'en inquiète et s'en effraye. Cela va bien au-delà de l'activisme radical et demande peut-être plus de courage qu'un match de boxe. Diasolua dit aussi l'émerveillement d'Ali, sa joie presque enfantine, son excitation tandis que l'avion d'Air Congo survole le Sahara et entre dans l'espace aérien de la forêt tropicale africaine. Ali a demandé et obtenu de voyager dans le cockpit. Dans cet espace clos, il ne peut dissimuler ses émotions. Cinquante ans après, la joie qui pétille dans le regard de Simon Diasolua tandis qu'il se remémore cet événement marquant de son existence m'est arrivée intacte. J'en souris encore.
MÉLISSA, MON AMIE PAR Salomé Saqué Essayiste et militante R ien ne me procure plus de joie en ce monde que mes amis. Parmi eux, il y a Mélissa, auprès de laquelle je me réfugie quand les événements que je couvre deviennent trop lourds à porter. C'est la possible découverte d'une extravagance capillaire lorsqu'elle ouvre sa porte. Son légendaire « faut que tu lâches prise, Salo ». Certains admirent des artistes ou des figures historiques, moi, c'est elle que j'admire. Et rien que d'avoir la possibilité de le dire dans les pages d'un journal me procure une joie infinie. L'amitié est un antidote sacrément puissant aux discours de peur et de haine. Une résistance politique radicale ! RACINE CARRÉE DU VERBE AIMER PAR Colum McCann Ecrivain J 'aime les gens. J'aime le monde. J'aime cet arc dessiné par les petits riens. J'aime veiller trop tard et me lever trop tôt. J'aime me saouler et j'aime rester sobre. J'aime voyager. J'aime rentrer à la maison. J'aime faire l'amour et j'aime le fait de vouloir faire l'amour. J'aime les personnes qui se sourient dans la rue. J'aime ne pas m'inquiéter trop de la mort. J'aime écouter les histoires des autres. J'aime les actes de gentillesse impromptus. J'aime le son de l'eau. J'aime la courbe tracée par le ballon de football quand il traverse le terrain. J'aime le son du violon ancien. J'aime l'odeur de l'herbe fraîchement coupée. J'aime prendre un poème à l'heure du dîner. J'aime tout, en fait, ou presque tout, de toute façon. La tendresse, le désordre, les complications, les beautés minuscules. J'aime le fait que – même dans tout ça, la merde, et le magma boueux, et la désespérance, et la terreur, au quotidien – subsiste dans le monde cette pure joie. Voilà ma joie, je suppose. C'est la joie que la joie existe.
L'OEIL DE “L'OBS” PAR Michelle Perrot Historienne 'était dans l'hiver 1951-1952. J'avais 23 ans.
C Je venais d'être nommée au lycée de jeunes filles de Caen, mon premier poste. Caen était une ville détruite à 75 %. Au dortoir des étudiantes, dans les combles de la magnifique Abbaye aux Hommes, j'avais lié amitié avec une maîtresse d'externat qui, jugeant sans doute ma culture politique de jeune agrégée bien médiocre, m'avait conseillé un nouveau périodique dont on disait grand bien et qu'elle me prêta. Une feuille austère, très british, accordant peu de place aux faits divers et tout à l'analyse politique. J'étais avide de réflexion et d'engagement. Cela me plut. Je devins lectrice de plus en plus régulière, suivant les changements de titres de celui qu'on n'a jamais cessé d'appeler, dans ma petite bande, « l'Observateur ». Sa ligne, progressiste mais non partisane, anticonformiste, anticoloniale, un brin libertaire, nous convenait. Mes amis historiens y écrivaient : François Furet, Denis Richet, Jacques et Mona Ozouf. Le « Manifeste des 343 » fut une déflagration. « Révolution copernicienne », diront la philosophe Geneviève Fraisse comme l'anthropologue Françoise Héritier, ébranlement décisif du patriarcat par des femmes devenues maîtresses de leur corps, de leur maternité et, à terme, de leur sexualité. #MeToo se situe dans ce prolongement. Ma collègue de Caen avait bien raison.
LE RENARD LIBRE PAR Vinciane Despret Philosophe C haque jour, je me promène avec mes voisins, qui sont compagnons de chiens et de chiennes. Parmi eux, il y a Gilbert, un monsieur assez âgé, ancien maçon. Et hier, au moment où je m'apprête à leur dire bonjour, Nicolas, un autre voisin, me dit : « Tu ne sais pas à quel point Gilbert est un héros. » Il me raconte que le matin, avec son chien, il a trouvé un renard, accroché à un piège qui lui enserrait la patte. Nicolas était perdu, il est allé trouver Gilbert, plus bricoleur. Et Gilbert a passé une demi-heure à desserrer l'étau du piège. Voilà ce qu'a d'abord raconté Nicolas. Puis Gilbert a pris la parole avec des yeux lumineux : « Vous n'imaginez pas le regard du renard. Il avait confiance en moi. Il n'a pas bougé. J'avais ses crocs au bord de mon visage. Une fois libéré, le renard est resté longtemps devant moi, comme s'il voulait me remercier. » J'étais tellement fière de Gilbert, qui pourtant n'est que mon voisin, pas mon mari ou mon fils… Je me suis aperçue que je partageais sa joie et sa fierté, que je partageais aussi la joie de Nicolas, et que moimême j'étais joyeuse de savoir que quelque chose de bien s'était passé. C'est cela qui me met en joie : de toutes petites histoires très locales, qui racontent ce que les gens font de formidable.
AU BONHEUR DES LIBRAIRIES PAR Pierre Rosanvallon Historien et sociologue J 'étais récemment à Dieulefit, un gros bourg du sud de la Drôme. C'était un triste samedi en fin d'après-midi, la grisaille d'un ciel pluvieux se mariant au spectacle d'une succession de commerces fermés dans une rue principale déserte, quand une vive lumière se dessina devant moi. J'étais arrivé devant Sauts et gambades, une librairie à la petite devanture colorée. La porte franchie, c'était un vaste lieu chaleureux. Un salon de thé ouvert sur une agréable terrasse. Cette librairie était le lieu de vie du village, comme une preuve de résistance et d'espérance. M'entendant raconter cette découverte qui m'avait frappé et réjoui, de multiples interlocuteurs m'ont parlé d'installations de même nature. En Allemagne, en Italie ou en Grande-Bretagne, les librairies semblent avoir déserté les centres-villes. Ce n'est pas le cas en France.
AU FOOT PAR Jean-Pascal Zadi Acteur oi, j'ai un truc pour sortir du marasme ambiant.
M Tous les samedis, sauf tournage, j'accompagne mon fils de 11 ans au foot. Je prends un van, des bouteilles d'eau et je vais chercher ses copains et le coach bénévole pour les amener au stade, idem au retour. C'est un petit club du 19e arrondissement de Paris qui galère, avec des enfants dont les parents n'ont pas forcément les moyens. Ça n'a l'air de rien mais je vois mon fils découvrir le partage, l'effort, les règles, l'ambition. Je parle avec le coach, je vois à quel point il s'investit, ça me donne de l'espoir. Adolescent, j'étais très bon au foot mais je n'ai pas eu la discipline nécessaire pour percer. Bon, mon fils est un peu plouc aussi, je dois avouer, il soutient le PSG.
PAROLES COMMERÇANTES PAR Melha Bedia Humoriste J 'ai la chance d'habiter un quartier à Paris encore gavé de petits commerçants. Alors, je fais ma tournée comme une daronne de plus de 50 ans. Je commence par mon préféré, le fromager, à qui je demande quels sont ses arrivages. J'achète, mais surtout, je tape la discute, je continue avec le buraliste, un vieux de la vieille, le coiffeur, le quincaillier… Je vois bien que la province a été colonisée par des zones commerciales et que ces petits mondes-là disparaissent… J'aime parler aux anciens parce qu'ils te font relativiser tes petits problèmes, ils ont déjà traversé la vie. Souvent, ça finit en critique du gouvernement, de la dissolution et de Macron parce qu'on est français, mais on tombe toujours sur plus énervé que soi.
. “DARIO ET ELVIRA” PAR Claudine Doury Dario Loi, 83 ans, et son épouse Elvira Ibba, 81 ans (ici en 2013), montent dans leurs oliviers comme d'autres traversent la rue. L'exceptionnelle longévité des habitants de la région de l'Ogliastra, en Sardaigne, intrigue les scientifiques.
Je ne connais pas de joie plus profonde et plus vraie que l'arrivée d'un-e Bébé-e.
PAR Claude Ponti Auteur jeunesse TOUS EN CHOEUR PAR Camille Chanteuse ela remonte à la cour de récré.
C Je dois avoir 10 ans quand je réunis quelques copines en cercle pour chanter. J'en garde un souvenir impérissable. Depuis, je n'ai jamais cessé les cercles de chant. Chanter, c'est parler avec le coeur. Récemment, nous avons repris en choeur : « Cessez le feu, libérez les otages. » Clamer ce message libère de notre impuissance. Mais ce n'est pas toujours un acte politique. Cela peut débuter par des mots simples, en reprenant ensemble une seule note : un « ouuu » qui viendrait de la nuit des temps. On va alors traverser le chaos pour atteindre une harmonie polyphonique. Pour faire un cercle de chant, pas besoin d'être juste. Il faut s'entourer de gens avec lesquels on se sent bien, comme sa famille, une personne prend l'initiative et entonne une note, puis on reprend un air que tout le monde connaît, « Joyeux anniversaire » par exemple. L'expérience est à renouveler, comme un rituel. Mon envie ? Faire chanter l'Assemblée nationale d'une seule voix.
PARTAGE FILIAL PAR Julie Delpy Actrice et réalisatrice J 'aime partager avec mon fils de 15 ans des choses que j'apprécie. Son réalisateur favori est Milos Forman. Il aime beaucoup « Vol au-dessus d'un nid de coucou » et « Amadeus ». Il aime aussi « la Mort aux trousses » de Hitchcock. Ses films préférés récents : « Yannick » et… « les Barbares », que j'ai réalisé.
Il est très dur avec moi, s'il n'avait pas aimé, il me l'aurait dit. En ce qui me concerne, la partie est bientôt finie, mais j'espère qu'il fera de sa vie quelque chose qui aura un impact, artistique ou autre.
CHÈRE ANNIE ERNAUX PAR Judith Godrèche Actrice et réalisatrice epuis quelques mois, je ne sors plus de chez moi.
Je reste à l'intérieur, là où j'ai rendez-vous Avec elle.
D Une muraille de livres m'entoure, sur le petit bureau vert. Ils ne me regardent pas, ils vivent leurs vies, En silence, sans manières.
Ils savent que j'ai rendez-vous avec elle. Sur l'un d'eux, je lis « Ecrire la vie ». Une jeune femme aux cheveux longs, yeux clairs, regard haut, y apparaît.
En plus des mots, il y a son visage. Elle s'appelle Annie Ernaux, Je connais le son de sa voix, je suis allée à la rencontre de sa tristesse, en retenant mon souffle, pour laisser place au sien.
Son combat n'a rien d'une illusion, pour celles et ceux dont l'identité tremblante cherche souvent un appui.
Tout en elle me concerne, La mémoire de cette fille, Je me raconte des histoires, chère Annie, je m'imagine bandit de grand chemin, qui, après une longue vadrouille dans les rues de Cergy, aurait atterri sur le seuil de votre porte.
Chère Annie, dans cette incarnation d'une cleptomane aux cheveux courts, qui viendrait vous rendre visite, une cleptomane qui croit vous connaître et vole vos gâteaux secs anglais entourés de sucre glace, aurais-je trouvé mon plus joyeux rôle ? Celui qui dure une vie, Celui qui fit de vous une jeune fille sans saignements et de moi, une jeune fille qui saigne trop, Vous n'avez pas écrit « Mémoire de fille » pour moi, chère Annie, je le sais, et pourtant.
Il y a, tout autour, à Cergy, en France, dans le monde et ailleurs, Une foule de filles qui ne portent ni votre prénom, ni le mien, Dont vous avez écrit les mémoires.
LA POSSIBILITÉ D'UN CHANT PAR Philippe Jaenada Ecrivain C e qui m'a mis en joie cette année, une vraie joie, intense, fulgurante, c'est un texte, très court, quelques lignes. Un texte de Yasmina Reza à propos de son amie Nicole Garcia. Elles dînent un soir d'automne chez la première, elles sont un peu déprimées, rien ne va, le temps, la vie, la santé, l'amour, le monde. Après minuit, la seconde s'en va. Yasmina, par la porte de chez elle ouverte, écoute Nicole descendre l'escalier. Soudain, au niveau du premier étage peut-être, elle l'entend chanter. Elle s'étonne, lui crie « tu chantes ? ». Nicole lui répond que non, enfin si mais c'est une erreur, elle était justement en train de se demander pourquoi elle chantait. C'est très exactement ce qui me rend heureux de vivre.
. “ ON EST HEUREUX QUAND ON MANIFESTE” PAR Endre Tót A travers ses performances, l'artiste hongrois détourne les réjouissances forcées du bloc de l'Est et les protestations ritualisées du monde occidental. En 1979, il déploie une banderole sur les Champs- Elysées, à Paris.
De l'espoir dans l'air Pour croire à la paix, changer la vie, infléchir le cours du destin, il reste la foi en l'humanité et la force du collectif. Comment les préserver? Giuliano da Empoli, Leïla Slimani, Hervé Le Tellier, Delphine Horvilleur… ouvrent la voie LA PAIX MALGRÉ TOUT PAR Zeruya Shalev Ecrivaine L e 7 octobre 2023, au matin de la fête appelée Sim'hat Torah (« joie de la Torah ») où les juifs se réjouissent habituellement de la fin de la lecture annuelle de la Torah dans les synagogues, des milliers de terroristes du Hamas ont envahi Israël et commis un terrible massacre. Ce jour-là, la joie a quitté nos coeurs. J'aimerais pouvoir trouver des éclats de joie dans l'écriture, me réconforter dans un monde fictif où j'ai un certain contrôle, mais la joie d'écrire est la première à disparaître. La littérature semble beaucoup moins urgente lorsque la réalité est ébranlée, lorsque des actions s'imposent. De temps en temps, je jette un coup d'oeil à mon nouveau roman qui a été brusquement interrompu le 7 octobre, pour m'assurer qu'il m'attend toujours, que j'ai où me réfugier. Les seuls moments de lumière dans cette année sombre, je les ai trouvés dans les manifestations. Quand je me tiens aux côtés de plusieurs milliers de personnes, et que tous ensemble nous exigeons le retour des otages, la fin de la guerre, de nouvelles élections, me revient un sentiment oublié de joie, d'appartenance et même d'espoir. On peut y voir un « espoir radical », qui n'a aucune prise dans la réalité, car jusqu'à présent nos appels n'ont pas été entendus, mais il me semble que ce n'est que grâce à lui que l'on peut parfois encore être heureux.
ET POURTANT ELLES BAISSENT...
PAR Pascal Canfin Député européen Renaissance L orsque l'on défend la lutte contre le dérèglement climatique, ces derniers mois, les bonnes nouvelles ne sont pas légion. Mais il en est une qui m'a apporté une réelle satisfaction: c'est la baisse des émissions de CO2 en France de 5,8 % en 2023 et la continuation de cette trajectoire au premier semestre 2024 selon les derniers chiffres disponibles. Hors Covid, cette réduction est inédite et elle nous met sur le bon rythme pour respecter l'accord de Paris. Elle résume à elle seule tous les changements entrepris ces dernières années et qui ont demandé tant d'énergie et de volonté pour innover, lutter contre les conservatismes, former les salariés aux nouveaux emplois… Il me reste maintenant à espérer que la montée de l'extrême droite et la polarisation anti-écologique d'une partie croissante de la droite traditionnelle partout en Europe ne vont pas mettre fin à cette dynamique, alors qu'elle vient juste de s'enclencher ! DE KABOUL À PARIS PAR Estelle Brachlianoff Directrice générale de Veolia E n mai 2023, je suis invitée à une réunion des élèves et anciens élèves de HEC. A l'issue de mon intervention, je fais la rencontre de Lima, une jeune femme de 27 ans. Elle me raconte qu'elle a rejoint HEC il y a trois mois. Lima est née dans le sud de l'Afghanistan. A Kaboul, où elle vivait, elle était chargée de ressources humaines et faisait en parallèle des études de droit. Jusqu'en août 2021, où tout a basculé. Son histoire, c'est celle de millions de femmes qui, du jour au lendemain, ont été empêchées d'étudier, de travailler, de se déplacer librement. Lima accueille chez elle une cinquantaine de filles à qui elle enseigne l'anglais. Cette école clandestine, c'est son tout premier projet. Parce que Lima a de grands rêves, dont celui de travailler dans l'écologie. Et c'est justement ce qu'elle vient me dire ce soir-là. Sa détermination m'a frappée, confirmant une nouvelle fois que tout se passe à hauteur de femmes et d'hommes. Deux mois plus tard, Lima a rejoint nos équipes pour un stage de six mois. Et qui sait où le vent la portera ! DES GUERRIÈRES PACIFIQUES PAR Leïla Slimani Ecrivaine C e qui me donne de l'espoir, ce sont mes amies, Sonia Terrab et HannaAssouline, engagées auprès des Guerrières de la Paix. En octobre 2023, elles se sont rendues en Israël et dans les territoires palestiniens pour rencontrer ces femmes qui militent pour une solution à deux Etats. Le jour de leur retour à Paris, le 7 octobre, Sonia et Hanna découvrent qu'Israël vient d'être victime du pire massacre de son histoire. Des mois plus tard, en pleine guerre de Gaza, elles retournent en Israël et retrouvent celles et ceux qui malgré la barbarie du Hamas, malgré la violence des destructions à Gaza, continuent à croire à la coexistence pacifique des peuples. Cela donne « Résister pour la paix », un documentaire déchirant d'humanité.
LA DENT SUCRÉE DE RENAD PAR Yara El-Ghadban Ecrivaine O n m'a dit, une fois, que les gens les plus heureux sont ceux qui ont connu les plus grands malheurs. C'est peutêtre ce qui fera de nous les Palestiniens le peuple le plus heureux du monde. J'écris « heureux » et je vois le sourire radieux de Renad Attallah. Elle a 10 ans, elle vit à Gaza. Face à l'horreur, elle poste les recettes de ses plats préférés sur Instagram. Des desserts sans lait ni sucre ni beurre, du riz sans riz, de la viande sans viande, des recettes à saveur de survie et de tendresse, des recettes qui goûtent le deuil et la dent sucrée. Nourhan, la soeur aînée de Renad, est nutritionniste. Elle a encouragé Renad à partager son amour de la cuisine afin d'apaiser les cauchemars qui l'assaillent depuis qu'elle a vu les corps démembrés de ses camarades. Quand la tristesse et la colère s'emparent de moi, je cherche l'odeur des plats de Renad, je cherche son visage lumineux dans la noirceur du monde. Je rêve d'elle. Je l'imagine dans vingt ans, jeune femme élancée, chapeau de cheffe ornant ses mèches brunes, les mains enfarinées, debout devant un comptoir ensoleillé débordant de bols, de spatules, de fromage, de semoule de blé fin, d'amandes effilées, de noix de pin, de pistaches. Elle trempe le doigt dans le sirop parfumé d'eau de rose et de fleur d'oranger, ferme les yeux et lâche un grand Hmm ! Le temps est suspendu.
PAR Anne-Sophie Pic Cheffe FEMMES AUX COMMANDES Avant, en cuisine, les femmes étaient des domestiques. Aujourd'hui, elles sont partout et puissantes. Pâtissières, sommelières… Et l'ambiance n'a plus rien à voir. Nous revenons de loin et ce n'est pas fini.
. COLIBRI PAR Thomas Chéné Emblème des petits gestes pour la planète, cet oiseau-mouche aux prouesses aérodynamiques représente la liberté, la persévérance et l'optimisme.
PAR Patrick Boucheron Historien POLITIQUE DE L'ALLÉGRESSE Au moment où, au xive siècle, les libertés publiques des communes italiennes risquaient d'être subverties par la sourde tentation du pouvoir autoritaire, les défenseurs des valeurs civiques appelaient à « vivre civilement » en écartant sciemment la tristesse pour se livrer, corps et âme, à l'expression publique d'une émotion collective. La joie précède et prépare les grandes batailles politiques.
. ROSE ET CHRIS PAR Nicola Lo Calzo Pride des banlieues, 4 juin 2022. Le photographe italien interroge les parallèles entre les expériences queers et décoloniales.
COMME UNE DÉFERLANTE PAR Clémentine Autain Députée NFP J e me souviens de l'immense solitude ressentie, comme des millions de victimes, après avoir été violée. C'était il y a vingt-sept ans. Quand ces faits étaient appréhendés comme divers, et non sociaux. Quand en parler à table avec des amis brisait la bienséance, au lieu de faire écho à ce que l'on avait vu dans les médias. Au milieu des ténèbres de ce début de xxie siècle, la déferlante #MeToo me ravit. De l'affaire Weinstein au procès des viols de Mazan, le regard de notre société sur les violences faites aux femmes s'est modifié en profondeur. Le silence s'est rompu.
“LE PAIN NU” PAR Abdellah Taïa Romancier M ohamed Choukri a écrit en arabe ce livre incendiaire, révolutionnaire. Il a été immédiatement interdit par le pouvoir marocain. Je venais de naître. Autour de moi, tout le monde connaissait le sujet de ce « Pain nu ». Les pauvres dans les années 1950, alors que le Maroc est encore colonisé par la France et l'Espagne. Les pauvres du Nord obligés de fuir la famine et d'aller mendier dans les villes : Tétouan, Tanger. Les pauvres qu'on traite comme des chiens enragés et qu'on transforme en criminels. La vérité, encore et encore. La vérité qui fait très mal et qui, petit à petit, nous libère. « Le Pain nu » est le livre que je cherche sans cesse à suivre. La chanson triste qui finit par me donner de la joie. Une très grande joie. Ne pas laisser le désespoir me piéger. Faire quelque chose. Chercher le feu. Et la lumière.
VITESSE DU PROGRÈS PAR Loïc Prigent Journaliste C e qui me procure de la joie, c'est le moment où je clique sur le bouton de l'intelligence artificielle et où le logiciel délivre un texte ahurissant à toute vitesse, pas forcément encore ahurissant de justesse mais de vitesse, oui, absolument. Mais ça, c'est juste avant que Konstantin, avec qui je travaille, me montre la dépêche qui annonce le nombre de centrales nucléaires qu'on construit pour alimenter les disques durs qui permettent le miracle de l'IA. En fait, est-il possible d'avoir une joie simple et pure sans conséquence ces jours-ci ? Il semble que non, donc la joie c'est l'innocence, mais l'innocence a ses limites.
LA SCÈNE MOBILISÉE PAR Tiago Rodrigues Directeur du Festival d'Avignon C 'était le 4 juillet, pendant le Festival d'Avignon et les élections législatives. Nous avons organisé la Nuit d'Avignon, rassemblant des personnes et institutions de la culture, de l'éducation, de la santé, de la politique, de l'économie, de l'activisme, pour s'exprimer et défendre la démocratie contre l'extrême droite. Quelques jours avant les élections qui ont prouvé la lucidité démocratique de la France, la Nuit d'Avignon a duré de minuit à l'aube sur la scène de la Cour d'Honneur du Palais des Papes. C'était un geste symbolique, mais aussi une vraie action de mobilisation qui a compté grâce à la combativité de milliers de personnes au sein d'un festival de théâtre. Etre ensemble nous a rappelé la force de l'espoir contre la haine et la peur.
UN MONDE EN HÉRITAGE PAR Delphine Horvilleur Autrice et rabbin A ujourd'hui où le langage a été abîmé et dysfonctionne, je n'ai jamais autant lu de poésie. Il n'y a que la poésie qui me donne une joie pure. Seuls les poètes nous font encore grandir. J'ai découvert dernièrement un des poèmes de Yehuda Amichaï, qui me met profondément en joie ; il s'intitule « Instructions à la serveuse » et se termine ainsi : « Sur les plans de la maison dans laquelle je veux vivre, L'architecte a dessiné des étrangers devant l'entrée.
Sur mon lit il y a un oreiller avec le creux D'une tête absente. Aussi, ne débarrasse pas La table.
Il est bon que je le sache : On a vécu avant moi dans ce monde. » Ces lignes nous rappellent que nous sommes des héritiers et que nous prolongeons un chemin. Souvent, lorsqu'on est jeune, on pense que le plus formidable, c'est de créer ex nihilo, d'inventer, alors que, de plus en plus, me met en joie la conscience d'un monde qui nous a précédés et nous survivra.
CURIEUX ET HEUREUX PAR Giuliano da Empoli Ecrivain L a clé, pour moi, c'est la déconnexion. Cela permet de s'extraire du marasme, d'interrompre la contagion de l'hystérie, qui se renforce de connexion en connexion… Quand il se produit un choc, comme l'élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis, le mieux est de marquer un temps d'arrêt. Le 6 novembre au matin, quand on a su qu'il avait gagné, j'ai écouté son discours et je me suis dit : « Stop, je coupe: à partir d'ici il n'y aura que des commentaires. » De toute façon, l'écosystème d'internet et des réseaux sociaux n'est qu'une gigantesque machine publicitaire pour les messages les plus extrêmes. Dans ces conditions, si vous réagissez à une victoire écrasante de gens avec lesquels vous êtes en profond désaccord en disant : « Tout le monde est manifestement stupide ou mauvais », au lieu d'éprouver une vraie curiosité et l'exigence d'une réflexion, vous faites partie du problème. Ce n'est qu'en me coupant de l'agitation du moment que je parviens à me recentrer et à recréer une forme de curiosité. Sinon, c'est la nausée.
LES MOTS DE SWANN PAR Julia Cagé Economiste E ntendre Swann Arlaud défendre le Nouveau Front populaire et faire front républicain contre le Rassemblement national le 3 juillet dernier,place de la République à Paris. Nous étions 60 000 personnes réunies à la veille du second tour des élections législatives, et il se dégageait de ce petit bout d'homme une telle force, une telle sincérité, une telle rage également qu'à ce moment précis de communion tout semblait possible. D'autant qu'il ne s'agissait pas simplement pour Arlaud d'être contre le RN ; en quelques minutes, il a réussi à condenser toutes les raisons pour lesquelles une alternance à gauche était plus nécessaire que jamais.
AGENDA DE KAFKA PAR Grégoire Bouillier Ecrivain Kafka, au moment de la déclaration de la guerre de 14, écrit dans son journal : « Après-midi : piscine », comme un antidote, une prophylaxie personnelle, parce qu'à l'actualité mortifère du monde, il faut résolument opposer sa propre actualité de vie, aussi minuscule soit-elle.
LEÇON DE XÉNOPHON PAR Hervé Le Tellier Ecrivain L 'espoir ? Avec Gaza, Bardella, Bolloré, Elon Musk, Hanouna, le climat ?… Pas facile. Dans « Je me souviens », Georges Perec note : « Je me souviens de : Ouk elabon' polin' ? Alagar, elpis éfé kaka ! » C'est la citation – aussi pipi caca qu'apocryphe – de Xénophon qui réjouit l'helléniste potache depuis des siècles : «.....aß.. p.......a.....p...f..a.. », que l'on traduira par : « Ils ne prirent pas la cité, mais en effet, dit-il, l'espoir fut mauvais. » Elpis, l'espoir... Lorsque Pandore ouvre, malgré l'interdit, la jarre que Zeus lui a confiée, tous les maux de l'humanité qu'il y a enfermés s'échappent : la vieillesse, la maladie, la guerre, la famine, la folie, la misère… Un seul mal est trop lent pour en sortir : Elpis, oui, l'espoir. Et c'est le pire des maux, car il nous interdit d'agir, prolonge notre malheur, puisque, n'est-ce pas, « tout va s'arranger ». Alors la dernière raison d'espérer est peutêtre que nous sommes désormais si désespérés que nous n'aurons plus peur d'agir.
ART THÉRAPIE PAR Gérard Garouste Peintre J e suis quelqu'un de très fragile, j'ai traversé des dépressions nerveuses, fait des séjours en hôpitaux psychiatriques. La guérison commence quand vous retrouvez le bonheur de vivre. Un enfant qui va bien est toujours joyeux. Avec ma femme, nous avons créé en 1991 La Source, une association qui à travers l'art favorise l'épanouissement d'enfants en situation de fragilité ou de misère sociale. Aujourd'hui, La Source dispose de dix lieux en France qui accueillent des enfants de milieux difficiles pour des ateliers autour d'un artiste et d'un éducateur. Nous sommes sur Terre pour transmettre.
VICTOIRE COLLECTIVE PAR Marine Tondelier Secrétaire nationale des Ecologistes L e 7 juillet 2024. Un peu avant 20 heures. Second tour des législatives. La France attend les résultats, fébrile. Sur les 27 sondages parus depuis la dissolution surprise, tous ont donné l'extrême droite en tête. TOUS. Tout ce que nous, les écologistes, pouvions faire, nous l'avons fait. Cela sera-t-il suffisant ? On attend, fatigués par des jours de négociation sans sommeil et des semaines de campagne sans répit. Les premiers sondages « sortie des urnes » se succèdent et se contredisent. Il règne une grande confusion. C'est vers 19h45 que l'on commence à entrevoir une possibilité de victoire, mais sans réussir à y croire totalement, tant les tendances sont volatiles. Je me concentre et tente de préparer ma prise de parole prévue à 20h10, au local, devant les militants qui commencent à se rassembler. Je suis enfermée dans mon bureau, à l'étage. Les minutes passent vite dans cette course contre la montre pour terminer ce discours, à quelques mètres seulement de l'effervescence qui agite les militants au rez-de-chaussée. Et puis j'entends hurler dans la rue. De joie. Je saisis vite qu'il est déjà 20 heures. On m'explique que le Nouveau Front populaire est en tête. Le Rassemblement national battu. Le pire est écarté. La joie. Pure.
. MARCHE DES FIERTÉS PAR Marie Rouge 29 juin 2024. A la veille du premier tour des élections législatives, les mouvements LGBT+ résistent dans la joie à la menace d'une arrivée de l‘extrême droite au pouvoir.
PAILLETTES FÉDÉRATRICES PAR Nicky Doll Drag queen E n tant que personnes queer, on est nombreux à s'être fait taper, agresser, harceler plus jeunes. Etre contraint d'accepter violemment sa différence à un âge où tout le monde souhaite se fondre dans la masse oblige à grandir vite. Dans le drag, notre mission, c'est précisément de canaliser toutes ces émotions, de les transformer en paillettes fédératrices. Le drag est un art de résistance joyeux. Je me lave tous les matins avec les larmes des personnes haineuses, les racistes, grossophobes, transphobes, homophobes de tout poil !
“Q UAND ON EXPOSE NOS SINGULARITÉS, ON CRÉE DE L'UNITÉ.” “SI ON ENTEND TOUT LE TEMPS CEUX QUI DIVISENT, CRITIQUENT, SONT DANS LA HAINE, ON A LA SENSATION QU'ILS SONT MAJORITAIRES. SAUF QU'ILS NE LE SONT PAS.”
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Thomas Jolly, le 6 novembre.Photos Farid Renais Ghimas
. Dans le jardin des Tuileries, à Paris, la vasque olympique a attiré des milliers de visiteurs au coucher du soleil pendant les Jeux.
. “ SIERRA MAESTRA BUILDING” PAR Francisco Proner A La Havane, le 8 juillet 2017, malgré la crise économique, de jeunes Cubains plongent dans la mer devant l'immeuble Sierra Maestra, un projet architectural monumental dédié aux loisirs aujourd'hui laissé à l'abandon.
. “ FÉLIX & ORSO” PAR Stéphanie Davilma Alpes, 2021. Dans sa série « le Temps suspendu », la photographe pose un regard poétique sur ses jumeaux, les observant à distance lors de leur exploration de la nature.
. “G RANDMOTHERS ON THE EDGE OF HEAVEN” PAR Elena Subach Dans cette série de 2019, la photographe ukrainienne célèbre le rôle des matriarches dans la culture de son pays en réalisant leur portrait dans un jardin d'Eden et des natures mortes (ici, une table garnie de plats traditionnels).